Par Alexandra Bender et Nathan Coudray
Depuis février 2020, la pandémie du Covid-19 a bouleversé notre manière de vivre et de pratiquer les rituels. Entre autres, la distanciation physique imposée ainsi que les confinements successifs ont perturbé les processus de deuil. Les membres des familles se sont retrouvés privés de contacts avec leurs proches malades et défunt·e·s. Notre recherche ethnographique est composée d’une série d’entretiens avec les professionnel·le·s des services mortuaires : des pompes funèbres, un prêtre de l’Église catholique ainsi qu’un témoignage d’une personne ayant subi la mort d’un proche au début de la pandémie. Ces différents entretiens nous permettent de saisir les principaux enjeux auxquels font face les personnes directement confrontées au deuil pendant la pandémie. Les questions posées concernent principalement les différences entre la période précédant le Covid-19 et la période pandémique, la reconnaissance à laquelle ces personnes ont le droit et leur ressenti personnel face à la situation.
Le choc du Covid-19 : réaction de la population avec le recensement des morts au quotidien
Dans le courant du mois de février 2020, en Suisse, nous remarquons une immense vague de réactions face à un virus encore inconnu quelques mois plus tôt. Afin d’éviter une propagation trop importante du Covid-19 et une surcharge du système de santé, la Confédération a rapidement pris des mesures très strictes pour tenter d’endiguer la pandémie. Ainsi, un confinement général a été annoncé avec un appel à la responsabilité individuelle très fort. Tous les commerces non-essentiels ont été fermés et le télétravail a été rendu obligatoire lorsque la situation le permettait. De plus, les réunions de plus de cinq personnes dans l’espace public et privé étaient prohibées. Les relations sociales s’étaient subitement raréfiées et de nombreuses tentatives de combler ce manque de lien social sont petit à petit apparues (par exemple, réseaux sociaux, visioconférences, fêtes à distance).
Cette période marqua également l’apparition de la maladie et de la mort dans le quotidien de chacun·e. En effet, l’espace médiatique suisse s’est rapidement empli de bilans quotidiens de cas, d’hospitalisations et de décès. De nombreuses conférences de presse du Conseil Fédéral rappelaient à la population à quel point la situation était précaire et que personne n’était épargné par la situation. Cela força donc tout le monde à faire face directement à une situation de crise dans laquelle la mort était omniprésente. Ce phénomène, d’après les réponses à nos entretiens, créa un besoin essentiel pour les individus de redéfinir cette notion de mort afin de mieux appréhender et comprendre le nombre de cas de décès à la hausse qui s’illustraient avec un simple chiffre ou une statistique.
Le rapport à la mort et l’importance des rituels funéraires
Dans ces circonstances, la mort peut nous apparaître comme un évènement inattendu et brutal. Elle marque un coup d’arrêt des liens sociaux avec une personne chère. Pensé comme un ailleurs impénétrable4, elle effraie, intrigue et resurgit. La sociologie et l’anthropologie de la mort nous offre un éclairage sur les pratiques et représentations sociales projetées sur celle qu’on appelle la Grande Faucheuse. L’anthropologie nous apprend tout d’abord que notre rapport à celle-ci s’élabore dans un environnement précis. Les représentations et le vécu de la mort, comme le souvenir des morts, ont de tous temps organisé les relations entre les vivants, jusqu’à être le socle de nos cultures4. De ce fait, vivre la mort c’est prendre soin de soi et du défunt, c’est se doter de remèdes, de croyances, de dispositifs pour vivre ce passage au mieux. La ritualité funéraire consiste donc à combler, remplir le vide laissé par les défunts. Tant bien que mal, la collectivité fait front selon les modalités définies par le groupe. Pour Durkheim, les rites funéraires permettent d’établir un cadre sécurisant. Ils donnent lieu à un moment fort de l’existence collective montrant que le groupe est en mesure de franchir l’épreuve du deuil.
Les anthropologues s’accordent sur le fait qu’une mort « mal passée » est dangereuse. En outre, d’après Jean-Pierre Albert, la situation devient encore plus problématique lorsque les circonstances du décès ne permette pas de rituel, en général provoqué par une cause violente ou inattendue (comme une mort prématurée, par exemple). Dans ces situations, les vivants doivent avoir recours à des rituels de « substitution » afin de pouvoir avancer. Cependant, ces rituels ne sont, souvent, pas suffisants. De fait, selon Robert Hertz, ces cas exceptionnels ne font que confirmer la règle dominante : les morts font peur, et le problème majeur est de s’en débarrasser, c’est-à-dire de les séparer sans retour du monde des vivants1.
Des mesures sanitaires jugées inhumaines : contournement des règles et souffrance des proches
Nos entretiens ont systématiquement mis en avant la souffrance et la difficulté de s’adapter aux mesures de distanciation. Certains professionnel·l-e·s du milieu funéraire parlent même de « mesures inhumaines ». Traverser la lourde épreuve du deuil va de pair avec la pratique du rituel funéraire en communauté. Le rituel funéraire permet en effet aux proches de refaire société, de se retrouver ensemble pour redéfinir une manière de vivre sans le défunt et réintégrer la société après le processus de deuil. Ces éléments étant enlevés, les personnes endeuillées disent avoir dû faire face à un choc et une souffrance difficile à extérioriser, comme si les adieux leur avaient été volés, élément qui est ressorti dans l’entretien avec Chloé, endeuillée car ayant perdu un proche en mars 2020. Elle évoque ce deuil et ces rituels comme des expériences profondément traumatisantes, elle dit :
« Quand je repense à ce qui s’est passé, je me dis tout le temps que ce n’est pas humain. C’est tellement inhumain d’avoir un enterrement avec autant peu d’amour et de contact. »
Un autre élément majeur de notre recherche est l’inapplicabilité morale des règles édictées par les professionnels du milieu funéraire : La Confédération exigeait le minimum de contacts possibles avec les défunts, elle demandait donc aux personnels des pompes funèbres de placer le corps directement dans une housse sanitaire sans l’habiller ou le préparer, l’emmener au funérarium, l’incinérer ou le mettre en terre avec le moins de cérémonie possible. Un directeur de pompes funèbres nous déclare :
« Moi je l’ai fait une fois, c’est inhumain. Pour nous qui faisons ça tous les jours c’était déjà choquant, mais pour la famille c’est une déchirure dont on ne pourra jamais guérir. »
Il nous explique ensuite qu’il n’a pas pu respecter ces règles après cette expérience car le manque d’humanité dans cette démarche était trop grand. Il a donc recommencé à appliquer la procédure habituelle en ignorant les consignes de la Confédération pour retrouver un « peu d’humanité, de décence ». Toutes les personnes interrogées soulignent cette nécessité absolue de faire une cérémonie dans de bonnes conditions dans le processus du deuil.
Le Covid-19 : Un impact considérable sur la mort, et sur la vie ? Mémoire des défunts
Nous avons pu donc constater que la propagation du Covid-19, en plus des décès qu’elle a causée, à ébranlée nos pratiques et représentations ainsi que l’organisation des rituels funéraires. La nécessité de vivre le deuil en collectivité, dans un même lieu pour le ritualiser, est essentiel.
En analysant ces différents entretiens, nous pouvons remarquer plusieurs éléments récurrents. D’abord, on remarque un besoin absolu des personnes touchées par les deuils de combler le manque que les mesures imposent aux cérémonies. Il est alors essentiel pour elles de trouver des moyens pour remplacer les absences (notamment grâce aux réseaux sociaux, aux diffusions en live ou autres) .
C’est un reflet du besoin sociétal général de contact mais à un niveau encore plus profond où l’affect est profondément touché en raison d’événements difficiles à appréhender.
En lien avec ce point, on peut noter qu’il y a systématiquement une transgression des règles édictées par la Confédération. Dans chaque cas, nous remarquons que ce n’est pas par volonté rebelle, mais plutôt par un besoin humain. Les personnes qui transgressent ces règles ont toujours une volonté de faciliter le processus de deuil pour elles ou pour les autres. Nous voyons aussi que les personnes subissant un deuil font passer la peur du virus au second plan dans de telles situations. Il est également intéressant de relever que la notion de prise de risque n’est que rarement évoqué par les personnes ayant transgressées ces règles.
Les rites funéraires pour encadrer la mort s’avèrent donc d’une extrême nécessité et le manque de ceux-ci peuvent se traduire à un déni d’humanité. L’anthropologue Jean-Pierre Albert déclare qu’on ne saurait mourir humainement en l’absence de rite1. Il semblerait difficile de se passer de rituels pour vivre au mieux les grandes étapes de la vie.
Références
1Albert, J.-P. (1999). Les rites funéraires. Approches anthropologiques. Les cahiers de la faculté de théologie, 141-152.
2Balandier, G. (1970). Préface. Dans R. Hertz (dir.), Sociologie religieuse et foklore (p.vii-x). PUF.
3Ben Attia, F. (2020, mai). Comment le Covid-19 malmène les rites et le temps du deuil. The conversation. https://theconversation.com/comment-le-covid-19-malmene-les-rites-et-le-temps-du-deuil-138680
4Clavandier, G. (2009). Sociologie de la mort: Vivre et mourir dans la société contemporaine. Armand Colin.
5Le Grand-Sébille, C. (2020). Des questions du mourir dans notre société touchée par la COVID. Approche socio-anthropologique. Enfances & Psy, 87(3), 12-18.
Informations
Pour citer cet article | Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL : |
Auteur·ice·s | Alexandra Bender et Nathan Coudray, étudiant·e·s en Bachelor |
Contact | alexandra.bender@unil.ch nathan.coudray@unil.ch |
Enseignement | Séminaire Notions et thèmes en anthropologie Par Irène Maffi et Gladys Robert |
© Illustration : Two Dreamers, Pexels