Par Andreia Abreu Remigio
Révolution 101
Le Portugal a été sous un régime dictatorial (Estado Novo) des années 1920 jusqu’au 25 avril 1974. Le pays était caractérisé par un corporatisme autoritaire qui exploitait, entre autres, l’inégalité hommes-femmes pour discipliner la main d’œuvre. À ce moment-là, le Portugal était également engagé dans des guerres coloniales en Angola, au Mozambique, et en Guinée-Bissau, qui coûtaient très cher à la population, tant en argent qu’en vies humaines. Lassés, un certain nombre de soldats ont commencé à s’organiser. Le 25 avril 1974, un groupe d’officiers, le MFA (Mouvement des Forces Armées), a ainsi lancé son coup d’État et a obligé le dictateur Marcelo Caetano à démissionner sans violence1. Après le coup d’État, les élections ont eu lieu en 1975 et l’Assemblée constitutionnelle a été créée un an plus tard, ce qui a établi le Portugal en tant que république démocratique parlementaire. Les guerres coloniales ont également pris fin, et les colonies telles que l’Angola et le Mozambique ont obtenu leur indépendance. Bien que les revendications ouvrières aient désormais pris une place plus importante, ces demandes ne remettaient pas forcément en question les problèmes typiquement féminins, que le régime avait normalisés et naturalisés à travers les mœurs promues par l’Église catholique, qui favorisaient le statu quo de l’inégalité de genre2.
Problématique
Alors en quoi les archives des collectifs (de type « manifeste » ou article de journal) de femmes permettent-elles de saisir les défis spécifiques auxquels les femmes ont été confrontées dans la construction d’une société démocratique au Portugal de 1974 à 1980 ? Les revendications sont-elles différentes parmi les collectifs ?
Ce travail de recherche mené dans le cadre du séminaire « Politiques du genre et de la sexualité » porte sur trois collectifs. Le Mouvement démocratique des femmes (MDM) est une association non-gouvernementale, créée quelques années avant le coup d’État et alliée du Parti communiste. Leurs revendications portent principalement sur les intérêts des femmes ouvrières. L’Union des femmes antifascistes et révolutionnaires (UMAR), maintenant appelée Union des Femmes Alternatives et de Réponse, est une organisation de défense des droits des femmes fondée juste après la Révolution en 1976 par des membres du parti d’extrême gauche de tendance marxiste-léniniste Union démocratique du peuple, mais qui a toujours été complètement autonome. Le Mouvement de libération des femmes (MLM) était un groupe féministe radical qui luttait pour le droit à l’égalité des chances et contre la discrimination fondée sur le sexe2.
Revue de la littérature
Dans la littérature, il est souvent théorisé que « les revendications portées par les ouvrières omettent en général d’évoquer des problématiques soulevées par les mouvements féministes [et] qu’inversement, les mouvements féministes, souvent composés de femmes issues des milieux plutôt aisés, n’ont peut-être pas assez intégré les spécificités des revendications portées par les ouvrières. »3. Dans tous les cas, la condition de toutes les femmes portugaises avait été cimentée pendant si longtemps que même la Révolution des Œillets n’a pas suffi à assimiler une nouvelle perspective de genre. Les grandes figures et les grands événements féministes mondiaux, de la Convention de Seneca Falls à Simone de Beauvoir, étaient très peu connus de la population lusophone4. L’Estado Novo en particulier a renforcé la discrimination de genre dans la société portugaise. La représentation des femmes était telle que leur « épanouissement » ne pouvait avoir lieu que dans la sphère domestique4. Et les mœurs et coutumes, comme la domesticité, la chasteté, l’obéissance, étaient dictées par l’Église catholique5. L’émancipation féminine fut donc souvent éclipsée par la lutte contre le fascisme.
Analyse thématique des archives
Dans la « Charte des droits de la femme » du MDM, le droit à l’avortement est présenté comme dernier recours lors d’une grossesse indésirée, et le collectif prône l’éducation sexuelle et l’accès aux contraceptifs pour éviter les grossesses non désirées. Dans un article de « Diário de Lisboa » de 1977, le mouvement critique aussi la loi répressive de 1886 qui pénalise l’avortement et plaide pour sa légalisation comme une question de santé publique. Le MLM, lui, appelle également à l’abolition des lois fascistes sur la famille, et exige l’avortement libre et gratuit ainsi que la contraception. Dans un article de « Jornal Extra », nous pouvons voir que les trois collectifs ont même collaboré pour pousser une pétition visant à légaliser l’avortement. Les archives révèlent que la lutte pour les droits des femmes était complexe et souvent entravée par des contextes politiques et sociaux. L’UMAR et le MDM ont su naviguer entre ces obstacles en alignant leurs revendications avec les idéologies socialistes, tout en faisant avancer des causes féministes essentielles. Toutefois, l’avortement n’a été décriminalisé qu’en 2007 au Portugal. Bien qu’une loi de 1984 ait légalisé l’avortement dans certains cas, les institutions et le corps médical étaient si peu disposés à l’appliquer que la plupart des avortements ont continué à être pratiqués clandestinement5.
Le secteur de la petite enfance est également un point crucial. Le MDM militait pour les droits des enfants, l’accès à l’éducation et au système de santé, et la création de crèches et écoles. L’UMAR soulignait l’importance de valoriser ce secteur pour soulager les mamans et offrir une meilleure éducation, réclamant plus de crèches, d’accompagnement pendant la grossesse, d’allocations familiales et de centres de planning familial.
Le travail est aussi un des thèmes récurrents et centraux pour les trois collectifs, qui insistent sur le droit au plein-emploi, l’égalité salariale et l’accès à la formation professionnelle. Le MDM demandait le droit au travail, l’égalité salariale et de bonnes conditions de travail. L’UMAR réclamait l’égalité d’opportunités et une meilleure égalité salariale. Le collectif abordait aussi l’augmentation du coût de la vie le problème du chômage et des conditions de travail. Le MLM, lui, listait le travail domestique et l’accès à l’emploi comme secteurs nécessitant la mobilisation des femmes.
Le féminisme est le thème central « exclusif » du MLM. Par contraste, l’UMAR reconnaît que les femmes sont considérées comme des objets de consommation, mais sans utiliser le terme « féministe ». Le MLM met vraiment l’accent sur la littérature engagée et la traduction de travaux féministes étrangers. Le collectif critique le patriarcat et les institutions de pouvoir, et déplore la marginalisation des organisations de gauche et les attaques contre elles, soulignant l’importance de se situer par rapport aux mouvements féministes en Europe.
Les archives montrent également que la gauche portugaise restait centrée sur la théorie des classes sociales, réduisant la pensée féministe à un mouvement bourgeois. L’UMAR et le MDM ont utilisé leur légitimité parmi la gauche pour pousser des revendications similaires au MLM. En insistant sur « la femme qui travaille », ces collectifs ont présenté leurs demandes comme purement socialistes. Le MDM, cependant, faisait preuve d’une plus grande prudence. Cette précaution ne découlait pas d’une discordance entre le mouvement et le Parti communiste mais plutôt d’une volonté de maintenir une cohésion idéologique, déguisant les revendications féministes dans la cause ouvrière générale.
Il est important de noter que les collectifs visaient différentes classes sociales de femmes, en raison de la composition sociale de leurs membres. Le MLM, seul groupe autonome ouvertement féministe durant cette période révolutionnaire, était composé principalement de femmes de la classe moyenne et supérieure ayant fait des études. Ce collectif, sans le soutien d’un parti, se faisait souvent attaquer par la gauche pour son avant-gardisme.
Pour conclure, cette analyse soutient que le MDM et l’UMAR étaient des collectifs féministes en pratique, sans pour autant adopter ce qualificatif. Cela était dû au blocage sur le mot « féministe » causé par des décennies d’isolation informationnelle et de censure. Les revendications des collectifs montrent une convergence sur des thèmes essentiels comme la maternité, le travail et le féminisme. Les collectifs partageaient bien de nombreuses revendications, mais leurs approches et soutiens variaient, reflétant les tensions et les défis de cette ère.
Références
1 Varela, R., Robinson, P., & Purdy, S. (2019). A People’s History of The Portuguese Revolution (English language edition). Pluto Press.
2 Melo, D. (2016) Women’s mobilisation in the Portuguese revolution: context and framing strategies, Social Movement Studies, 15(4), 403-416.
3 Thobie, N. (2022). Femmes ouvrières dans la révolution portugaise, 1974-1976. L’exemple de la lutte de la Sogantal. Histoire, Europe et relations internationales, 1, 183-185.
4 Gomes, M. O Lado Feminino da Revolução dos Cravos, Storia e Futuro 25, February 2011, http://storiaefuturo.eu/lado-feminino-revolucao-dos-cravos/
5 de Oliveira, L. (2022). Performing Revolution: Women’s Artistic Agency and Democratization in Portugal (1974–79). Portuguese Studies, 38(1), 62-77.
Informations
Pour citer cet article | Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL : |
Autrice | Andreia Remigio Andreia, Étudiante en Master en Anglais (branche principale) et Sciences Sociales (branche secondaire) |
Contact | andreia.abreuremigio@unil.ch |
Enseignement | Cours/Séminaire, Politique du genre et de la sexualité Par Marta Roca i Escoda, Ghaliya Nadjat Djelloul et Sébastien Chauvin |