Ecritures dramatiques contemporaines / Partenariat avec Le Courrier

Ecritures dramatiques contemporaines / Partenariat avec Le Courrier

Deux lundis par mois, pendant l’été 2018, Le Courrier a publié le texte inédit (extrait) d’un-e auteur-e de théâtre suisse ou résidant en Suisse. L’Atelier critique a eu accès à la version intégrale de ces oeuvres et en propose aujourd’hui une critique, assortie d’un entretien avec leurs auteur-e-s.


Été 2018

Par Julia Cela

Une critique sur le texte de la pièce :
La Danse des affranchies / De Latifa Djerbi / Créée en mai 2018 au Théâtre Saint-Gervais, développée dans le cadre de la bourse TEXTES-en-SCÈNES par la Société Suisse des Auteurs / Lansman 2018

Conjurer le mal

© Ariane Arlotti

La pièce de Latifa Djerbi fait le portrait d’une famille tunisienne au moment du décès d’Ayadi, le père, dans le contexte de la révolution de 2010. Les parcours de chacun se rencontrent et s’entrechoquent. Au contact de sa famille, le personnage de Dounia entreprend un chemin vers l’émancipation. La Danse des affranchies est une invitation à remettre en question les injonctions qui entravent la quête de l’identité, qu’elles émanent de notre culture d’origine, de notre culture d’accueil ou du corps social en général.

Même si le titre de la pièce évoque une libération au féminin, le texte de Latifa Djerbi propose une réflexion transversale sur les phénomènes de domination. Il questionne la possibilité de se constituer en sujet, en s’affranchissant de toute tentative de catégorisation. La Danse des affranchies propose une immersion dans un monde constitué avant tout d’individualités sensibles, dont l’être au monde est en constant travail, dans un aller-retour entre culture d’origine, culture d’accueil, rôles de genre et devoir familial.

Le texte est défini comme une « tragi-comédie » et découpé en seize scènes. L’histoire se déroule entre fin 2010 et début 2011 en France, en Tunisie et en Suisse. Le père de famille, Ayadi, vient de mourir. Saïda, la mère, Leïla, fille aînée et Dounia, la fille cadette se retrouvent pour régler les détails du testament. De retour au bled, le personnage de Dounia, émigrée de deuxième génération, fait face aux injustices des lois de successions tunisiennes : l’oncle réclame un dû auquel il ne devrait pas prétendre. Le frère de Dounia et Leïla sera reconnu comme seul héritier de la fortune du père. Les trois femmes de la famille sont exclues de la question de la succession. Un soir, en se disputant avec sa sœur au sujet du statut du père dans la famille, Dounia se blesse et fait la connaissance de Nour, médecin, lesbienne et militante. Engagée dans la révolution tunisienne, la doctoresse lutte contre les articles misogynes de la Constitution. En rencontrant ces femmes révolutionnaires si engagées pour leur cause, Dounia fait enfin la rencontre du féminin auquel elle aspire. Elle manifeste à Tunis à leurs côtés, avant de rentrer en Suisse pour reprendre le cours de sa vie, transformée en profondeur.

La première problématique qui surgit est celle de la place à accorder au féminin. Les trois femmes de la famille ont des postures différentes et leur confrontation fait des étincelles. C’est le personnage de Dounia qui se trouve au centre du conflit. « T’es rentrée dans le moule, un objet de désir pour mâle en chaleur » dit-elle à sa sœur. « Infantilisée, formatée par la mentalité d’ici, une machine à pondre » assène-t-elle à sa mère. Le texte pose la question de la possibilité d’un féminin qui se constitue autrement que par le rejet ou l’adhésion vis-à-vis de la domination masculine. Cette synthèse, qui semblait impossible, est incarnée par le personnage de Nour. La pièce dessine un parcours autour de ces personnages féminins qui se posent ces questions sans pudeur et sans réflexe partisan.

Le thème de la libération dépasse cependant la question des rôles de genre. En posant la question du féminin, Latifa Djerbi se saisit également de la question du statut d’immigré. Le personnage de Dounia, dans l’avant-dernière scène, dit qu’elle est « comme tout le monde [qu’elle] n’aime pas les Arabes », remettant en question la possibilité d’appartenir pleinement à une culture qui méprise les femmes. Le statut d’immigrée, par ailleurs, lui interdit une identification totale à sa culture d’accueil. L’entre-deux dans lequel évolue le personnage, bien qu’inconfortable, semble contenir en puissance la possibilité d’être au monde par d’autres moyens que l’identification à une nation.

La langue directe et sans détours de Latifa Djerbi accentue la franchise des questionnements soulevés par la pièce. Dans chaque scène ou presque, l’interaction entre les personnages se construit sur la base de désaccords et de conflits, verbalisant des positions politiques très diverses. Parce que cette réflexion est embrayée par un accès tout en complexité aux affects des personnages, elle échappe aux attendus politiques pour poser la question de la constitution de l’identité en d’autres termes : l’humour est omniprésent et permet d’extraire la problématique de la domination de la lourdeur tragique qu’on lui prête habituellement. C’est par le rire également que Latifa Djerbi instaure une distance vis-à-vis du matériau autobiographique de la pièce, rendant sa propre expérience partageable. La Danse des affranchies, dans une légèreté éclairée et malicieuse, montre d’autres moyens de se réapproprier son corps, ses racines et son identité, s’affranchissant des frontières géographiques, genrées, symboliques ou culturelles.

Été 2018

Par Julia Cela


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Été 2018

Une critique sur le texte de la pièce :
Lunatic Asylum / D’Anne-Frédérique Rochat

La fête des fous (en musique)

© Dominique Derisbourg

Lunatic Asylum, un titre charmant, qui évoque un certain asile d’Arkham – cher à Batman et au Joker – dont le cadre de cette pièce n’est pas si éloigné. Dans un hôpital psychiatrique, dirigé par le machiavélique Herr Doktor, l’une des patientes a mystérieusement disparu. C’est sur cette intrigue – qui n’est pas sans rappeler un scénario de thriller psychologique – qu’Anne-Frédérique Rochat développe une comédie musicale déjantée, avec rires et costumes. 

Rebecca Craft, l’une des patientes de La Paix du Cœur, asile psychiatrique pour « personnes décalées ayant de légers problèmes avec la réalité », a disparu. C’est la panique, tant chez les soignants que chez les patients. Est-elle vivante ? Est-elle morte ? Et si Claude, le mystérieux «homme de ménage», l’avait tuée ? Et si elle était partie ? Malgré cet événement, les occupants de l’asile s’apprêtent à célébrer la fête d’Halloween. Alors que nous plongeons dans le quotidien des patients, entre séances de thérapies et préparation des célébrations, des indices nous laissent penser que Rebecca aurait peut-être été tuée par le docteur maniaque de la chirurgie esthétique. Le lecteur suit, à la façon d’un polar, un jeu de pistes, afin de remonter vers le coupable jusqu’à la fête d’Halloween où Rebecca (si c’est bien elle…), fraîchement passée sous le scalpel du docteur, vient dire au revoir à ses compagnons de fortune, son passage par la chirurgie esthétique tenant lieu de guérison. Une fin assez prévisible, mais qui ne manque pas d’humour, notamment dans la dernière chanson où les personnages chantent en chœur leur bonheur d’être à l’asile.

Lunatic Asylum est une commande du musicien et compositeur Lee Maddeford. Avec Lorenzo Malaguerra, le directeur du théâtre du Crochetan, à Monthey, ils ont demandé à Anne-Frédérique Rochat de composer une comédie musicale prenant place dans un asile. Ce lieu, topos théâtral du XXe siècle, inscrit la pièce dans une longue tradition dramatique évoquant, notamment, Les Physiciens de Friedrich Dürrenmatt,  Marat-Sade de Peter Weiss, ou encore, un siècle et demi plus tôt, les mises en scènes réalisées par le Marquis de Sade lors de son internement à l’hospice de Charenton, ce qui contribue d’emblée à façonner une atmosphère particulière à la fable. En effet, l’asile (qui renferme des patients et du personnel soignant et non-soignant) se trouve être un lieu où les frontières se brouillent et où les mentalités sont poreuses ; l’univers diégétique de la pièce se situe entre réalité sombre et monde enfantin, rappelant, avec ses chansons, ses déguisements et ses attitudes, certains dessins animés où les personnages prennent à certains moments des traits caricaturaux.

Le texte, divisé en douze scènes, compte dix personnages – à moins qu’ils ne soient onze ; l’incertitude, assumée, vient du fait que la même comédienne est censée jouer trois rôles : celui de l’infirmière et sa sœur jumelle (Julie/Lucie), ainsi que celui de « La nouvelle Rebecca » qui apparaît à la fin de la pièce. Les changements de scènes sont liés aux changements de lieux. Entre deux lieux parfaitement délimités (le bureau et la salle commune), le couloir est un espace non-défini de transition, voire d’« errance » (selon le titre donné au septième tableau) dans lequel seuls trois personnages apparaissent : Claude (« l’homme de ménage »), et les patients Bob et Lou. Les transitions sont courtes, le rythme rapide est marqué par les entrées et sorties des différents personnages : on passe d’un tableau à l’autre, d’une chanson à l’autre, quasiment sans avoir le temps de respirer, et c’est ce qui fait que le lecteur adhère à cet univers sens dessus dessous. Les dialogues sont dits mais aussi et surtout chantés. Les chansons, composées en vers, fournissent de précieuses informations sur l’intrigue et l’intériorité des personnages. La métrique est plutôt régulière, avec l’emploi de l’heptasyllabe, de l’octosyllabe et du pentasyllabe. Ces chansons apportent une dimension comique, en donnant à entendre les cogitations des personnages dans une atmosphère «bon enfant».

On sent aussi une certaine influence de Brecht dans cet usage de « songs » qui rompent la linéarité de l’intrigue. Certains personnages ont leur propre refrain ; Sullivan, un patient travesti, chante sans cesse  « Pin-pon la petite auto jaune ». Quant à Herr Doktor, il insère à maintes reprises son couplet  sur  «une bonne bouille», révélant sa fascination pour la beauté et la chirurgie esthétique. Le texte alterne entre des chansons performées en groupe et des chansons en solo, ce qui met certains personnages en avant au détriment d’autres ou contribue encore à la cohésion du groupe pourtant disparate. On trouvera, notamment, à certains moments, le chœur des patients uni contre la psychiatre ou encore le duo entre les deux soignants, Herr Doktor et la psychiatre. Ces groupements, réunis par la musique, ont de quoi amuser et permettent au lecteur d’expliciter les liens entre certains des personnages.

L’auteur apprécie le fait de jouer avec les attentes des spectateurs et lecteurs : elle fait en sorte de jouer avec notre imagination, à plusieurs reprises, en mettant en place ce que l’on identifie comme des indices visuels ou auditifs de ce qui pourrait être advenu de Rebecca, ce qui nous tient en haleine. Le lecteur finira par tomber, malgré lui, dans les filets tendus par l’auteur ; en effet, les personnages cristallisent parfaitement nos attentes, en faisant appel à des lieux communs (le psychiatre plus fou que les fous, le cuisinier maniaque, etc… ), ce qui provoque un sentiment de «déjà vu» ou de «situation attendue» au moment de la lecture ;  paradoxalement  très plaisant – peut-être à cause des chansons comiques qui soulignent cet effet. Anne-Frédérique Rochat explore également les thèmes du travestissement et de l’identité. Les costumes de Lunatic Asylum ont, principalement, deux fonctions : cacher ce que l’on ne veut pas montrer ou, au contraire, révéler ce qu’on ne veut pas cacher. D’abord, chaque personnage est caractérisé par son costume ; ainsi, Sullivan – une sorte de travesti – est habillé avec une robe, Claude («l’homme de ménage» androgyne) porte un habit de travailleur plutôt unisexe, Herr Doktor, ainsi que la psychiatre ont une blouse, et ainsi de suite. Attila, le chef cuisinier, apparaît souvent, dans la pièce, avec son tablier tâché de sang, ce qui n’est pas sans évoquer un lieu commun de certains films d’horreur comme Massacre à la tronçonneuse.  En outre, ces personnages se déguisent au sein de l’univers diégétique ; par exemple, la psychiatre porte un masque, au début de la pièce, et les autres personnages se déguiseront pour le fameux bal d’Halloween. Ces accessoires dévoilent d’autres aspects des personnages, notamment chez ceux qui sont censés être les plus « normaux » au sein de l’asile : le personnel soignant.

Avec Lunatic Asylum, Anne-Frédérique Rochat compose un texte amusant dont les possibilités de mises en scène semblent multiples. En effet, rien n’empêche de voir cette pièce comme un dispositif de mise en abîme, au sein duquel les personnages, tous des anciens patients de l’asile qui se seraient débarrassés des soignants, seraient conscients de jouer une représentation devant nos yeux, ce qui dévoilerait une sorte de théâtre des fous, pour les fous. Le charme de la pièce réside, notamment, dans ses chansons, bien composées et drôles, et ses personnages, étonnamment stéréotypés, au sein desquels le lecteur reconnaît les types de caractères qui nourrissent son imaginaire ; Lunatic Asylum, est une fête des fous qui se révèle haute en couleur et en musique.

Été 2018


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Été 2018

Une critique sur le texte de la pièce :
Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer / De Jérôme Richer

La pauvreté invisible et ses voix

© Isabelle Meister

Résultat d’une commande de la Ligue des droits de l’homme, Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer aborde la précarité dans ses diverses manifestations en Suisse. Au-delà des difficultés matérielles, il révèle la violence intérieure qu’elle provoque en interrogeant le spectateur sur son propre rapport à la pauvreté.

Et si elle « n’existait pas », cette population que l’on croit connaître parce qu’on l’aperçoit du coin de l’œil ?  Au quotidien, elle s’expose à notre vue, nichée au coin d’une ruelle ou à proximité des lieux de passages. On la guette, on s’en éloigne. On ignore ce qu’est la situation de précarisation, ce qu’elle implique comme violence intérieure : de la culpabilité à la honte, en passant par la peur de reproduire les schémas déjà vécus. Cette pauvreté réelle, à défaut de l’inventer, Jérôme Richer lui attribue une incarnation.

L’auteur les connaît bien, ces invisibles. L’ancien éducateur professionnel raconte des fragments de vie, des anecdotes, portés par six identités qui n’en constituent qu’une.  Formant la trame principale de la pièce, les diverses situations auxquelles ces « protagonistes » font face, de la stigmatisation dès l’enfance à la perte d’emploi, dévoilent une forme singulière de précarité. Elles révèlent, tour à tour, une facette de ce qu’elle implique au quotidien. En plus de leur statut précaire, tous ces personnages ont en commun un prénom issu de la même dérivation. Antoine, Antonella, Antonio et les autres sont le moyen de transposer des existences dans un universel, celui de la misère sous toutes ses formes, physiques, sociales ou psychologiques.

L’invisible est donné à voir par un montage dramaturgique engageant trois niveaux. Le texte présente des fragments de dialogues prononcés par des personnages d’hommes et de femmes en situation de pauvreté. Pour les décrire, une voix narrative intervient dès l’amorce du texte. L’une de ses fonctions réside dans sa faculté à contextualiser ces situations de misère, en explicitant leur contexte avant de laisser place à une réalité brute. À cela, il faut ajouter les passages écrits à partir de l’histoire des comédiens eux-mêmes, et en partie laissés à l’improvisation. Ils évoquent, lors d’interpellations destinés au public et non sans humour, leur propre rapport à la pauvreté.

Composée de 27 scènes, la pièce joue sur différents niveaux diégétiques. Principalement consacrée à ces diverses situations où la précarité est exposée (école, travail, administration ou encore terrasse de café), la temporalité est elliptique : le lecteur passe d’un lieu à un autre sans réelle transition. Il en va de même des interventions des comédiens, moins fréquentes. Dans un premier temps, les trois strates de la pièce (dialogues, voix narrative, adresses au public) demeurent hiérarchisées par l’instance narrative – manifestement omnisciente. Elle écrase les personnages, enferme leur destin à l’intérieur de schémas qui s’imposent comme des suites logiques de l’impact du premier jour d’école ou d’une grossesse non désirée. Elle révèle aussi ce qui ne parvient pas à se dire dans les dialogues. C’est en partant en quête de cette expression perdue que les protagonistes vont se réapproprier leur propre voix. Progressivement, ils interfèrent avec le récit-cadre, le questionnent, le réfutent, jusqu’à s’en libérer.

L’une des forces principales du texte réside dans l’équilibre entre la gravité de son sujet et l’humour issu du « frottement » entre les différentes instances. De surcroît, la résonance de certaines situations avec l’actualité politique et sociale suisse comme les votations autour de la surveillance des assurés en novembre 2018 ou encore ce que l’on peut lire dans la presse à propos de la mendicité créent des espaces de respiration. Ils dédramatisent le sujet, permettant un regard décalé sur l’univers de la fiction. Le rire permet également de créer de la connivence entre le lecteur-spectateur et les personnages, de briser les préjugés sur les pauvres, en rappelant que ces situations sont humaines. C’est le cas du tutorial décrit par l’une des comédiennes, expliquant comment elle s’est fabriqué une carte d’étudiante pour bénéficier de réductions plutôt que de dévoiler son statut de chômeuse. Cette astuce secrète, relative à un sentiment de honte, se transforme sur scène en un moment humain, une porte vers la compréhension de l’autre.

Jérôme Richer montre que le simple regard, l’empathie ne permettent pas de saisir les souffrances quotidiennes de cette population en marge. La faute à la société ? Comme le montre un dialogue factice articulé par la voix narrative au début de la pièce, aucun enfant n’a jamais dit « je veux être solidaire plus tard » mais beaucoup affirment « je veux être riche ».

Attribuer une voix à ces diverses formes de la pauvreté contribue à libérer ceux qui en sont les victimes. Permettre cette libération progressive et lente vers la révolte finale est un moyen de décrire une réalité intérieure. Les mots sont essentiels pour retrouver une part d’humanité chez cette population comme chez le lecteur. Leur bien le plus précieux.

Été 2018


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Été 2018

Une critique sur le texte de la pièce :
La Chute des comètes et des cosmonautes / De Marina Skalova

L’effondrement des images

© Marina Skalova

« L’essence du théâtre, c’est le poème ». Ce propos de Denis Guénoun (« Théâtre et poésie : propositions ») trouve un écho singulier avec La Chute des comètes et des cosmonautes. Pensée pour la scène, l’action de la pièce de Marina Skalova est amplifiée par un travail poétique sur le langage. Deux personnages y portent leur propre voix ; incapables de sortir d’eux-mêmes, ils confrontent leur vision et désillusion sur le monde.

 La pièce est construite autour d’un voyage de l’Allemagne à la Russie, prétexte à un long dialogue qui resserre la relation distendue d’une fille avec son père. Tous deux souhaitent se rendre à Moscou, pour des raisons vagues. Le père dit y aller pour voir « un client », la fille pour retrouver une image ancrée en elle depuis l’enfance. Se déroulant dans une Europe contemporaine, l’intrigue s’étend sur trois jours, qui structurent la pièce en actes. Les scènes marquent des étapes du périple dont la majeure partie n’est pas montrée. Enfermés dans une voiture, lieu exigu où les individualités s’entrechoquent, la fille et son père entretiennent une relation conflictuelle, parfois d’une froideur sibérienne. Pourtant derrière ces apparences se cache une similitude profonde. Les deux personnages possèdent leur lot d’expériences, propres à deux parcours de vie et à deux générations, qui les portent étonnement à tirer les mêmes conclusions sur le monde. Tous deux sont désenchantés et déçus : leurs représentations, les idées qu’ils s’étaient faites du monde, ne s’accordent pas avec la réalité :

Fille : Le communisme a échoué, le capitalisme a échoué…
Père : L’amour a échoué.
Fille : La famille a échoué.

Tout a échoué. Le père a entrepris des études sous l’URSS, où il a rêvé de liberté. Lorsque Gorbatchev démissionna et pointa du doigt la carcasse déjà morte du géant communiste, les frontières s’ouvrirent et le père put partir vers cet Occident qu’il imaginait être le lieu de la liberté. Arrivé en France, il se heurte à la liberté d’entreprendre et à la réalité du marché ; il devient conducteur. Il n’a, dit-il, « connu de la liberté qu’une image ». La fille a, quant à elle, grandi dans cette Europe de l’Ouest, où elle semble souffrir des relations humaines. Lancée dans une thèse, elle parle avec véhémence et sagacité. Ses paroles, parfois à la limite de l’incohérence, trahissent une déception profonde, celle de ne pas trouver l’amour tant souhaité. Comme son père, elle se noie elle-même dans ses idéaux si éloignés de la réalité. Ces souffrances trouvent leur expression non dans les actes, qui s’avèrent plutôt anodins dans cette pièce, mais dans les paroles.

Les dialogues sont crus et font allusion à des épisodes familiaux sous forme de perpétuels reproches, auxquels répondent des justifications glaçantes. Ces échanges sont l’épine dorsale qui soutient l’ensemble du texte. Entre les dialogues s’intercalent des intermèdes, des monologues intérieurs qui insèrent des voix plus libres. Durant ces monologues, les personnages expriment leurs craintes et leurs impressions face au monde ; ces intériorités mises à nu dans des éclats de liberté soulignent leur inadéquation avec celui-ci. Le texte accorde une part égale aux dialogues et aux monologues, mais il semble évoluer vers une rencontre des personnages. Les dernières scènes sont constituées de monologues à deux voix, comme si un seul propos était finalement défendu par deux êtres.

Durant les monologues, la ponctuation rare rend le texte massif ; les mots s’enchaînent sans que les bornes des phrases ne se délimitent clairement. Le flux constant de paroles internes, mimétique d’un stream of consciousness, invite le lecteur à une vocalisation des textes, rendue également nécessaire par l’accumulation d’informations. Durant ces phases, la fille plonge dans des réseaux métaphoriques empruntés aux sciences telles que l’informatique, l’économie, la chimie et l’astronomie. Son propos se dilue dans le métaphorique, devenant insaisissable, comme pour traduire son égarement et ses tentatives incessantes pour trouver les mots propres à définir ce qu’elle vit. Le père, lui, montre une double facette. Il souffre durant les dialogues ; à chaque phrase, il se heurte aux limites de son vocabulaire et de sa maîtrise de la grammaire. Lors des monologues, sa parole se libère et contraste avec celle qui répondait à sa fille : il ne fait plus l’effort de s’exprimer pour les autres et ne se parle plus qu’à lui-même. Puis, il y a les « cata-strophes », apothéoses poétiques et summum de l’incompréhension entre les personnages : ces scènes où le père et la fille usent leur voix pour extérioriser leurs sentiments enfouis confirment l’individualité de chacun de ces êtres. Les deux personnages parlent sur leurs tons respectifs et singuliers en même temps, sans se rendre compte que l’autre discourt aussi.

Le souci accordé au langage interroge d’ailleurs le genre de la pièce. Les frontières canoniques n’y trouvent pas de pertinence : le texte relève à la fois du théâtre et de la poésie. Les deux voix, si simples dans les dialogues, s’avèrent plus complexes dans les monologues, où se mêlent différentes formes langagières. Lors des cata-strophes, les voix vont jusqu’à interférer et produire une cacophonie dans laquelle la poésie construit son esthétique autour d’une expérience du refus. C’est ainsi que les voix jouent avec leur volume pour composer un contrepoint. La sonorité de la langue est d’ailleurs soutenue par un choix musical varié qui accompagne les personnages au long de la pièce. Lorsque la fille, et plus rarement le père, parlent, les didascalies indiquent quel morceau de musique résonne en fond. Nirvana et la fougue grunge, Placebo et une douce mélancolie ou des compositions plus classiques comme Max Richter constituent un répertoire éclectique dont l’évocation imprègne les scènes d’une ambiance particulière,  prolongeant les paroles des personnages.

L’accident de voiture final s’apparente à une catastrophe, mais aussi à une délivrance : « Il y a seulement des catastrophes fusionnelles ». C’est une résolution abrupte à la cadence lancinante dans laquelle étaient emprisonnés les personnages. La fille employait le mot « comète » pour figurer les empreintes des désillusions amoureuses qu’elle avait pu connaître. Le père, quant à lui, utilisait l’image des « cosmonautes » pour caractériser des soldats soviétiques descendus dans les rues avec leurs blindés. La pièce prend l’allure d’une conquête spatiale de deux êtres nourris par les fantasmes de l’URSS. Les deux personnages ont voyagé en quête d’une oasis, d’un lieu qui résiste à leurs idéaux : « Vous n’auriez pas une autre planète ? ».

Été 2018


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Été 2018

Une critique sur le texte de la pièce :
Un siècle assassiné / De Julien Mages

L’effondrement des images

© Patrick Martin

Dans son dernier texte Un Siècle assassiné, Julien Mages nous projette dans l’histoire sombre de la Shoah. Mais, en même temps qu’il en évoque l’horreur, il développe une histoire d’amour entre deux jeunes gens. Entre le ton dur et violent d’un camp de concentration et la voix pleine d’espoir de jeunes amoureux, Julien Mages esquisse une poésie touchante qui tente de parler de « l’insoutenable ».

Après Les Perdus ou Janine Rhapsody, l’auteur et metteur en scène Julien Mages propose une œuvre dramatique qu’il conçoit comme le premier volet possible d’un roman-fleuve. Dans un format très court – une trentaine de pages – il organise huit scènes encadrées par un prologue et un épilogue, dans un texte essentiellement versifié, où les silences sont prédominants. Les marqueurs spatiaux et temporels y sont presque absents, la réalité concrète placée à distance, les locuteurs souvent flous ­: les paroles, en flottement, donnent au texte une dimension poétique, un peu à la manière de Wajdi Mouawad.

Un Siècle assassiné présente la rencontre de deux personnages, deux jeunes amoureux, seuls personnages de la pièce, qui ne dialoguent presque jamais directement. Ils s’adressent des monologues dans lesquels toute la chaleur de l’amour s’oppose à l’expérience du camp. Les huit scènes sont encadrées par une voix lyrique vaguement verlainienne, qui ouvre puis, comme affaiblie, ferme la pièce dans un épilogue : les phrases du prologue y sont reprises, mais certains mots se sont « perdus en chemin ».

« Ça danse encore / Entre les arbres / tristes sourires / errants fantômes / du brouillard / où perce / un soleil mal fin… »

La perte structure aussi l’action : celle du père, celle du poids, celle de la vie et finalement de l’espoir. Malgré l’amour, les personnages de Julien Mages sont en survie, comme dans les récits sur les camps écrits par Primo Lévi – dont le lexique est ici repris à l’identique – ou Charlotte Delbo – avec l’œuvre de laquelle les ressemblances stylistiques sont abondantes. À travers les monologues de personnages toujours sur le fil entre la vie et la mort, Julien Mages évoque aussi la déchéance d’un professeur de physique renommé et celle de milliers d’autres êtres humains dans une langue qui rappelle parfois une certaine poésie de la guerre – comme celle d’Apollinaire – alliant horreur et naïveté. Adresses au public, adresses à l’autre, adresses à l’absent, la pièce semble destinée tant aux vivants qu’à la mémoire des disparus.

Lorsque la représentation floue de l’univers concentrationnaire devient pesante, les discours amoureux en forment un contrepoint. La libération arrive – à la fin de la pièce – et les jeunes gens s’écrient « Tenir encore » : pour l’amour qu’ils se vouent naïvement l’un à l’autre, dans ces silences répétés qui donnent une dimension fortement émotionnelle à la pièce.

Le rythme change souvent de tempo – ce que marquent les changements dans la typographie, parfois en majuscules, parfois décalée sur la page, et les variations, marquées dans les didascalies, entre cri, chant et silence, nous ballotant entre soupirs amoureux et souffles d’effroi. Les corps sont aussi impliqués, le mouvement des personnages – leur danse notamment – est évoqué. L’équilibre se crée ainsi entre cette variété des rythmes de l’énonciation et la répétitivité des énoncés.

« Je ne veux pas écrire un drame historique, je veux mentionner des personnages qui n’en sont d’ailleurs pas non plus. »

Même si cette évocation de l’univers concentrationnaire durant la Seconde Guerre mondiale fait appel à des images et à des situations qui, au regard de la littérature testimoniale de première main sur ce sujet, s’apparentent ici à des clichés, Julien Mages crée une œuvre personnelle en plaçant non plus l’Histoire au centre, à l’instar de Georges Perec, mais l’individu. Une originalité dont la réalisation sur scène risque d’être pour le moins émouvante.

Été 2018


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Été 2018

Une critique sur le texte de la pièce :
Géant ? / De Domenico Carli

L’effondrement des images

© Le Courrier

Domenico Carli, auteur italien établi en Suisse, est un artiste d’une polyvalence notable : son champ d’action s’étend de la mise en scène au scénario pour la télévision, en passant par l’écriture dramatique, l’enseignement du théâtre, la médiation culturelle et l’interprétation dramatique… De son parcours riche et pluriel, il a tiré déjà pas moins de trente pièces dont Zattera (2007), produite par le Théâtre de Vidy, L’Iliade. Le choix d’Achille (2018) et Chroniques Adriatiques (2015), recueil qui comprend Ciao, Papà!, Ave Maria et Lido Adriatico, toutes publiées aux éditions D’En Bas.

Depuis 1993, il écrit et met en scène des pièces pour enfants avec la Cie La Main dans le Chapeau qui a pris le pari de porter la scène jusque dans les salles de classes, directement devant les élèves. C’est dans ce cadre atypique que Géant… ? voit le jour en 2018Assez brève (le dispositif mis en place par la compagnie prévoit une représentation ne dépassant pas une heure), la comédie a été conçue pour être jouée par un petit groupe de comédiens dans l’espace scolaire. Pour Géant… ?, trois acteurs incarnent les trois personnages de la pièce, et prennent en charge les représentations quotidiennes.

La pièce commence dès l’arrivée des élèves en classe alors qu’ils découvrent une immense chaussure, élément d’une scénographie préalablement installée. Puis M. Félix Dubol, directeur de cirque, entre dans la classe. Avec l’aide de son très savant frère et assistant, le bien nommé Robert Lafrousse de Littré-Langenscheidt, il est à la recherche de nouveaux numéros pour appâter un public laissé sur sa faim depuis que les animaux ne sont plus admis dans l’arène. Si tous deux se rendent dans une classe, c’est pour y trouver de nouveaux talents (puisque, comme le directeur l’a entendu dire : « ici, il y a de sacrés clowns ! »). À leur grande surprise, ils découvrent à leur tour, entre les bancs de l’école, la chaussure de géant. Dubol s’enthousiasme, Lafrousse s’effraye, et après une inspection minutieuse, une étrange demoiselle, prénommée Mî, émerge de la chaussure. Mî parle en mi : « Mî c’est Mî !!! Quel Mî-clet, ce type ! Mî…de la dynastie des Ming… ». Elle raconte aux deux autres personnages sa rencontre avec le géant qui répond au nom de Grangugus et la solitude de cet être qui semble le dernier de son espèce. Elle décrit comment ses larmes ont inondé la cour de l’école, puis imite sa façon de rire en dansant la Danse des Géants et chante l’amour de Grangugus pour les arbres…

Jouée tous les matins devant des enfants âgés de 6 à 11 ans, Géant… ? interroge la différence. Qu’il s’agisse des assonances du langage de Mî, de l’hypermnésie de Lafrousse ou, de manière plus évidente, du gigantisme de Grangugus, toutes les particularités sont approchées comme autant de qualités hors norme, de démesures menant irrémédiablement à une forme de solitude. Toujours absent du plateau mais signifié au moyen de sa chaussure, le personnage du géant permet une mise en évidence dramatique de la différence, et ces éléments ayant à trait au merveilleux permettent l’intrusion de l’étrange dans la salle de classe. Dans la pièce, la « présence-absence » de Grangugus a aussi une fonction symbolique :  cette immensité cachée dont on ne perçoit que les traces évoque la menace écologique, elle aussi perceptible uniquement dans ses inquiétants symptômes.

Le théâtre pour enfants suppose aussi une dramaturgie particulière. Plusieurs dispositifs de Géant…? sont symptomatiques de l’impact qu’a l’adresse au jeune public sur les mécanismes de la pièce : le texte devient prétexte à une théâtralité spécifique et adressée. Par exemple, le rythme des échanges entre les personnages se veut soutenu et sans cesse marqué par des rires entre les personnages. L’action et la monstration sont largement préférées aux longues interventions ou aux séquences de narration dans les répliques. L’écriture de Carli évite le monologue, qui semble potentiellement plus difficile à suivre pour de jeunes enfants et fait le choix d’un rythme soutenu qui n’est pas sans rappeler le vaudeville ou le théâtre circassien.

Ce qui est recherché, c’est l’interaction entre les comédiens, mais aussi entre les comédiens et les élèves : ce dont on peut déduire qu’inclure le jeune public dans l’action, c’est garantir son attention. Ainsi, à plusieurs occasions, il est demandé aux enfants, pour servir l’intrigue, de répondre à des questions, de danser ou encore de dessiner. Toujours dans l’optique de susciter l’adhésion des élèves en facilitant leur entrée dans la diégèse, la pièce s’applique à investir l’espace quotidien, récupérant des éléments connus en y insufflant de l’extraordinaire, faisant ainsi cohabiter deux univers, le premier affecté d’une banalité rassurante, l’autre insolite et merveilleux. Les personnages sont construits sur des particularités rapidement compréhensibles, avec la répétition de la même syllabe dans les paroles de Mî, une phrase refrain pour M. Lafrousse (« Personne ne sait ! Mais moi je sais ! »), l’idée étant de créer des personnalités marquées que les enfants reconnaîtront rapidement. Ce faisant, la pièce de Carli se donne l’apparence d’une comédie de caractères qui rappelle certains passages de Molière, de la commedia dell’arte ou encore du théâtre de rue napolitain. Le drame se voit relayé au second plan et il s’agit avant tout de mettre en avant des personnages essentialisés jusqu’à l’archétype : Dubol est un ambitieux carriériste qui ne supporte pas qu’on lui refuse quoique ce soit, Lafrousse un intellectuel timoré et Mî une excentrique mutine.

La théâtralité de Géant… ? repose ainsi sur des dispositifs traditionnels, réduits à leur plus simple expression. On pense ici aux jeux de complicité permis par la scénographie comme l’effet de surprise mis en place avec l’immense chaussure de la pièce (de laquelle sortira Mî, alors qu’on la croyait vide). L’étrangeté produite par la démesure de cet accessoire préoccupe les personnages et crée chez le spectateur le désir d’une apparition extérieure. Quand les enfants découvrent Mî, qui surgit de l’intérieur de cette chaussure, une attente dirigée vers le hors-scène (quand le Géant va-t-il entrer dans la classe ?) est déjouée. L’inattendu se trouvait en réalité sous leurs yeux depuis le début, à leur insu : la surprise ne viendra pas de là où on l’attendait. De manière générale, la pièce cherche à rendre accessible ce qui a lieu sur la scène. Enfin, le théâtre pour enfants a ses propres codes et habitudes. De ce point de vue, Géant… ? reste dans l’attendu, en proposant à son jeune public une fiction onirique, voire merveilleuse. La bizarrerie inhérente au scénario irréalisant, distanciant l’univers fictionnel, contredit, en apparence, l’intention scénographique qui veut ancrer l’intrigue dans l’univers connu des enfants. Pourtant, la théâtralité de cette création prend justement sens dans cette étrangeté introduite dans le quotidien. Ce qui est merveilleux pour les enfants c’est en réalité de voir entrer des comédiens dans leur salle de classe. La pièce ne se déroule pas dans un autre monde, mais dans celui-ci : ainsi cohabitent géants et maîtresses.

Ce théâtre et son dispositif simplissime n’ont de sens que par rapport au public qu’ils veulent toucher. Il ne s’agit pas, avec Géant.. ?, de réinventer le conte, mais plutôt de garantir une adhésion, une compréhension globale et ainsi de socialiser le théâtre en travaillant un objet dramatique voué à convaincre cette audience plurielle spécifique qu’est la salle de classe. Pour Carli, la démarche s’explique par une conscience politique de la réception, conscience qu’il juge trop souvent étriquée et déterminée dans le théâtre qui ne s’adresse pas aux enfants. Au vu de l’à-propos d’une telle démarche, la vraie interrogation qui persiste après la lecture de Géant… ? est peut-être la suivante : pourquoi serait-ce plus une évidence d’inviter le théâtre dans l’espace quotidien des enfants alors que c’est chose rare dans le théâtre pour « adultes » ?

Été 2018