D’amour et d’amitié

Une passionnante correspondance entre Freud et Marie Bonaparte sur fond d’intimité amicale, psychanalytique et de montée du nazisme.

Cette correspondance entre Marie Bonaparte et Sigmund Freud a quelque chose d’hypnotique (oui…), et l’on plonge dans cet ouvrage monumental entre plaisir et incrédulité, tristesse et espoir, à l’image des deux épistoliers. Un très beau voyage intime et historique guidé par le professeur Rémy Amouroux (Institut de psychologie, SSP).

L’orgasme féminin est-il avant tout clitoridien ou vaginal ? Au début, Marie Bonaparte soutient la première thèse, alors audacieuse, puis cède à la tendance vaginale de son temps, quitte à fantasmer le silence du clitoris ou son rapprochement chirurgical avec le vagin; ça paraît fou, mais elle se fera opérer dans ce but, sans jamais atteindre la satisfaction absolue qu’elle recherche avec plusieurs amants simultanés ou successifs.

Ne pas exclure le clitoris

Sigmund Freud, comme tant d’autres, tout en attribuant le rôle principal au vagin chez la femme adulte, ne cessera d’écrire à Marie que la satisfaction clitoridienne reste une option tout à fait favorable. «J’espère seulement que vous ne céderez pas à cette tendance injustifiée qui veut exclure le clitoris de toute participation», lui écrit-il en 1931.

Une bonne partie de la correspondance entre le fondateur de la psychanalyse et son élève issue de la famille Bonaparte porte sur les questions de Marie au sujet de sa supposée frigidité, qu’elle attribue tantôt à l’anatomie et tantôt aux traumatismes de l’enfance, associés à la mort de la mère, à l’amour pour le père fuyant (Roland Bonaparte), à la sexualité sans fard et aux faux savoirs colportés par des domestiques.

Freud bienveillant et ambivalent

Freud apparaît dans ses propres lettres et celles de son interlocutrice comme un homme particulièrement attentif et patient, bienveillant mais aussi tranchant quand il le juge nécessaire, porté lui-même sur une libido plus intellectuelle que sexuelle, père de famille nouant une relation personnelle et scientifique plus forte avec sa fille Anna qu’avec ses fils, mâle ambivalent enclin à favoriser la liberté masculine et la retenue féminine, et surtout ami sincèrement admiratif de la florissante libido de Marie, la princesse dont il loue les talents d’analyste et d’écrivain, en réclamant d’elle un meilleur emploi de ses «pulsions sauvages», leur sublimation dans une sexualité apaisée avec un seul amant et, surtout, dans les travaux de l’esprit. Elle aussi lui adresse des remarques, sur la fumée dont il ne peut se passer ou sur son attitude «patriarcale».

Quête amoureuse et érotique

Marie dénonce «la double morale qui règne tout de même dans notre culture» et, si elle s’adonne avec force et joie aux affaires intellectuelles (elle écrit sur quantité de sujets, par exemple un livre sur Edgar Allan Poe, donne des conférences, anime la Société psychanalytique de Paris, enseigne et traduit ou veille sur les traductions de l’œuvre freudienne en France), jamais elle ne se départit de sa quête amoureuse et érotique, en dépit de certaines réactions de son «cher père» (Freud), qui oscillent entre sévérité et encouragements.

Marie fidèle dans l’infidélité

Marie prend ses amants dans les milieux politique, médical ou ethnologique qu’elle fréquente, et certains sont restés plus célèbres que d’autres, comme Aristide Briand ou Bronislaw Malinowski. Curieusement, elle demeure durablement attachée à un homme marié, dont elle se plaint mais qu’elle se refuse à quitter, tout comme elle ne veut pas non plus divorcer, vouant à son mari (le prince Georges de Grèce) et père de ses deux enfants une sorte d’amitié respectueuse. Elle-même s’intéresse à ce qu’elle appelle «le masochisme féminin», qu’elle associe d’abord à «la fonction érotique de la femme»…

Fuir l’antisémitisme

Ces lettres (1925-1939) étaient conservées à la bibliothèque du Congrès de Washington, mais réservées de communication jusqu’en 2020. Elles ont été retranscrites, analysées et rassemblées par Rémy Amouroux, docteur en histoire de la psychologie et professeur à l’UNIL. Ce spécialiste a obtenu l’accord de la petite-fille et du petit-fils de Marie Bonaparte, les deux enfants de la princesse Eugénie, si souvent évoquée par sa mère dans cette correspondance.

« Mon monde est redevenu ce qu’il était jadis, une petite île de douleur nageant sur un océan d’indifférence. » Sigmund Freud, 16 juin 1939

Avec Freud, Marie se sent à la maison, elle peut parler de tout, y compris se moquer des esprits trop religieux, de la médecine psychosomatique, de tous ceux qui craignent la psychanalyse… Elle dénonce, bien sûr, les violences antisémites qui se répandent en Allemagne et inquiètent tant l’éminent Viennois, effondré de voir arriver la fin de l’Autriche et dégoûté au point d’écrire que «le monde devient une vaste prison».

Ce seront les efforts diplomatiques et financiers de Marie Bonaparte qui ouvriront à Freud et à sa famille la plus proche les portes de la France, puis de l’Angleterre. Laissant à Vienne ses quatre vieilles sœurs, avec une somme d’argent bientôt volée par les nazis, le psychanalyste sollicitera Marie, qui tentera, en vain, de leur trouver à elles aussi un refuge…

«Votre bienheureux Freud»

C’est un morceau d’histoire qui se donne à lire d’une manière tantôt directe et émouvante, tantôt filtrée par les débats psychanalytiques de l’époque. La tentation est grande de citer des passages de cette belle correspondance, mais pratiquement chaque lecteur pourra y trouver, au gré de ses propres expériences, matière à se projeter et à se nourrir des réflexions croisées par les deux épistoliers. Citons la lettre du 27 janvier 1938 dans laquelle le psychanalyste, s’imaginant mort depuis longtemps et accueillant enfin Marie sur l’autre rive, exprime toute l’étendue de sa tendresse et de son humour, et signe «Votre bienheureux Freud».

La fin de cet ouvrage prend une tournure nettement plus sombre, due aux opérations insatisfaisantes et aux douleurs envahissantes qui étranglent le psychanalyste rongé par un cancer. Alors que la guerre se profile, Marie voyage encore dans le vaste monde, nage nue dans la mer devant sa maison de Saint-Tropez et arrache par ses récits quelques derniers sourires à son cher vieux Freud. Le samedi 23 septembre 1939, sans nouvelles de lui, elle est encore en train de lui écrire alors qu’il meurt juste avant minuit.

Marie Bonaparte – Sigmund Freud, Correspondance intégrale. Édition établie et annotée par Rémy Amouroux, traduction par Olivier Mannoni, éditions Flammarion, 2022, 1071 p.

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