La diaspora Erythréenne en Suisse : deux camps opposés

Alors que la population Erythréenne est la première demandeuse d’asile en suisse, quel est leur lien à leur pays d’origine, ainsi qu’à leur pays d’accueil ? Coup d’œil sur une population qui semble unie et solidaire, et leur manière de faire communauté.

Par Nouria Zeggani

basé sur un travail écrit en collaboration avec Chloé Biondo.


La diaspora Erythréenne


La Suisse est l’une des destinations d’exil privilégiées par la communauté́ érythréenne, première population demandeuse d’asile en Suisse. Dispersée en raison de la migration, la population érythréenne compte un tiers d’individus vivant hors du pays  (Gouery & Jeangene Vilmer, 2014: 10) . Cette réalité́ est due entre autres à l’instauration du service national obligatoire à durée indéterminée. Instauré en 2002, il n’a pas pour seul objectif de « défendre le pays, mais aussi de le reconstruire suite à la guerre d’indépendance et de propager l’idéologie nationale »5

Bien qu’une partie considérable de la population érythréenne vive hors du territoire national, les liens au pays d’origine demeurent importants à travers le soutien à la famille et la redevance de 2%5 à l’État, aussi appelée « taxe de reconstruction » sans laquelle aucun retour aux pays n’est possible.

Qu’en est-il alors du sentiment d’appartenance au pays d’origine ? Existe-il un sentiment d’appartenance à une communauté érythréenne résidant en Suisse ? La relation au pays d’origine influe-t-elle sur les liens créés dans le pays d’accueil ?

Guerre d’indépendance3
L’Érythrée, ancienne colonie italienne, à la fin de la seconde guerre mondiale fut donnée à l’Éthiopie par les nations unies en 1950 dans le but d’en faire une province autonome d’un état fédéral socialiste. Dès 1961, sous les ordres du général Isayas Afwärqi, une lutte armée commence qui par l’indépendance de l’Érythrée en 1993. Isayas Afwärqi devenu président, avec le front populaire pour la démocratie et la justice (FPDJ), anciennement le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE), instaure le service national qui consistant à 6 mois de formation et 1 ans à l’armée ou dans une institution civile étatique. « Tous les citoyens n’ayant pas participé à la guerre pour l’indépendance » y sont contraint, hommes et femmes de 18 à 40 ans. Suite au conflit Erythrée-Etiopie de 1998 à 2000, le service national est prolongé indéfiniment. Impactant aussi sur plusieurs libertés primaires, le service national est considéré comme une forme de travail forcé et est symptomatique d’un état totalitaire et autoritaire.


Faire groupes au sein de la communauté

D’après Brubaker2, il serait préférable de penser l’appartenance communautaire comme un processus et de prendre comme catégorie d’analyse non pas les groupes en soi, mais la manière de faire groupes. En effet, plutôt que de partir du principe qu’un groupe en est un, il s’agit de chercher dans les discours, les actes quotidiens, la manière dont les personnes concernées soulignent ou transgressent les frontières pour faire et défaire les groupes. Ainsi, des facteurs extérieurs peuvent influer aussi sur le maintien du groupe. Il peut s’agir notamment de l’État et des institutions qui sont rattachées, de partis politiques, d’association à l’origine de mouvements sociaux ou encore d’églises6.

Du pays…à la diaspora : une fracture

Il est ressorti des principaux entretiens menés que la population Erythréenne résidant en Suisse est partagée entre anti- et pro-gouvernement erythréen. En effet, la communauté est « divisée en deux », en termes de « pour » ou « contre » (le gouvernement) selon nos interlocuteurs. Si cette division est prégnante au sein de la population en Erythrée, elle l’est aussi au sein de la diaspora. La position face au gouvernement semble être une composante majeure de l’identité́ politique d’un.e Erythréen.ne et joue comme un marqueur social. 

Démarche méthodologique
Nous avons rencontré quatre interlocuteurs (Adiyam*, Efrem*, Maikel*, Abel*), de première génération de migration (ayant vécu en Érythrée) autant que de seconde génération (enfants de la diaspora). Nous avons ainsi pu récolter leurs témoignages sur leur lien direct ou indirect avec le pays d’origine, ainsi que les différents liens formés dans la diaspora érythréenne suisse. La prise de contact avec nos interlocuteurs s’est avérée être un défi. Parfois les interviewés refusaient d’aborder un sujet car traumatique, ne répondaient à nos sollicitations, venaient à des interview sans s’annoncer et sans que nous n’ayons eu de contacts avec, accompagnant un interviewé, ou par le biais du bouche-à-oreille.

Selon les dires d’Adiyam, il s’agit d’un élément engendrant une forme d’altérité́ au-delà̀ des frontières nationales : 

« Du coup dans la diaspora, tu as ce clivage clairement. On a deux communautés. Tu vas avoir la communauté́ pro et la communauté́ contre. »

Adiyam

Selon lui, l’appartenance à l’un ou l’autre des groupes relève moins d’idées politiques personnelles, mais repose sur des affiliations à des factions communautaires et familiales. Loin de former une « communauté » diasporique unifiée – présupposé souvent répandu dans les écrits sur les diasporas, la population érythréenne est divisée en deux communautés qui se différencient par des clivages socio-politiques.

Ancien et nouveau 

Le clivage se retrouve à cheval sur un autre clivage qui construit et est construit par le positionnement pro et anti gouvernemental. En effet, celui-ci est aussi la consequence de deux vagues mirgatoires distinctes. Une premiere plus ancienne constituée de personne fuyant la guerre et une seconde plus recente, celle des exilées. Les anciens et les nouveaux. Le premier terme renvoie aux générations ayant émigré il y a plusieurs dizaines d’années, au moment de l’indépendance, et ont transmis l’image du pays à leurs enfants. En opposition, le terme « nouveaux » désigne ceux et celles qui viennent de quitter l’Érythrée, qui « ont vécu la réalité́ de la chose, du système politique érythréen ». Ce clivage est abordé par nos interlocuteurs : Adiyam mentionne par ailleurs une institution spécialement destinée aux jeunes de la diaspora, participant à la célébration du pays d’origine lointain appelée Youth People’s Front for Democracy and Justice1. Le clivage entre pro et opposants et/ou celui entre anciens et nouveaux est donc rendu significatif par les organisations qui mobilisent la catégorisation politique.


Pro ou anti : quand les clivages politiques organisent la vie communautaire

Ce clivage organise en grande partie la vie sociale des Erythréens en Suisse, puisqu’il participe à la formation des organisations communautaires. Selon Adiyam, il existe des institutions au sein des communautés érythréennes, qui non seulement témoignent du clivage pro-opposants mais le pérennisent également : 

« On s’aime pas, on fait pas les mêmes fêtes. On va fêter l’indépendance [de l’Érythrée] : ils vont faire leur fête, on va faire la nôtre. […] On a des églises séparées opposants et église érythréenne pro. […]». 

Adiyam

Alors que ces structures ont pour rôle premier de matérialiser le sentiment d’appartenance communautaire à travers des actes d’entraide et de solidarité́ lors d’évènements comme les mariages et les enterrements, elles renforcent également ce clivage politique. Adiyam témoigne de la manière dont cette fracture est reflétée au sein des centres communautaires, qui recrutent et excluent des membres selon ce critère.

La position politique face au gouvernement est une composante majeure de l’identité́ d’un·e Erythréen·ne.

Ces rivalités sont allées jusqu’à la dénonciation de certaines activités à l’ambassade, débouchant sur des interdictions de retours au pays. À nouveau, la position politique face au gouvernement est mobilisée par les membres de l’association pour distinguer un “eux” du “nous” et exclure les premiers des activités de l’association. Conscients que la politique est source de conflits, trois de nos interlocuteurs insistent sur le fait que l’ « on ne peut pas parler politique avec n’importe qui ». Cette censure, développée à l’échelle individuelle, participe aussi à la réification du clivage entre « eux » et « nous ».


Au-delà de la fracture idéologique


Comme observé auparavant, la constitution d’un lien communautaire en Suisse par la communauté́ érythréenne s’effectue par la réification de la catégorie politique. Cette construction de l’identité́ communautaire dans la diaspora érythréenne passe par le soutien des organisations autant que par les “everyday actions”2 qui marquent l’appartenance à un groupe et/ou le rejet du groupe adverse. Cependant, plusieurs aspects des témoignages récoltés soulignent des stratégies permettant de contourner le clivage.

Il s’agit de faire ressortir ce qui les rapproche comme le terme « habasha » nous l’apprend.


Celles-ci peuvent passer par la minimisation du clivage comme Maikel qui ressent une tension, mais la dépeint comme minime et s’arrêtant à la politique. Elles peuvent être de l’ordre d’un simple évitement de sujet comme Abel semble le faire. Elles peuvent être autant un acte proche du militantisme, en déconstruisant volontairement les séparations attendues à la manière dont Efrem revendique ses efforts d’accueil de la nouvelle génération. Et elles sont, de manière générale, une façon de faire prévaloir la culture, les langues, les expériences et les origines communes comme Adiyam le verbalise, et comme Efrem, Abel et Maikel le sous-entendent. Il s’agit de faire ressortir ce qui les rapproche comme le terme « habasha » nous l’apprend. En effet, Adiyam explique que lorsqu’elle croise une personne érythréenne ou éthiopienne, c’est par ce terme, intraduisible et qui semble faire référence à ce qu’ils ont de commun, qu’ils et elles s’identifient.

Notes

1Le YPFDJ est une organisation nationaliste de la jeunesse issue de la diaspora érythréenne. Il s’agit d’une branche de l’organisation du Front populaire pour la démocratie et la justice, qui gouverne l’Erythrée en tant que parti unique.

Références

2Brubaker, R. (2002), “Ethnicity without groups” in: Archives Européennes de Sociologie, Vol. 43, No. 2, Études critiques, Cambridge University Press, pp. 163-189. h​ ttps://www.jstor.org/stable/23999234 

3Bozzini, D. (2014). Surveillance, répression et construction collective de l’insécurité en Érythrée. Politique africaine (Paris, France : 1981)135(3), 137–157. https://doi.org/10.3917/polaf.135.0137

4Gouéry, F. Jeangène Vilmer, J.-B. (2014). Erythrée : entre splendeur et isolement. Paris : Non lieu. 

5Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) (2015). Rapport EASO : Erythrée, étude de pays (Résumé). Berne-Wabern : Confédération suisse. P. 2 et 4.

6Brubaker, R. (2002). op. cit., p. 172

Informations

Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2021, consulté le XX mois 2021. URL :
Autrices Nouria Zeggani et Chloé Biondo, étudiantes de Master en sciences sociales
Contact nouria.zeggani@unil.ch
Enseignement Cours Local/glogal : enjeux, débats et terrains en anthropologie

Par Anne-Christine Trémon et Lucas Gatignol

© Illustration : Pexels