Enquête de terrain dans les coulisses de la pluriactivité des artistes

Jetons un œil en coulisses et partons à la rencontre d’artistes suisses pratiquant la pluriactivité. Si nous définissons celle-ci comme une échappée à l’emploi monoactif, nous verrons que bon nombre de combats sont à mener, résultats d’inégalités de classe, professionnelles et de genre.

C’est dans son appartement situé à Delémont, où elle a toujours vécu, que ma petite cousine m’a invitée à venir discuter de ses différents métiers d’artiste et leurs implications. Anne1 et son compagnon Cédric m’ont partagé leurs expériences et leurs ressentis en tant qu’artistes, permettant de prendre connaissance des différents enjeux liés à la pluriactivité. Ce travail empirique a été réalisé en lien avec la recherche de S. Sinigaglia-Amadio et J. Sinigaglia (2015) sur l’analyse des modalités de temps professionnels, familiaux et domestiques selon le statut professionnel d’artiste et le genre. En effet, la vie d’artiste est marquée par des inégalités de classe, professionnelles, mais aussi de genre. Le poids des normes sociales sur l’articulation des temps sociaux prend la forme d’arrangements implicites qui se font au détriment des femmes.

Ma rencontre avec Anne sur son lieu de vie, incluant la présence de Cédric, m’a poussée à inviter celui-ci à prendre part à notre conversation. J’y ai vu l’occasion d’enrichir ma récolte empirique par les interactions du couple sur les questions abordées. Seulement, la présence des deux membres du couple, simultanément, apparait comme une contrainte d’enquête, pouvant provoquer une forme d’auto-censure, d’autant plus que l’un des axes du sujet concerne les inégalités de genre. Cette co-présence est d’ailleurs probablement à l’origine du fait que l’entretien a principalement porté sur les inégalités liées à la classe et sur les conditions de vie des artistes.

Anne a 24 ans et habite avec Cédric, 30 ans, depuis maintenant deux ans. Le père d’Anne est dessinateur technique de cadrans de montres et sa mère est infirmière. Le père de Cédric est enseignant et directeur d’une école secondaire. Sa mère, après avoir suivi une formation comme aide aux enfants en situation de handicap, a longtemps été mère au foyer et est aujourd’hui gestionnaire d’associations humanitaires. Anne est comédienne, initiatrice de projets, costumière et animatrice médiatrice de théâtre. Cédric, quant à lui, est comédien, illustrateur graphiste, animateur médiateur de théâtre, metteur en scène pour troupes de théâtre amatrices, écrivain de pièces de théâtre et chargé communication pour des associations. Concrètement, ces activités comprennent une grande part de travail invisible, que ce soit de la mémorisation, de la création, de la répétition ou encore du travail administratif.

Au cours de l’entretien, Cédric et Anne ont régulièrement fait référence à deux catégories, celles d’« amateur » opposée à celle de « professionnel ». Si la tentation de reprendre les catégories des enquêtés est forte, elles nécessitent d’être analysées puisqu’elles sont construites socialement, en l’occurrence sur le registre du diplôme. Ainsi, Anne s’est présentée comme comédienne « professionnelle » mais Cédric comme comédien « amateur », ne possédant pas de formation diplômée dans cette discipline. Tous deux ont commencé à suivre des cours de théâtre dans le cadre scolaire. Anne a ensuite réalisé son certificat de comédienne à l’école de théâtre des Teintureries à Lausanne, qui a récemment fermé. Cédric s’est quant à lui dirigé vers un Bachelor à l’Ecole Professionnelle des Arts Contemporains en illustration, bande dessinée et peinture. Cependant, il n’a jamais renoncé au théâtre, et le pratique notamment dans une troupe qu’il a créée entre amis lors de sa maturité gymnasiale. Il a également obtenu une formation en animation et médiation théâtrale à la Manufacture, formation qu’Anne est encore en train d’effectuer.

Les activités professionnelles du couple se caractérisent par une grande instabilité, d’abord sur le plan temporel avec, par exemple, une semaine de création à 100% suivie d’une semaine vide, puis sur le plan spatial avec des projets nécessitant parfois des tournées ou des représentations hors du Jura. Cependant, l’instabilité la plus préoccupante à leurs yeux concerne la rémunération. En effet, celle-ci suit les mouvements de montagnes russes du plan temporel, organisé selon des projets irréguliers. Le risque est alors de se retrouver sans revenus pour un mois. Si, en France, le statut d’intermittent du spectacle protège contre ces irrégularités, en Suisse, c’est le système du chômage qui les prend en charge. Pour Anne « ce n’est pas le bon système mais c’est le seul qui convient pour le moment ». Elle rappelle que les artistes, en plus du statut stigmatisé associé au chômage, doivent s’adapter au système et sont parfois contraints de faire de fausses postulations. Cédric évoque la saturation du marché dans un domaine où « il y a peu de places et il y en a qui n’ont pas de talent mais tout le monde peut faire de l’art ». Le couple m’a ensuite exposé les contraintes professionnelles que fait peser sur eux le fait d’habiter dans le Jura, un canton caractérisé par la faiblesse de sa politique culturelle. Selon Cédric, c’est un « trop petit canton pour que ce soit viable ». Il rappelle que si des troupes de théâtre amatrices ont éclos un peu partout, elles sont aujourd’hui menacées par l’éventuel choix politique de ne financer plus qu’un seul centre culturel dans tout le canton. À cet égard, le couple pense qu’il est important de continuer les combats de leurs prédécesseurs, même si cela signifie « rentrer dans le système alors qu’on fait de l’art, soit justement pour en sortir, soit pour le dénoncer ».  Par ailleurs, le peu de hautes écoles dans ce canton pousse beaucoup d’étudiants à aller se former ailleurs et il n’est pas rare qu’ils ne reviennent pas. Ceux qui ont fait le choix d’y rester ont tendance à se tourner vers le jeune public. Si Anne et Cédric disent avoir fait ce choix par passion, ce n’est pas le cas de tous les artistes, qui ont tendance à qualifier le théâtre pour enfant de « sous-théâtre ». A cette difficulté s’ajoute la sous-valorisation du métier d’artiste. Avec l’avènement, au 19e siècle, de la figure de l’artiste bohème vivant d’amour et d’eau fraîche, les artistes se voient obligés de négocier pour obtenir un revenu correct. Toutefois, Anne comme Cédric disent préférer exercer plusieurs métiers : la pluriactivité leur apporte une forme de complémentarité qu’ils disent avoir choisie et apprécier. Cette complémentarité se reflète dans leurs revenus, d’autant plus qu’ils sont parfois salariés, parfois indépendants, selon le métier.

Avec l’avènement, au 19e siècle, de l’artiste bohème qui vit d’amour et d’eau fraîche, les artistes se voient obligés de négocier pour un revenu correct. 

Voyons maintenant ce qu’il en est du travail domestique. Anne s’occupe du ménage et de la lessive, Cédric des courses et de la cuisine et ensemble ils se partagent la vaisselle.  Le compagnon d’Anne se voit néanmoins vite « dépassé » par son travail professionnel, sacralisant son art et le faisant passer avant tout, ce qui le conduit à négliger le travail domestique. Cédric dit aujourd’hui vouloir accepter uniquement les projets qui lui plaisent et non pas tous ceux qui lui viennent, les réserves monétaires acquises étant maintenant suffisantes et non plus inquiétantes. Anne, selon des dispositions genrées, se montre plus prévoyante et clame avoir besoin d’organisation.

Le couple parvient à prendre occasionnellement des vacances, particulièrement en été puisque tous deux dépendent en partie des rythmes scolaires. Les voici cependant face à un nouveau combat, qui, pour Cédric, est très ardu. Sur une semaine de vacances, celui-ci passe les trois premiers jours à se sortir du travail et les trois suivants à s’y remettre avant la rentrée. Effectivement, le travail artistique implique beaucoup de création, qui ne se cloisonne pas aux temps professionnels. De plus, Cédric dit n’avoir plus aucune envie d’organiser des vacances puisqu’il passe beaucoup de temps à effectuer des tâches organisationnelles sur son temps de travail. Il lui est donc arrivé de laisser à Anne cette tâche, se reposant sur le travail gratuit et invisible qu’elle effectue pour son profit. Enfin, le couple exerce plusieurs loisirs dont, paradoxalement, du théâtre mais aussi de l’improvisation théâtrale définie par Cédric comme « le moment jazz dans un orchestre classique ». Respectivement, Cédric pratique aussi de la Guggenmusik, où il est considéré comme « l’artiste », lui permettant de se décentrer et Anne se tourne vers le cabaret, « milieu de tous les possibles », où elle peut explorer cette discipline nouvelle au Jura.

Comme nous l’avons vu, la pluriactivité nécessite des arrangements. Qu’en est-il des arrangements conjugaux sur la question d’avoir des enfants ? Pour ce qui est du couple, ils aspirent tous les deux à, un jour, fonder une famille. Cependant, ils désireraient se préparer temporellement, énergiquement et psychologiquement deux ans avant d’avoir des enfants. Certains de leurs amis sont déjà parents, leur permettant de constater que tout un réseau d’entraide se crée. Pendant un spectacle par exemple, ceux qui ne jouent pas sur scène s’occupent des enfants et ils se relaient ainsi de suite. Ce groupe d’amis soudé rassure beaucoup Anne, convaincue qu’« il faut un village pour élever un enfant ». De plus, celle-ci a beaucoup insisté sur sa volonté d’intégrer l’enfant au monde adulte : « Le fait que les enfants ne fassent pas partie de la société c’est vraiment montrer qu’un enfant n’est pas un être humain complet comme les autres, alors que, pour moi, il a autant de légitimité [qu’un adulte] à faire partie de l’espace public ». Pour ce qui implique la répartition du travail familial, le couple prône son adhésion à la norme égalitaire. Pourtant, Cédric m’a fait part de son potentiel désir d’être père au foyer, sans être tout à fait pragmatique à cet égard puisqu’il compte continuer ses activités professionnelles sur le temps de sommeil des enfants. Sa compagne, quant à elle, souhaite garder une fluidité entre les domaines, pensant que c’est « idéaliste de croire que quand t’es au travail, t’es qu’au travail ». Pour ce qui est de sa carrière, Anne se voit aujourd’hui satisfaite mais aspirerait à allier ses convictions profondes, à savoir féminisme et écologisme, à son art. Cédric est aussi satisfait et pense diminuer progressivement son temps de travail avec les enfants auxquels il donne des cours et pourquoi pas rédiger un livre pour enfants ou encore terminer sa bande dessinée.

Leur sentiment de légitimité est d’autant plus précaire qu’ils développent un sentiment d’imposture lié au fait qu’ils doivent souvent accepter de faire des choses qu’ils n’ont jamais faites avant. 

« C’est quoi ton vrai métier du coup ? ». Véritable préjugé, dont l’impact reste pourtant limité sur Anne et Cédric car leur famille ont toujours fait preuve de beaucoup de soutien. La jeune artiste y voit de la désinformation d’autrui, pour qui tant d’aléas et d’incertitudes sont effrayants. Cette question, régulièrement posée aux artistes, lui permet de « toujours réfléchir à la légitimité de ce métier [ce qui] permet aussi de ne pas être totalement déconnectée du monde ». Leur sentiment de légitimité est d’autant plus précaire qu’ils développent un sentiment d’imposture lié au fait qu’ils doivent souvent accepter de faire des choses qu’ils n’ont jamais faites avant. Ils doivent aussi régulièrement expliquer le contenu de leur métier, souvent associé à du stand-up. « T’es prof en fait !» a-t-on dit à Cédric, qui ne se sent pas comme tel, mais, « en même temps, dire que tu es enseignant permet de mettre un peu de valeur à ce job » (Anne). Se révèle ainsi la hiérarchie implicite qui place les métiers artistiques au bas de l’échelle professionnelle. Lors de la pandémie de Covid-19, les métiers artistiques ont d’ailleurs été définis comme non-essentiels, ce qui est considéré comme un véritable renversement par Cédric : « j’ai toujours pensé que s’il y avait une catastrophe immense, on nous enlèverait les banques, le travail mais que l’art ça survivrait à tout ».

Nous pouvons donc nous demander si la socialisation secondaire de ces artistes a suffi à les rendre assez attentifs aux inégalités de genre pour ne pas les reproduire.  

Pour conclure, cette enquête empirique permet de se rendre compte des inégalités professionnelles auxquelles les artistes doivent faire face. Cela s’illustre par la sous-valorisation du métier d’artiste et, comme le dit Cédric, « le doute est permanent dans le métier d’artiste et si on a peur de l’incertitude on ne peut pas faire artiste ». Pour en revenir aux inégalités de genre, nous pouvons faire des suppositions sur plusieurs zones d’ombre. Lorsque Cédric proclame s’occuper des repas, cela signifie-t-il qu’il cuisine lui-même ou qu’il commande ? Raccourci qu’Anne ne peut utiliser avec la lessive et le ménage, activités d’autant plus associées à la femme dans une vision de répartition inégale des tâches domestiques. Le fait que celle-ci ne se laisse pas dépassée par son travail pose aussi la question de l’endossement de la stabilité familiale, aussi attachée à la femme. L’organisation des vacances, tâche féminine selon la répartition genrée, est également laissée à Anne. Néanmoins, il est important de laisser ces propos à leur statut d’hypothèse, notamment car Anne se revendique partisane du mouvement féministe, suggérant qu’elle est au courant des inégalités de répartition des tâches domestiques. Impossible donc de savoir s’il s’agit d’hypothèses vérifiées ou de surinterprétations. Finalement, en revenant sur leur origine sociale, nous pouvons observer que la mère d’Anne pratique un métier du care et que la mère de Cédric a été mère au foyer. Nous pouvons donc nous demander si la socialisation secondaire de ces deux artistes a suffi à les rendre assez attentifs aux inégalités de genre pour ne pas les reproduire.  

Références

1 Sinigaglia-Amadio, S. & Sinigaglia, J. (2015). Tempo de la vie d’artiste : genre et concurrence des temps professionnels et domestiques. Cahiers du Genre, 59, 195-215. https://doi.org/10.3917/cdge.059.0195

2 Perrenoud, M. & Leresche, F. (2015). Les paradoxes du travail musical : Travail visible et invisible chez les musiciens ordinaires, Les mondes du travail, 16-17, 85-96.

3 Becker, H.S. 2009. Préface. In Bureau, M., Perrenoud, M., & Shapiro, R. (Eds.), L’artiste pluriel : Démultiplier l’activité pour vivre de son art. Villeneuve d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion. doi : 10.4000/books.septentrion.40355

Informations

Pour citer cet article Pour citer cet article
Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL :
AutriceReber Fanny, étudiante en première partie de Bachelor en sciences sociales
Contactfanny.reber@unil.ch
EnseignementSéminaire, Sociologie générale B

Par Marc Perrenoud et Lucile Quéré
  1. Anne et Cédric sont des pseudonymes afin de garantir l’anonymat des enquêtés. ↩︎