Dans le cadre du cours-séminaire de Master « Sciences sociales de la médecine et de la santé », des étudiant·es ont réalisé au semestre d’automne 2024 des enquêtes autour de la thématique « Santé, démocratie et politique ». Articulés chacun autour d’un sujet spécifique, ces travaux thématisent collectivement quelques-uns des enjeux sociaux et politiques associés à la santé et au soin.
Une enquête de Alice Krieg, Emilie Mottier, Ana Ziegler
Controverses publiques autour du deal de rue au cours de l’été 2024
En Suisse et ailleurs, les villes constituent depuis les années 1980 des espaces d’expression de la problématique de la drogue (Azocar, 2016). Les centres villes – plus spécifiquement encore – offrent aux consommateur.ice.s de drogue et aux dealeur.euse.s une garantie d’invisibilité quant aux pratiques liées à la substance. La Platzspitz de Zürich, en tant que première “zone de tolérance”, a permis de constituer les débuts d’une nouvelle politique de santé en matière de drogue ; le modèle des 4 piliers. Depuis 1994, la politique en la matière cherche ainsi à coordonner les domaines de la prévention, de la thérapie, de la réduction des risques et de la répression. Si ce modèle n’est entré en vigueur légalement qu’ à partir de 2008 grâce à la loi sur les stupéfiants (LStup), il est important de noter que sa mise en place effective dans les politiques publiques est hétérogène et propre à chaque canton, défi propre au système fédéraliste suisse.
Au cours de l’été 2024, un phénomène social est constitué en préoccupation médiatique et politique ; le deal de rue dans plusieurs villes romandes. Pour comprendre la (re)constitution de cette problématique, nous sommes allées à la rencontre de divers acteur.ice.s impliqué.e.s dans les différents piliers afin de saisir leurs perceptions, interprétations et pistes d’actions pour répondre aux problèmes soulevés. Au moyen d’entretiens semi-directifs nous avons interrogé une responsable de la jeunesse et de la cohésion sociale pour le pilier prévention, un professionnel de la santé dans une structure bas-seuil pour le pilier réduction des risques, une personne travaillant pour l’autorité cantonale en matière d’addictions pour le pilier thérapie, un municipal chargé de la sécurité pour le pilier répression, ainsi qu’une experte des addictions en contexte romand, afin de proposer une couverture des quatre piliers pour une perspective globale. Les différentes controverses ayant émergé sur la scène romande et la prise en charge de ces questions par des entrepreneur.euse.s de causes bien spécifiques aux intérêts divergents ont permis de formuler la question de recherche suivante : “Dans quelle mesure les événements politiques et médiatiques de l’été 2024 traitant du deal de rue et de la présence du crack dans les villes de suisse romande mettent-t-ils en cause le modèle suisse des quatre piliers ?”
La présente enquête s’essaie à comprendre non seulement la constitution d’un problème public et sa réactualisation via les discours populaires, politiques et médiatiques, mais aussi la gestion de cette problématique par les différent.e.s acteur.ice.s concerné.e.s. Des enjeux de visibilité et de cohésions seront traités, avant d’ouvrir la réflexion sur quelques perspectives pour une politique drogue de soutien et d’intégration des personnes concernées par ces questions.
Pour réaliser cette enquête, des entretiens semi-directifs ont été réalisé avec différentes personnes impliqué dans la politique drogues des 4 piliers. Soit, un municipal en charge de la sécurité, un représentant de l’autorité cantonale en matière d’addiction, une experte des addictions en contexte romand, une responsable de la jeunesse et de la cohésion sociale et un professionnel dans une structure chargée de la réduction des risques. Le but était de représenter tous les piliers de la politique afin de couvrir les différents secteurs et faire un état de la situation à l’automne 2024.
(Ré) émergence d’un problème public
La question du deal de rue n’est pas nouvelle, elle capte l’attention de manière cyclique, tous les deux ou trois ans selon Loïc Pignolo, chercheur spécialiste des échanges marchands dans le deal de rue (RTS, 2024). C’est le constat du GREA également, groupement romand d’étude sur les addictions, et des personnes avec lesquelles nous nous sommes entretenues, comme le municipal chargé de la sécurité qui affirme que :
“[…] ce problème, on le connaît depuis toujours. Donc il faut bien voir que cette problématique de la drogue est existante. Ce qui dérange aujourd’hui, c’est sa visibilité.”
Pour qu’un problème public naisse, il faut selon Neveu (2015) que “des entrepreneurs de cause se fixent sur une situation, œuvrent à la faire percevoir comme problématique”. Cette construction du problème public s’est déroulée sur différents niveaux et avec une pluralité d’acteur.ice.s que l’on peut identifier comme “entrepreneur.euse.s de cause” ; mi-août 2024, une députée du parti de l’UDC lance une pétition intitulée “deal de rue : tolérance zéro”1. En septembre 2024, c’est une lettre ouverte co-signée par trois syndics de villes romandes qui en appellent au canton en demandant la mise sur pied d’assises de la chaîne pénale et de la santé publique pour une :
“politique coordonnée en matière de sécurité publique et de lutte contre le deal de rue, d’une part, mais également de meilleure prise en charge des personnes toxicodépendantes, en particulier s’agissant de la réduction des risques et des programmes d’intégration” (RTS, 2024a).
A la suite de cette demande, le Conseil d’État annonce la création d’une “task force” et un renforcement des mesures répressives comme l’intensification de la présence policière, l’accélération du renvoi de trafiquants en séjour illégal ou la mise en place d’opérations “coup de poing”. Les médias couvrent les différents évènements et consacrent plusieurs émissions au sujet. Le problème public se transforme alors en controverse publique à travers la publicisation et la médiatisation de l’objet (Neveu, 2015).

« Cette problématique de la drogue on la connaît depuis toujours.
Ce qui dérange aujourd’hui, c’est sa visibilité. »
Ainsi, la mise en lumière de la problématique du deal de rue au cours de l’été 2024 offre une “fenêtre d’opportunité” (Neveu, 2015) et donc une possibilité de coordination des différentes entités concernées pour ré-envisager la politique en vigueur, alors largement remise en question. L’action est cependant contrainte par la question de “mise à l’agenda politique” (Neveu, 2015). En effet, concernant le deal de rue, il est question de priorités politiques et d’investissement entre les multiples problèmes publics en vigueur., Ceci renforce la nécessité de faire entendre la “gravité” du problème et son “urgence” pour diriger l’attention et appeler à de potentielles prises de décision (Ibid.).
“Ce qui dérange, c’est la visibilité”
Les représentant.e.s des piliers avec lesquelles nous nous sommes entretenues relatent une augmentation des tensions au sein de l’espace public :
“[…] tout ce problème crée un sentiment d’insécurité dans la ville. La dégradation des espaces communautaires liée au deal et à la consommation visible de crack crée un sentiment d’impunité et de perte de contrôle. Il y a beaucoup de désinhibition et le cadre est en train de se perdre” (Autorité cantonale en matière d’addictions, 2024).
De ce constat apparaît alors la nécessité d’apaiser les tensions observées :
“L’espace public c’est un lieu qui – à notre sens – devrait appartenir à tout le monde et être accaparé par personne. […]. C’est pas un problème de drogue, c’est un problème de précarité, pour le dire de manière ultra synthétique” (Experte en matière d’addictions en contexte romand, 2024).
Cela dit, les interprétations des causes de ces tensions et les réponses proposées varient en fonction des acteur.ice.s. Pour certain.e.s, comme ici, le problème relève moins du deal ou de la consommation de substances en rue que d’une sévère augmentation de la précarité. Pour d’autres, le deal de rue est le signe d’une répression laxiste, qu’il convient de combler en renforçant l’appareil sécuritaire.
Au-delà des luttes de cadrage2 observées au fil des entretiens, la thématique de la visibilité apparaît de manière récurrente – dans leur quasi-totalité. Pour l’experte en matière d’addictions : “Ce qui fait parler les médias, les gens et suscite l’ attention des politiques dans les villes, c’est cette consommation ultra visible en rue […]”.
Pour le municipal chargé de la sécurité, c’est précisément la visibilité qui est incommodante, cela indépendamment du caractère efficace de la mesure : “L’urgence, c’est calmer le jeu de la visibilité parce que c’est inacceptable.”
Olivier Voirol distingue une visibilité immédiate, donnée sans détour par le regard, d’une visibilité médiatique, “construction sociale” opérée par un découpage des réalités discursives. Visibiliser une thématique revient à en invisibiliser d’autres, maintenues aux marges de la scène publique. L’auteur y intègre les concepts de “pouvoir” et de “reconnaissance” en notifiant la disparité des ressources entre les groupes sociaux (Voirol, 2005). Les personnes extrêmement précaires comme les consommateur.ice.s de substances ou les dealer.euse.s de rue sont finalement plus raconté.e.s qu’ils.elles ne se racontent. Privé.e.s de pouvoir discursifs sur eux.elles-mêmes, ils.elles subissent une “sur-visibilisation”. La visibilité, à défaut d’opérer comme un vecteur vers la reconnaissance sociale, peut renforcer des dynamiques de stigmatisation et de déshumanisation.
Pour Marie Öngün-Rombaldi, c’est parce que la rue constitue le lieu de vie des personnes précaires que s’opère un phénomène de visibilisation. La mendicité, par exemple, engendre un traitement médiatique démesuré qui renforce la stigmatisation des personnes. Cela alimente des imaginaires sociaux autour du “danger”, malgré la rareté des violences visant les citoyen·ne·s (Öngün-Rombaldi, 2023). L’utilisation de l’expression “ sommet de l’iceberg” est fréquente, de la part des expert.e.s sur la question mais aussi des consommateur.ice.s (Canal Alpha, 2024) (GREA, 2024). Cette dernière rend compte d’une disproportionnalité entre la réelle ampleur du phénomène du deal de rue et son étendue apparente, créé par l’engouement médiatique, lui-même alimenté par les débats populaires et politiques. Parallèlement à cette sur-visibilisation, la consommation récréative n’est presque pas thématisée et les situations de deal se déroulant “à l’abri des regards” restent dans l’ombre:
“Aujourd’hui, une grande grande partie du deal se fait sur les réseaux sociaux. Alors quand on parle de lutte contre le trafic de drogue et que l’on se focalise sur le deal de rue, généralement on se trompe un peu de cible” (Experte des addictions en contexte romand, 2024).
Ce cadrage éclipse alors de nombreuses addictions à d’autres substances psychoactives.
Vers un déplacement du problème ?
Aborder la question de la visibilité revient à questionner les processus de dissimulation du phénomène. Ces processus visent plus à “rassurer” la population qu’à sécuriser l’espace public. On observe la mise en place de plusieurs mesures répressives. C’est ce que relate le municipal chargé de la sécurité : “On essaie de pousser [la population] sur des endroits qui sont un peu moins visibles […]”. En effet, d’autres acteur.ice.s soulignent le fait que ces mesures participent à un “déplacement du problème” et réaffirment la nécessité de reconsidérer les causes de ce dernier, en s’intéressant davantage aux déterminants sociaux liés à la drogue qu’aux substances ou aux individus. Ce discours peut être lié à une certaine ambivalence dégagée lors des différents entretiens concernant les structures d’accueil bas-seuil. En effet, les difficultés rencontrées par un centre d’accueil bas seuil durant l’été 2024 ont permis de mettre en lumière différentes “versions” d’un même événement. Ces structures sont d’une part reconnues pour leur prise en charge des personnes, invisibilisant les situations de grande précarité, de l’autre dénoncées pour leur “effet cluster” qui ne ferait qu’aggraver les problématiques liées à la consommation. Le coup de projecteur sur la situation du deal de rue offre la possibilité de réinterroger la politique des 4 piliers, et engage des processus de coopération et de coordination traités dans la suite du papier.
Gouvernance comme cadre analytique
Cet article mobilise le cadre analytique de la gouvernance en tant qu’outil capable de mettre en lumière le rôle central que joue les Autorités cantonales en matière d’addiction pour la question de la coordination et de la coopération entre les différents piliers de la politique drogues. La gouvernance permet ainsi de comprendre de quelle manière les différents secteurs et territoires s’accordent pour produire une politique globale et nationale, dans des situations pourtant hétérogènes.
Partir de la gouvernance comme cadre analytique (Hufty, 2007) pour analyser les controverses autour de la politique drogue des 4 piliers en Suisse permet de mettre en lumière le rôle crucial que jouent les autorités cantonales en matière d’addiction dans la recherche de consensus entre les acteur.ice.s de différents secteurs, de différents territoires et de différents niveaux. Pour Schwab et al. (1995) :
“la gouvernance est […] l’organisation de l’action publique au-delà de l’État et la supervision, la coordination et le pilotage d’un réseau d’acteur.ice.s afin de produire certains effets (outputs). Il s’agit de réunir tous les acteur.ice.s concerné.e.s afin de mettre en œuvre de manière effective et efficiente certaines mesures et prestations.” (Carrasco, 2016).
Sans simplifier la complexité de la mise en œuvre d’une politique publique, « il s’agit de tenter de produire – relationnellement et par voie discursive – du “global” dans des conditions d’adversité” (Papadopoulos et al., 2001). Les questions liées aux substances illicites peuvent s’apparenter aux “morality policies”, sont clivantes et empreintes de représentations morales, rendant les compromis difficiles. Elles révèlent des interdits culturels, activent des clivages politiques et professionnels, et posent des défis de coordination (Mooney & Schuldt, 2008).
Est considérée comme légitime, toute politique publique qui trouve un “équilibre entre des objectifs à priori contradictoires pour faire accepter des mesures potentiellement controversées (Kübler, 2000)” (Carrasco, 2016). Chercher à “diminuer les tensions entre [des] logiques de santé publique et [des logiques] de l’ordre public” (Ibid.) est un exercice difficile dans un système fédéraliste où les entités gouvernementales locales et les différentes instances chargées du problème gagnent en autonomie (Papadopoulos et al., 2001). Ces tensions se traduisent par des clivages sectoriels, caractérisés par ces dissensions entre ordre public et santé publique, et des clivages territoriaux, liés aux questions financières, à la visibilité des usager.e.s de drogue dans l’espace public.
Harmonisation et coordination
En Suisse, la Stratégie nationale des Addictions s’appuie sur le modèle des 4 piliers et le complète par 4 champs d’action transversaux dont la coordination et la coopération (Conseil Fédéral, 2015).
“Par coordination et coopération, il faut comprendre la mise en réseau des partenaires de la politique des addictions et le développement de formes appropriées de coopération obligatoire avec des acteurs dans d’autres domaines politiques, à tous les niveaux du système fédéral de la Suisse” (Ibid.).
Si la politique drogue fédérale suppose un vaste réseau de mise en lien et en commun de réalités professionnelles, d’informations et d’outils entre les piliers, les secteurs professionnels et géographiques, celui-ci est en constant remaniement et le fruit de requêtes des acteur.ice.s. La recrudescence du crack a bien illustré le processus de publicisation nécessaire à l’implantation de cellules de coordination comme cela a été le cas à Genève ou dans le canton de Vaud (RTS, 2024). Le 12 septembre 2024, lors d’une séance du conseil communal yverdonnois, un élu de gauche porte précisément cette demande de coordination : “La ville doit demander au canton d’être intégrée à la commission ou à toute task force cantonale pour bénéficier des expertises” (Ville d’Yverdon-les-Bains, 2024).
Par expertises, des sollicitations de villes romandes appelaient à un cadrage commun de la politique cantonale à appliquer à leurs communes. La configuration fédéraliste implique dès lors des vas-et-vient entre ses niveaux pour assurer tant une autonomie des communes puis des cantons que leur synchronisation. Bien que ces dispositifs découlent de pressions politiques, il semble que la faculté de coordination actuelle du système des 4 piliers fasse preuve d’efficacité lorsque les leviers politiques sont emparés.
Fédéralisme et clivages territoriaux
La coordination territoriale constitue de fait l’un des défis démocratiques de la politique des 4 piliers. Tandis que la force de proposition de la Confédération représentait un soutien important à la régulation des scènes ouvertes dans les années 80 et 90 (Carrasco, 2016), cette dernière semble aujourd’hui s’être considérablement retirée du tableau. “[…] on observe plutôt un retrait de la Confédération, mais comme on l’observe dans d’autres domaines aussi […]. C’est un peu cyclique.” (Autorité cantonale en matière d’addictions, 2024).
En plus de fonctionner dans un espace dont la géométrie implique des dynamiques de vas-et-vient entre les niveaux gouvernementaux et géographiques, la stratégie Addictions et son application à travers la Suisse se heurtent aux différentiels de prérogatives des niveaux.
“Les offres doivent être axées sur les besoins des personnes concernées. Or ceux-ci varient selon les localités et les régions. C’est pourquoi il est préférable que les prestations soient mises sur pied par les communes/villes, qui sont plus proches des habitants et connaissent mieux leurs besoins” (OFSP, 2024).
Si lors de la table ronde sur la consommation de cocaïne par inhalation du 11 novembre dernier organisée par l’OFSP, celle-ci réaffirmait la pertinence d’une émergence des mesures sur les addictions de manière bottom-up, les manques de soutien financier et politique de la part des cantons et de la confédération entravent la modulation d’une politique drogue régionale cohérente à sa population, mettant à l’épreuve la configuration fédéraliste.
Clivages sectoriels et coopération

« Si possible, on peut avoir le même discours, mais pas forcément la même posture, mais orienté sur un objectif commun qui est de s’occuper de la personne. »
Seulement, si le déploiement de dispositifs de coordination est nécessaire à l’interprofessionnalisme des politiques drogue en contexte fédéral, la résolution des clivages sectoriels exige davantage que des supports de dialogue :
“ […] cette collaboration elle doit aboutir autour des situations. Pas uniquement on va se retrouver autour d’une table et on va dire qui fait quoi. Ça c’est pas de la collaboration, ça c’est de la coordination. Parce que la collaboration c’est encore plus poussé que la coordination. Comme il a dit, la coordination ce n’est pas vraiment un vrai problème, c’est plutôt la collaboration où ça coince actuellement” (Autorité cantonale en matière d’addictions, 2024).
Par coordination, cet enquêté spécialiste du pilier de la thérapie indique précisément l’axe de coopération de l’OFSP soit le déploiement d’une vision commune traversant les différents ethos professionnels des 4 piliers permettant une mise en cohérence des objectifs des politiques drogue :
“Si possible, on peut avoir le même discours, mais pas forcément la même posture, mais orienté sur un objectif commun qui est de s’occuper de la personne.” (Ibid.).
La construction des politiques drogue en Suisse romande s’étant structurée dans un contexte passablement conflictuel entre les secteurs (Carrasco, 2016), son paysage institutionnel et médiatique persiste bien plus polarisé qu’en Suisse alémanique qui fonctionnerait de manière plus “pragmatique”3. En effet, le domaine socio-sanitaire s’est construit historiquement dans une bataille politique pour l’implémentation de structures et mesures de réduction de risques comme les ECS, chargeant sa culture de militantisme (Ibid.). Le municipal chargé de la sécurité l’évoque ainsi : “ […] les policiers ont de la peine à travailler avec les socios, mais pire que tout, les socios ne veulent pas être assignés aux policiers.”. La sociologie des traductions évoque cette tension induite par l’implémentation d’un outil chargé de valeurs dans un environnement composé des siennes, souvent différentes. En découle un travail de transformation soit de l’outil, son script et ses fonctionnalités, soit de l’ethos des acteur.ice. s; un processus de co-modification parfois (Durand et al., 2018).
“Et puis c’est ce cadre aussi qu’il faut pouvoir donner à un moment donné, sans qu’on ait l’impression qu’on ne respecte pas une forme de déontologie” (Autorité cantonale en matière d’addictions, 2024).
Le cadre politique amené par les politiques drogue comme entendu lors de nos entretiens implique des remodelages profonds des cultures professionnelles nécessitant davantage que des supports de coordination, mais une mise en adéquation des intérêts des différents secteurs qui n’obtiennent pourtant pas le même soutien matériel et politique des autorités. L’accent politique apposé aux mesures sur les addictions fonctionne alors comme un outil aux implications morales importantes. De plus, les propos de notre enquêté spécialiste du pilier thérapeutique laissent à penser que ces profonds clivages sectoriels entravent aujourd’hui une possible proactivité socio-sanitaire nécessaire dans le contexte actuel où s’exposent des conditions de vie et de santé des usager.e.s plus que précaires :
“ […] il y a des personnes qui vont de plus en plus mal, qui ont besoin de soins, parfois de manière urgente. C’est des personnes, si on attend qu’elles viennent exprimer une demande de soins, la situation peut se dégrader vraiment très lourdement.”
Vers une dépénalisation des drogues
La politique drogue de dépénalisation adoptée en 2001 au Portugal s’inscrit dans la continuité des autres politiques drogues européennes ayant intégré la réduction des risques à leur modèle. Loin de légaliser la substance addictive, elle se charge de cadrer la consommation des usager.ère.s en s’assurant que celles et ceux-ci entrent dans le cadre administratif en vigueur en ne possédant jamais plus de l’équivalent de “dix jours de consommation” (2g de cocaïne, 1 g d’héroïne, …).
Cette réforme sanitaire liée à la dépénalisation des drogues inclut également des changements liés à l’accompagnement des personnes et à leur réinsertion sociale. Ainsi :
“la réforme portugaise est l’exemple politique le plus connu de décriminalisation / dépénalisation des drogues […], consistant à extraire du champ pénal l’usage de stupéfiants, la détention et l’acquisition pour usage personnel, pour apporter à ce type d’infractions une réponse administrative, sociale et sanitaire plutôt qu’une réponse répressive.” (Obradovic & de Saint-Vincent, 2021)
Dans la limite du cadre légal de “dix jours de consommation”, les usager.e.s sont pris en charge par des Commissions pour la dissuasion de la toxicomanie (CDT) afin d’évaluer leur rapport à la substance. Une personne jugée dépendante ne subira pas les mêmes sanctions qu’une personne jugée non-dépendante (Stevens et al., 2016). Loin d’être laissé pour seul.e, l’usager.e est alors inséré dans un système social et sanitaire puissant.
“La dépénalisation seule ne semble pas avoir d’effet sur les taux de consommation de drogues illicites […]. Mais les résultats présentés suggèrent clairement que la combinaison de la dépénalisation, de l’extension des dispositifs de prévention et de traitement, de la réduction des risques et de la réinsertion permet d’améliorer la solidarité sociale et de réduire les risques de santé publique.” (Stevens et al., 2016).
Ainsi, bien que les avis restent mitigés sur l’influence qu’a eu la politique sur la consommation des personnes, nous pouvons voir que les données à disposition se montrent plutôt favorables à la mise en place de cette nouvelle politique drogue. Cette politique se diffère de la Suisse par le système des CDT et de la prise en charge sociale et sanitaire qui est faite pour accompagner les personnes. Moins proactive, la Suisse “ attend plutôt que la personne vienne avec une demande” pour répondre à ses besoins. (Autorité cantonale en matière d’addictions, 2024).
Exemple innovant de la “clean team”
A Fribourg, la fondation le Tremplin a créé il y a 8 ans la Clean-Team, une équipe d’usager.e.s et de membres de la fondation chargée de récolter le matériel de consommation usagé laissé sur la voie publique. En plus d’œuvrer pour offrir une meilleure prestation de soin aux usager.e.s, la fondation propose cette action pour renouer le lien entre les consommateur.ice.s et la collectivité. Pour Camille Naef c’est :
“le double processus entre, d’une part, la collaboration avec les partenaires et la sensibilisation de la population et, d’autre part, la contribution positive des personnes concernées par les addictions au bien-être de la collectivité [qui] fait la force de la Clean-team.” (Naef, 2021).
Cette politique ne se distingue pas de la politique drogue des 4 piliers en offrant un nouvel axe ou en réformant celle-ci dans son intégralité mais œuvre pour une meilleure reconnaissance des usager.e.s en cherchant à sensibiliser la collectivité aux enjeux liés aux comportements à risque, mais aussi à responsabiliser et réinsérer les consommateur.ice.s de substances addictives dans l’espace social.
Politique drogue par et pour les personnes concernées
La politique drogue des quatre piliers en vigueur en Suisse ne répond plus aux enjeux actuels de consommation de substances addictives. En effet, l’augmentation de la consommation du crack, la précarité croissante et le fait que la Suisse se soit ; “habituée à être en premier rang des bons élèves en matière de [politique] drogue” (Autorité cantonale en matière d’addictions) rendent le modèle inadéquat face à l’actualité. La notion de “path depedency” permet d’expliquer le processus de verrouillage qui contraint les acteur.ice.s stratégiques à ne pas remettre en question la politique drogue actuelle (Palier, 2010). Ruth Dreifuss avertissait d’ailleurs sur les dangers d’une politique victorieuse ; “Méfiez-vous des réformes réussies, elles empêchent les réformes futures” (RTS, 2023). Pour l’experte en questions d’addictologie, la Suisse paie son “péché d’orgueil”. Le système des 4 piliers reste donc pertinent, mais nécessite des ajustements. Les acteur.ice.s des différents pôles ne se chargent plus des fonctions qui leur ont été attribuées de base et, pour les autorités cantonales en termes d’addiction, ce phénomène se répercute notamment sur le domaine de la réduction des risques ou le travail socio-sanitaire n’arrive plus à accompagner les personnes vers le soin.

« Méfiez-vous des réformes réussies, elles empêchent les réformes futures. »
Lors de notre travail de terrain, nous avons eu l’occasion d’échanger avec des personnes en situation d’addiction. A travers ces discussions, l’importance d’intégrer leur discours, leur expérience et leur vécu dans les instances de coordination et dans la politique actuelle nous a paru central. Ruth Dreifuss exprimait dans un reportage que la “nouvelle” politique drogue devait être pensée pour « la réhabilitation de la dignité » (RTS, 2023) des personnes en situation d’addiction. La consommation du crack est au bout d’une chaîne de consommation ; en effet, si autant de personnes consomment à ce jour, c’est sans doute parce que réside quelque part dans la chaîne un échec dans les politiques de drogue.
Selon nous, une coopération effective et efficiente doit s’organiser autour de l’accompagnement des usager.e.s de drogue, dans une approche pragmatique de la situation. Intégrer les personnes concernées dans la formulation des politiques publiques permettrait, à notre sens, de leur apporter davantage de cohérence. La problématisation du crack dans le paysage des addictions permet sans doute aujourd’hui de reconsidérer et mettre à jour la politique des 4 piliers. Précédemment, nous avons constaté qu’un meilleur accès aux ressources permettait d’influencer favorablement la définition du problème (Hufty, 2007). Sachant que les usager.ère ont peu de ressources à disposition, il paraît essentiel de leur offrir un espace pour qu’ils.elles puissent bénéficier d’une place dans les controverses publiques et dans la formulation des nouvelles politiques publiques. Il paraît essentiel de trouver un endroit où les marginalisé.e.s pourraient faire entendre leurs besoins, leurs droits et leurs revendications (Fraser, 2001). Une politique qui devrait dès lors coopérer afin d’offrir la meilleure prestation de soin possible en collaboration avec les usager.e.s de drogue.
- La pétition récoltera près de 8000 signatures avant d’être remise au Grand Conseil quelques mois plus tard, en décembre 2024.
- Les luttes de cadrage peuvent être définies comme des affrontements entre différentes formes de narratifs, le cadrage étant défini par Neveu comme une “mise en récit visant à rendre le problème visible et intelligible, donner idée de ses causes, suggérer des actions pour remédier à la situation”. (Neveu, 2015)
- “On voit qu’en Suisse allemande, où les choses sont un peu moins politisées, les acteurs sont plus orientés sur des choses très pragmatiques.” (Autorité cantonale en matière d’addictions, 2024)
Biographie
Azocar, B. (2016). Errance urbaine, scènes de consommation de drogues et réduction des risques : Les défis pour la ville et les politiques publiques aujourd’hui. Mouvements, 86(2), 112‑127. https://doi.org/10.3917/mouv.086.0112
Canal Alpha. (2024, septembre 13). On n’est que le sommet de l’iceberg. https://www.canalalpha.ch/play/le-journal/topic/35146/on-nest-que-le-sommet-de-liceberg
Carrasco, K. (2016). Gouvernance de la politique drogue dans les villes suisses.
Durand, S., Baret, C., & Krohmer, C. (2018). La sociologie de la traduction comme grille de recherche-intervention : Le cas d’un projet de prévention des risques psychosociaux dans un hôpital public. RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme & Entreprise, 307(1), 3‑28. https://doi.org/10.3917/rimhe.030.0003
Fraser, N. (2001). Repenser la sphère publique : Une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement:Extrait de Habermas and the Public Sphere, sous la direction de Craig Calhoun, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 109-142 (M. Valenta, Trad.). Hermès, La Revue, 31(3), 125‑156. https://doi.org/10.4267/2042/14548
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