Par Somayeh Dolatkhah et Shadia Clivaz
Lors de l’atelier de recherche qui a eu lieu lors du semestre de printemps 2025 sous la responsabilité de Daniela Cerqui, Kevin Toffel, Mathilde Krähenbühl et Chloé Schaer, une vingtaine d’étudiant·e·s ont eu l’occasion d’interroger les représentations en lien avec le handicap visuel chez l’enfant et la scolarisation de ce dernier.
Notre recherche adopte une méthode qualitative, en se concentrant d’abord sur une observation de terrain dans le quartier, principalement axée sur les commerçant·es. Dans un second temps, nous avons réalisé des entretiens afin de mieux comprendre leurs perceptions.
Sur l’Avenue de France, à Lausanne, cohabitent passant·e·s pressé·e·s, cyclistes et institutions spécialisées dans la santé visuelle : le Centre pédagogique pour handicapés de la vue (CPHV) et l’Hôpital ophtalmique.
Mais les commerçant·e·s du quartier connaissent-ils·elles réellement ces établissements et les réalités du handicap visuel ?
Pour répondre à cette question, nous sommes allées à la rencontre des commerçant·e·s pour recueillir leurs perceptions.
Notre recherche adopte une méthode qualitative, en se concentrant d’abord sur une observation de terrain dans le quartier, principalement axée sur les commerçant·es.
Dans un second temps, nous avons réalisé des entretiens afin de mieux comprendre leurs perceptions. Nous avons mené cinq entretiens semi-directifs sur leur lieu de travail, en matinée. Les personnes interrogées étaient : deux restaurateurs, deux épicières et un tatoueur. Notre enquête montre que tous les participant·e·s avaient déjà été en contact avec des personnes en situation de handicap, que ce soit dans un cadre personnel – comme Jade, qui a un cousin aveugle ou professionnel comme Lucas, qui a organisé un atelier de photographie destiné aux personnes malvoyantes et aveugles.
Ces expériences semblent favoriser une posture bienveillante et une réelle volonté d’aider.
Mais que savent-ils vraiment du handicap visuel ?
Le handicap, c’est « l’aveugle avec une canne »

« Ici, il y a une école d’enfants aveugles. »
Les réponses recueillies montrent que les représentations du handicap visuel sont largement construites autour de signes visibles : la canne blanche, le chien-guide, ou encore les gestes de guidage. Peu de commerçant·e·s distinguent clairement entre malvoyance partielle et cécité totale.
Par exemple, cette représentation généralisée du handicap visuel apparaît dans la réponse d’un·e commerçant·e interrogé·e à propos du CPHV :
« Ici, il y a une école d’enfants aveugles. »
Cette perception simplifiée illustre ce que le sociologue Serge Moscovici (1961)1 appelle les « représentations sociales » : des images collectivement partagées, souvent stéréotypées, qui contribuent à figer certaines catégories sociales.
Cette posture observée chez les commerçant·e·s de l’Avenue de France peut être interprétée comme un manque d’information et de définitions précises sur les différentes formes de handicap. Ce flou alimente une « distance sociale » entre les personnes en situation de handicap et leur environnement.
Le sociologue Henri-Jacques Stiker (1999a)2; (Stiker, 1999b)3 parle quant à lui d’une « visibilité construite » : ce que la société choisit de montrer (ou de cacher) du handicap n’est jamais neutre. Elle est souvent ambivalente, oscillant entre compassion et mise à l’écart, entre inclusion de façade et injonction à la discrétion.
Notre enquête illustre bien cette ambivalence, à travers les propos d’un restaurateur :
« S’il a confiance en lui et qu’il vient seul, on le laisse tranquille. »
Cette réponse traduit à la fois une volonté de respecter l’autonomie, mais aussi un désengagement de toute responsabilité. Elle révèle une forme de déni de la situation de handicap, masquée derrière une posture bienveillante ou compassionnelleA.
ACe que notre enquête met en lumière pourrait être rassemblé sous le concept d’invisibilisation compassionnelle : une forme de bienveillance qui tout en cherchant à bien faire , contribue à rendre le handicap visuel moins visible ou moins pris en compte dans sa spécificité.

« S’il a confiance en lui et qu’il vient seul, on le laisse tranquille. »
Une bienveillance spontanée… mais peu outillée
Dans l’ensemble, les commerçant·e·s rencontrés manifestent une attitude d’accueil ouverte.
« Je ne le vois pas comme une personne handicapée. »
Ils affirment ne pas faire de distinction, en traitant toute personne « normalement ».
« Comme je l’ai dit, mon cousin est aveugle, donc je connais bien ce handicap. C’est pour cette raison que je les considère comme nous, et je ne me concentre pas trop sur leur handicap. »

« Je ne le vois pas comme une personne handicapée. »
Cette attitude peut être analysée à travers le prisme de la pensée du sociologue Erving Goffman (1963)4, qui évoque le processus de « neutralisation » de la différence dans les interactions sociales. Il s’agit ici de minimiser la distinction liée au handicap, dans une volonté d’inclusion spontanée.
Cependant, cette bienveillance repose essentiellement sur l’expérience personnelle et l’intuition, en l’absence de formation ou de ressources concrètes.
Aucun·e des commerçant·e interrogé·e n’a reçu d’information pratique sur le handicap visuel ni sur le rôle du CPHV, pourtant situé à quelques mètres seulement de leur lieu de travail.
Plusieurs disent ne pas savoir comment aider, et hésitent entre proposer spontanément leur aide ou attendre qu’elle soit demandée. L’apprentissage se fait donc « sur le tas », dans la rue. Pour certain·e·s, cela suffit. D’autres, au contraire, exprimeraient le désir de recevoir davantage d’information et de conseils sur les bonnes pratiques.
Une rue pas toujours accessible
Enfin, la question de l’accessibilité revient souvent dans les discours. Travaux fréquents, suppression des places de stationnement, pistes cyclables jugées dangereuses, absence de bandes de guidage ou de feux sonores : la rue est perçue comme peu adaptée aux personnes en situation de handicap visuel. Dans les commerces aussi, les marges de manœuvre sont limitées : petits espaces, étagères serrées, marches à l’entrée. Les commerçant·e·s font ce qu’ils peuvent, souvent sans pouvoir tout réaménager.
Si la rue de France est un lieu de rencontre entre les mondes ordinaires et ceux du handicap, elle reste aussi le théâtre d’une inclusion fragile, souvent improvisée. Les commerçant·e·s témoignent d’une réelle bonne volonté, mais sans cadre formel ni sensibilisation structurée, cette inclusion reste partielle. Comme le dit l’un d’eux :
« Je pense qu’on n’a pas besoin de s’adapter. »
Une phrase qui en dit long sur les limites de l’inclusion quand elle n’est pas pensée collectivement.
Références
1Moscovici Serge. (1961). La psychanalyse, son image et son public. Paris : Presses Universitaires de France.
2Stiker Henri-Jacques. (1999a). Une histoire de la folie au siècle des Lumières. Paris Gallimard.
3Stiker Henri-Jacques. (1999b). Le Corps humilié : Sociologie du handicap. Paris : Éditions du Seuil.)
4Goffman Erving. (1963). Stigmate : Les usages sociaux des handicaps. Paris : Éditions de Minuit.
Autres références
Centre pédagogique pour handicapés de la vue (CPHV). Lausanne
Informations
| Pour citer cet article | Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL : |
| Auteur·ice | Somayeh Dolatkhah, Shadia Clivaz, étudiantes en Master de Sciences sociales |
| Contact | somayeh.dolatkhah@unil.ch, shadia.clivaz@unil.ch |
| Enseignement | Atelier pratique de recherche en santé Cerqui Daniela, Toffel Kevin, Krähenbühl Mathilde, Schaer Chloé |
Photo : Shadia Clivaz (2025)