La découverte, au milieu du XXe siècle, des manuscrits de la mer Morte a fait progresser la connaissance du judaïsme ancien. Spécialiste de ces écrits de Qumrân, l’historien David Hamidović s’apprête à repartir sur le terrain.
Avec l’historien français David Hamidović, l’UNIL est à la pointe de la recherche sur les traces écrites laissées par des scribes et autres habitants du désert de Judée, notamment des juifs «esséniens» établis entre le Ier siècle av. J.-C. et le milieu du Ier siècle ap. J.-C. dans les ruines du site hellénistique de Qumrân, au bord de la mer Morte.
Le professeur vient de signer un livre publié dans la collection de Danielle Cohen-Levinas et intitulé Dans l’antichambre, où il veut nouer le dialogue avec les spécialistes mondiaux de la pensée juive à partir des connaissances produites ces 30 dernières années grâce à la découverte et à l’analyse des manuscrits de Qumrân. Lui-même avait consacré sa thèse au livre des Jubilés, un apocryphe qui interprète des passages bibliques de la Genèse et de l’Exode dans un cadre chronologique, le jubilé (49 ans), livre d’autorité pour les Esséniens.
En quelle langue ces manuscrits sont-ils rédigés ?
Les Esséniens sont des juifs rigoristes qui utilisent ce qu’ils nomment la « langue sainte », l’hébreu. Ils sont inspirés par le livre de la Genèse, qui a forgé la croyance d’une langue première parlée par toutes les créatures, animales et humaines. Pour décrire ce monde confronté au multilinguisme de leur époque, les Esséniens parlent alors des «lèvres pures».
Il faut ici distinguer la langue et l’écriture. Celle-ci est l’hébreu carré ou écriture araméenne, or on peut avoir des textes relevant de ce type d’écriture mais rédigés en hébreu ou en araméen. À partir du début du IIIe siècle de notre ère, le judaïsme rabbinique va remettre en avant cet hébreu biblique en créant, par exemple, de nouvelles bénédictions dans cette langue au lieu d’utiliser l’araméen.
Les passages en araméen et en grec dans les écrits de Qumrân peuvent indiquer que tous les adeptes n’utilisaient pas exclusivement la « langue sainte », même si celle-ci avait un statut privilégié dans cette communauté. Selon les Esséniens, c’est la langue qui, à la fin des temps, purifiera tous les juifs, voire l’ensemble des nations.
«Jésus lui-même demandera à certains apôtres de changer de nom pour prendre un nom hébreu…»
Peut-on déjà parler de monothéisme ?
On peut dire qu’il y a dans le judaïsme ancien une tendance à présenter YHWH comme le dieu unique pour les juifs, le seul à qui on doit rendre un culte, mais cela ne veut pas dire la négation des autres divinités. Il existe aussi une tendance à présenter le dieu d’Israël comme un dieu supérieur aux autres, voire un dieu aux accents universels.
Cette tendance se renforce à l’époque hellénistique (IVe-Ier siècles av. J.-C.) avec des juifs considérant Zeus comme une sorte d’équivalent de leur dieu ; au fond, il s’agit pour eux de la même entité divine avec un nom différent.
Le judaïsme rabbinique va s’opposer fermement à cette tendance par crainte d’une dissolution du judaïsme dans la culture grecque. Par exemple, la famille de Jésus fait partie de ce monde galiléen conservateur qui refuse l’hellénisation. Jésus lui-même demandera à certains apôtres de changer de nom pour prendre un nom hébreu.
«Les manuscrits de la mer Morte montrent un judaïsme plus bigarré et complexe que la tradition unificatrice des rabbins du Moyen Âge…»
Pourquoi vous adressez-vous aux spécialistes de la pensée juive en vous plaçant dans une antichambre inédite pour vous, qui devrait leur permettre de faire à leur tour un pas vers l’analyse historique ?
Danielle Cohen-Levinas, qui enseigne la philosophie juive à l’Université de la Sorbonne et à l’UNIL, m’a proposé de rédiger ce livre à destination de ceux qui travaillent aujourd’hui sur «la tradition juive» interprétée par les grands auteurs, juifs ou non, des XIXe et XXe siècles. Ils utilisent des concepts à partir de leur réception de la tradition juive rabbinique.
Or, les manuscrits de la mer Morte montrent un judaïsme plus bigarré et complexe que la tradition unificatrice des rabbins au Moyen Âge. Mon livre explore ces concepts sur la base des connaissances renouvelées depuis les années 2000, par exemple sur la vie post-mortem, l’antijudaïsme, le messianisme, la pauvreté, la place des femmes, celle de l’hébreu…
L’idée est d’offrir une perspective historique longue qui montre comment la tradition se développe à partir de plusieurs tendances. J’espère que le dialogue sera fécond entre les productions scientifiques des historiens du judaïsme ancien et celles des spécialistes actuels de la pensée juive.
Qu’en est-il des terrains que vous explorez en Israël, parfois avec des étudiantes et étudiants de l’UNIL ?
J’y serai en avril, pour la cinquième année, avec une équipe de la Faculté de théologie et de sciences des religions. J’ai le privilège de diriger les fouilles archéologiques du site encore jamais exploré de Khirbet Beit Netofa, en Galilée. Nous l’avons choisi parce que nous avons ramassé en surface des tessons de poteries qui nous font remonter le temps, depuis la fin du Moyen Âge jusqu’à l’époque hellénistique, aux IVe et IIIe siècles avant notre ère.
J’ai l’intention d’y amener par la suite des étudiants de l’UNIL et d’en faire un cas d’étude sur la longue durée pour l’histoire de la région, l’évolution des conditions de vie, du climat, de la faune et de la flore… Dans l’immédiat, nous allons creuser quatre carrés de fouilles à des endroits bien précis que nous avons repérés grâce à des photos prises par un drone durant la pandémie.
Les fouilles de l’UNIL en Galilée
Dans l’antichambre – Pour un dialogue entre la pensée juive et la connaissance renouvelée du judaïsme ancien, par David Hamidović, éditions Hermann, 2021.