De l’encre jusqu’au bout des doigts

L’expérience de l’encrage révèle l’importance des objets et des corps. Difficile de comprendre l’interaction entre tatoueur et tatoué sans en tenir compte. Eclairage sur le métier de tatoueur, qui doit négocier avec chacune des entités humaines et non-humaines participant à l’action et composant le réseau sociotechnique du tatoueur.

Dans les analyses sociologiques, les dimensions humaines et sociales ont longtemps été les seules à retenir l’attention, au détriment des corps, objets et matériaux laissés dans l’ombre. Cette enquête sur le métier de tatoueur·euse tente justement d’aborder non seulement la présence des corps des acteurs·trices, mais aussi celle d’entités physiques qui participent pleinement à l’action du tatouage.

Pratique ancestrale, l’encrage intradermique connaît de multiples façons d’être et de faire. Il est appliqué dans les quatre coins du monde à des fins spécifiques reflétant différentes cultures : tantôt rite de passage ou amulette protectrice, tantôt œuvre d’art ou motif symbolique. Les observations effectuées dans le cadre de ce mémoire portent sur une façon de proposer le tatouage qui s’est largement globalisée et professionnalisée, à savoir la pratique en salon ou studio tenu par un·e tatoueur·euse. Ce·cette dernier·ère offre un service : « il s’agit, à la demande d’un client, de mettre en œuvre un savoir spécialisé contre rémunération »1. Ce savoir spécialisé se distingue par un savoir-faire, celui de l’encrage, ainsi que tout le processus qui y est associé. Tatouer une personne consiste à inscrire sur sa peau, à sa demande, un motif indélébile marqué à l’encre noire ou de couleur, ce qui nécessite un certain savoir-faire de la part des tatoueur·euse·s pour la préparation et le maniement d’un matériel complexe, mais aussi et surtout un travail attentif en termes de santé et d’hygiène, puisque marquer la peau n’est pas un acte anodin.

En observant à de multiples reprises l’action de tatouer, nous avons pris conscience du fait que l’encrage ne pouvait se réaliser sans tenir compte de tout cela, des personnages, de ce qui est dit et fait, des réactions corporelles et du matériel.

Aussi bien en Suisse qu’à l’échelle européenne, il règne un flou quant aux bases législatives qui régissent ce métier. En effet, il n’existe aucune obligation légale, telle qu’une patente ou licence, pour ouvrir un studio de tatouage, ni même de formation permettant d’exercer cette pratique. Toutefois, plusieurs tatoueurs·euses s’accordent sur le fait que la formation la plus professionnalisante – et celle qui semble être la plus valorisée dans le milieu – est celle qui s’effectue par le biais d’un apprentissage auprès d’un maître-tatoueur·euse afin de connaître les rouages de l’encrage intradermique. Seules des directives pour de bonnes pratiques de travail et des ordonnances fédérales inspirées de résolutions européennes, à caractère non-contraignantes, accompagnent cette pratique en Suisse. Néanmoins, il a été observé que nombreux·euses tatoueur·euse·s, soucieux·euse·s des risques sanitaires liées à leur activité, prennent l’initiative de s’inscrire à des formations hygiène et salubrité.


Pour réaliser un tatouage, le·la tatoueur·euse dispose d’une panoplie d’outils nécessaire pour l’encrage et surtout du support principal de son travail qu’est la peau de la clientèle. Le réseau sociotechnique comprend toutes ces entités, qu’il s’agisse « de parties du corps de la personne ou de son propre corps, d’objets, de machines et de produits, de textes et de paroles, dont la préparation, la manipulation, la gestion et le maintien absorbent l’énergie des personnes en présence »2.

Réseau sociotechnique
Dans la théorie de l’acteur-réseau (TAR), le réseau sociotechnique représente l’ensemble des liens qui s’établissent entre des entités de toutes sortes, humaines et non-humaines participant à l’action. Pour comprendre ce concept, Michel Callon donne l’exemple de l’automobile de Monsieur Martin se trouvant être « au centre d’un tissu de relations liant des entités hétérogènes(…). Chacun des éléments humains ou non-humains qui le composent participe à une action collective que l’utilisateur doit mobiliser chaque fois qu’il prend le volant de son automobile »3. Le réseau sociotechnique de l’automobile de Monsieur Martin comprend par exemple : les infrastructures routières, l’industrie automobile, le code de la route, les distributeurs d’essence, les agents de la circulation, etc. Chacun de ces éléments contribuent à faire fonctionner la voiture.


Il existe des formes d’encrage qui requièrent un minimum d’outils, tels que le stick and poke (tatouage réalisé à l’aide d’une seule aiguille à travers la répétition de points, en l’absence de machine électrique). Toutefois, la réalisation d’un tatouage engage, le plus souvent, une multitude d’objets que nous nous sommes efforcés de relever puis d’analyser.

Pour ce faire, nous avons observé chaque étape du processus d’encrage chez un tatoueur romand, de la prise de rendez-vous à la séance d’encrage. À travers chacun de ces moments, nous avons observé la présence des corps et d’objets, notamment lors de la prise de contact du·de la client·e qui s’effectue quasi toujours (dans le cadre de notre terrain), via des plateformes de messagerie en ligne (courriel, message privé Instagram) mobilisant des smartphones et d’autres applications.

Sociologie charnelle, défendue par le sociologue Loïc Wacquant
« Mode distinctif d’investigation déjouant la posture spectatrice pour saisir l’action-en-train-de-se-faire »4. Nous avons pris appui sur cette méthodologie en faisant le choix de quitter notre rôle de simples observatrices, pour nous mettre à la place du·de la tatoueur·euse. Par exemple, nous nous sommes prêtées à l’exercice d’encrage d’oranges (exercice souvent destiné aux apprenti·e·s tatoueur·euse·s), afin de comprendre les sensations procurées par les machines à tatouer (à bobines ou rotative). Autrement dit, il s’agit d’une méthode d’observation-participante ; « le chercheur réalise et éprouve le phénomène de sorte à éplucher les couches de ses propriétés invisibles et à en tester les mécanismes opératoires »5.

Le réseau social Instagram, par exemple, s’est avéré être un dispositif important du réseau sociotechnique du·de le·la tatoueur·euse. D’abord, la plateforme permet au·à·la tatoueur·euse de publier des photos de ses réalisations afin de promouvoir son style ; photos qui en circulant devraient permettre aux client·te·s de se faire un avis sur la qualité du service avant de se décider à entrer en contact via la messagerie directe de cette même plateforme. Ce média numérique permet également de rassembler une vaste communauté de tatoueur·euse·s.

À la suite de la prise de contact par le·la client·e, le·la tatoueur·euse répond à la demande en confirmant son intérêt pour le projet de la personne, notamment l’expression du motif qu’elle aimerait se faire tatouer. Puis le·la tatoueur·euse aborde les questions de tarifs et de disponibilité, avant de passer à la réalisation du dessin. Ce dernier est modifié selon les désirs du·de·la·la client·e, jusqu’au jour dédié à l’encrage du projet.

À travers les différentes étapes de la session d’encrage, nous avons relevé de nombreux objets intermédiaires, à savoir des « entités physiques qui relient les humains entre eux »6. Dans notre cas, il est surtout question de la machine à tatouer, objet intermédiaire entre la main du tatoueur et la peau de son·sa client·e sur lequel est encré le motif. D’autres objets intermédiaires sont également mobilisés dans l’action : le matériel stérile et/ou de désinfection, tels que les aiguilles, les gants en nitrile, les produits désinfectants pour peaux ; les miroirs, les objets décoratifs, le mobilier et la disposition du studio de tatouage ; les encres, les papiers de transfert en carbone, le baume cicatrisant, la tablette de dessin, l’imprimante ; mais aussi les corps (notamment la main du tatoueur qui supporte les vibrations de la machine), le sang, l’inflammation de la peau, les mots échangés, les expressions de la personne (frissons, douleur, etc.). Tous ces éléments, cités de façon non exhaustive, reflètent l’éventail des entités avec lesquelles le tatoueur effectue son travail.

Le métier de tatoueur·euse s’inscrit dans le corps par le biais d’objets techniques, tels que la machine qui laisse une trace non seulement sur le corps du·de·la client·e mais aussi sur celui du·de le·la tatoueur·euse, sur ses doigts plus précisément.

Les relations avec toutes ces entités engagent, de la part du.de·la tatoueur·euse de multiples compétences dans la pratique de son métier à commencer par des savoirs-être. Comme l’a très justement relevé Valérie Rolle, le·la tatoueur·euse opère un travail émotionnel puisqu’iel propose un service à la personne. Il lui incombe de faire valoir ses savoir-être, tels que le sens de l’accueil, la bienveillance, l’écoute, le respect, la capacité à s’adapter en fonction des réactions de la personne ou de son corps. Ces aspects contribuent à l’établissement d’une relation de confiance avec son·sa client·e en lui permettant de vivre une expérience agréable, malgré la douleur.

Hormis ces savoirs-êtres, nous avons observé, grâce à la prise en compte des objets intermédiaires, des savoirs-faire techniques importants et essentiels à la pratique de l’encrage. Parmi ceux-ci, nous avons relevé le soin à la personne et la gestion de la douleur vécue par les personnes en présence. Aussi, nous avons observé que le métier de tatoueur·euse s’inscrit dans le corps par le biais d’objets techniques, tels que la machine qui laisse une trace non seulement sur le corps du·de·la client·e mais aussi sur celui du·de le·la tatoueur·euse, sur ses doigts plus précisément. Nous avons également relevé différentes dynamiques associées au recours à différents types de machines à tatouer, qu’il s’agisse de machine à bobines ou rotative.

Toutes ces observations nous ont menées à conclure à l’importance de l’incorporation de la pratique de l’encrage et des capacités du tatoueur à interagir et négocier avec les entités humaines et non-humaines  participant à l’action. Autrement dit, la pratique de l’encrage intradermique, ainsi que les interactions qui la composent, tiennent à ces corps, objets et techniques dont la prise en compte nous a permis de mieux comprendre le vécu et les relations qui se déploient dans cette activité professionnelle.
  

Références

1 Rolle, V. (2013). L’art de tatouer. La pratique d’un métier créatif, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, coll. « Ethnologie de la France », 2013.

2 Vinck, V. (1999). « Les objets intermédiaires dans les réseaux de coopération scientifique. Contribution à la prise en compte des objets dans les dynamiques sociales », in : Revue française de sociologie, 40-2, p. 391.

3 Callon, M. (2006). « Sociologie de l’acteur-réseau », in Akrich, M., Callon, M., & Latour, B. (Eds.), Sociologie de la traduction : Textes fondateurs, Presses des Mines, pp. 267-268.

4 Wacquant, L. (2015). Pour une sociologie de chair et de sang. Traduction de Michaël Busset et Michaël Cordey, revue par l’auteur, Terrains & travaux, 26(1), p. 239.

5 Wacquant, L. (2015). op. cit., p. 247.

6 Vinck, D. (1999). op. cit., p. 392.

Informations

Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2021, consulté le XX mois 2021. URL :
Autrice Ophélie Yolal, étudiante de Master en sciences sociales
Contactophelie.yolal@unil.ch
EnseignementCours Corps et techniques

Dominique Vinck

© Illustration : Pixabay