Entretien avec Anne-Frédérique Rochat

Par Ivan Garcia

Un entretien autour de la pièce Lunatic Asylum / De Anne-Frédérique Rochat / Le 27 mars 2019 / Plus d’infos

© Dominique Derisbourg

C’est au Café Les Arcades, à Lausanne, le 27 mars 2019, que nous retrouvons Anne-Frédérique Rochat pour parler de sa pièce, Lunatic Asylum.

Ivan Garcia, pour l’Atelier Critique (IG) : Lunatic Asylum n’est pas votre première création. Qui en fera cette fois la mise en scène ?

Anne-Frédérique Rochat (AFR) : A la base, cette pièce est une commande du musicien et compositeur, Lee Maddeford, qui souhaitait que l’on travaille ensemble ; son souhait était de réaliser une comédie musicale un peu folle. Pour ce faire, il a eu envie de collaborer avec le metteur en scène Lorenzo Malaguerra, directeur du théâtre du Crochetan, à Monthey. Nous avons donc discuté de ce projet, ensemble, et ils m’ont dit avoir pensé à une pièce qui se déroulerait dans un asile ; pour le reste, j’avais carte blanche. Je n’effectuerai donc pas la mise en scène moi-même et ne jouerai pas dedans, car je suis comédienne mais pas chanteuse.

IG : Dans votre pièce, on assiste à l’apparition de ce que Brecht nommait des «songs» – des passages chantés en chœur ou en solo – pourquoi les avoir écrits en vers ?

AFR : J’ai toujours apprécié la versification, entendre les choses rimer de manière régulière me plaît, j’avais donc envie de m’essayer à cela. Cependant, Lee Maddeford aime briser la métrique et la régularité, on cassera donc peut-être par moments cette systématique. J’ai pris exemple sur des chansons que j’aimais ou alors, effectivement, sur Brecht, notamment sur L’Opéra de Quat’sous, afin de voir comment ce dernier écrivait, composait et mettait en scène ces passages chantés.

IG : Pourquoi avoir intitulé votre pièce Lunatic Asylum ?

AFR : Initialement, le titre que j’avais choisi – et que j’aime toujours beaucoup – était Maison de repos. Cependant, cela sonne un peu vieillot. Le metteur en scène [Lorenzo Malaguerra] n’appréciait pas le titre ; il trouvait que cela ne convenait pas pour un texte de comédie musicale. J’ai donc opté pour un titre en anglais qui évoque un peu un univers cartoon ; le titre est également un clin d’œil à la chanson Lunatic Asylum de Serge Gainsbourg que j’apprécie énormément.

IG : Dans votre manuscrit, il n’y a pas d’indication de découpage en scènes ou en actes; en revanche, il y en a, avec une division des lieux (le couloir, le bureau,…)…

AFR : J’ai en effet fait en sorte que le découpage se fasse en fonction des lieux (1. Le bureau, 2, Le couloir, 3. La salle commune, …). Par la suite, ce sera au metteur en scène de trouver la rythmique des scènes, vu que celles-ci sont liées au lieu. Lorsqu’il y a changement de lieu, il y a également changement de scène, ce qui a un impact sur la narration.

IG : Comment écrivez-vous ?

AFR : J’écris de manière plutôt instinctive. Je réfléchis d’abord aux personnages, aux thèmes que j’ai envie de traiter, et j’imagine leurs spécificités, ainsi que la fable qui va être contée.
Après cela, je me lance, mais je n’écris pas rapidement ; j’avance, en général, à un rythme d’environ deux pages par jour. Puis une fois que j’ai terminé, je relis plusieurs fois le texte, avant de le laisser reposer, si possible un ou deux mois (voire plus), avant de le reprendre avec un peu de recul et un œil neuf.

IG : Combien de temps cela vous a-t-il pris d’écrire cette pièce ?

AFR : L’écriture m’a pris environ deux mois, pour la première version. En tout, presque une année avec les différentes relectures, modifications et réflexions.

IG : L’atmosphère de votre texte est étrange. Il se place à la frontière entre le rêve et la réalité, entre la tragédie et la comédie. A bien le lire, on dirait que c’est plutôt au public de trancher ; est-ce un effet volontaire ?

AFR : C’est un effet totalement volontaire, ce qui m’enchante, d’ailleurs. A titre personnel, j’apprécie lorsque l’atmosphère est ambiguë et que le rire se mélange à la gravité. A ce niveau, le metteur en scène aura un grand rôle à jouer, puisqu’il pourra choisir d’aller dans le sens de cette ambiguïté ou de choisir une autre voie. Pour ma part, j’aimerais bien que cela reste ambigu et que le spectateur ne sache pas s’il doit rire ou pleurer. Pour moi, il s’agit d’une comédie grinçante avec des parties chantées. Mais, en même temps, le fait que l’on ne puisse pas classer une œuvre dans une catégorie générique ne me dérange pas ; j’adore l’hybridité et trouve cela intéressant.

IG : Vous semblez, au cours de la pièce, jouer sur les codes ou les attentes des spectateurs avec de «faux» indices, visuels, tels que le tablier du cuisiner tâché de sang et les déguisements, ou sonores, comme les hurlements ou les dialogues. Avez-vous souhaité volontairement piéger les lecteurs et le public ?

AFR : J’aime jouer avec les codes théâtraux et aussi les clichés. Les déplacer ou les renverser, cela est voulu de ma part, afin d’amuser et surprendre le spectateur.

IG : Les thématiques du travestissement, de l’identité multiple, de la chirurgie esthétique et autres apparaissent dans la pièce ; éprouvez-vous une fascination pour ce type de changements ? Quel est votre rapport à ceux-ci ?

AFR : Dans le présent cas, j’avais la chance de pouvoir disposer de neuf personnages, ce qui est beaucoup (peut-être même trop, vu les contraintes matérielles qui pèsent sur la mise en scène). De ce fait, il fallait leur trouver des particularités et j’y ai placé les thématiques qui m’intéressent : le travestissement, les personnages androgynes, les étiquettes. Thématiques que j’ai, d’ailleurs, également explorées dans d’autres pièces et qui dénotent des questions très actuelles, notamment celle du genre. Si l’on prend le cas de la psychiatre, dans la pièce, elle s’inquiète, car elle ne parvient pas à définir le genre du personnage de Claude (l’homme de ménage de l’asile) ; est-il un homme ou est-il une femme ? Il devient louche aux yeux de celle-ci et cela dénote un certain mal-être face à ce qu’on ne peut qualifier avec certitude. Quant au thème de la chirurgie esthétique, celui-ci touche à la fois à la question de l’apparence et de la beauté. Je trouvais intéressant d’explorer cette distinction entre des patients marginaux, en quête d’acceptation de soi, qui – en même temps – recherchent une norme, incarnée notamment par ce médecin fou adepte de la chirurgie esthétique, dont la visée est de rendre les gens physiquement parfaits. On considère qu’une fois l’un des personnages rendu beau, ce dernier peut quitter l’asile ; il n’a plus de problème, car ceux-ci étaient liés au fait qu’il était laid. C’est une manière de critiquer cette notion, explorée par tous les magazines et la télévision, «un esprit sain dans un corps sain», cette dictature de la beauté et de la jeunesse, qui – je trouve – est très forte actuellement.

IG : Où est le personnage d’Hervé Chor …? [Ce personnage est souvent mentionné dans le texte mais n’apparaît jamais].

AFR : Je l’imagine cloué au lit et ne pouvant plus bouger, à cause des médicaments. On dit toujours de lui qu’ « il se repose ». C’est un personnage que je n’ai jamais eu l’intention de faire intervenir dans une scène. J’apprécie l’idée de mentionner quelqu’un que le public ne voit, finalement, jamais, et qui ne sera que le fruit de l’imagination de chacun.

IG : Pourquoi faire apparaître à plusieurs reprises le personnage de Claude, seul entre deux scènes ?

AFR : J’aime bien le fait qu’il y ait des scènes, courtes, qui permettent au public de respirer. Dans la scène précédente, la psychiatre et le docteur parlent de lui et émettent l’hypothèse que ce serait lui le tueur. J’avais donc envie qu’on voit ce personnage traverser le couloir en sifflotant, afin que le spectateur imagine qu’il cache un cadavre dans son chariot.

IG : Cela fait très série télévisée ou cinéma…

AFR : Personnellement, j’apprécie ce genre de messages plus populaires ; ce genre de mélange crée un peu de suspense.

IG : Vous êtes dramaturge, comédienne mais aussi romancière. J’ai pris le temps de m’intéresser à votre œuvre romanesque. Dans La Ferme (vue de nuit) et L’Autre Edgar, l’atmosphère exprime une sorte d’optimisme bon enfant, sous tant de noirceur. Dans Lunatic Asylum, le spectateur est également confronté à cet univers, tantôt charmant et enfantin, tantôt sombre et angoissant. Dans quelle mesure cela caractérise-t-il, selon vous, votre écriture ?

AFR : Je ne me rends pas forcément compte mais c’est peut-être ma façon spécifique d’aborder l’existence, de poser mon regard sur le monde. Plusieurs personnes qui ont lu mes ouvrages m’ont fait remarquer que, souvent, il y a cette touche de candeur et que, sous celle-ci, il y a des éléments plus cyniques ou plus sombres. Il s’agit de ma manière d’écrire, mais cela n’est pas quelque chose d’intentionnel… Cette petite musique faussement naïve se crée un peu malgré moi.

IG : Cela rappelle, notamment, le personnage de Sullivan, dans Lunatic Asylum, qui chantonne «Pin-pon la petite auto jaune». Pourquoi chante-t-il cela ?

AFR : C’est un effet que tout le monde ne comprendra pas. En fait, la petite auto jaune est une voiture qui, à une certaine époque, circulait dans la région lausannoise. Sa fonction était d’emmener les personnes atteintes de pathologies mentales à l’hôpital psychiatrique de Cery. Si l’on cherche sur Internet, nous trouvons quelques références au sujet de la petite auto jaune qui menait à cet asile. Quand j’étais petite et que je disais des choses absurdes, ma maman me disait pour rigoler «Pin-pon la petite auto jaune». Je me demandais si c’était uniquement quelque chose dit au sein de ma famille mais, visiblement non, il s’agit d’une référence régionale, voire d’une expression courante ; il me semble, même, qu’un artiste en a fait une chanson. Si le texte est édité, je rédigerai une note explicative, afin d’expliciter cette référence.

IG : Dans votre pièce, il y a un peu la fascination du costume ; d’ailleurs, l’action se déroule à la période d’Halloween. Est-ce lié à une symbolique particulière ?

AFR : L’idée du bal d’Halloween me paraissait un élément amusant et il est vrai que la pièce aborde cette thématique, déjà évoquée, du travestissement ; qui est-on ? Comment est-on ? Quel masque, quel costume porte-t-on ? Au final, le personnage qui se travestit le plus, qui cache le plus sa véritable personnalité, c’est Herr Doktor. Et ce sont les patients qui sont les plus sincères et se travestissent le moins. J’aime bien aussi l’idée du costume, en écho au rôle que les personnages occupent dans la société. Du côté des patients, il s’agit de marginaux, qui peinent à trouver leur place. Tandis que le docteur et la psychiatre, qui sont censés être les soignants, incarnent la loi, le pouvoir. Mais eux-mêmes sont peut-être d’anciens patients… ? Qui est qui ? Une piste de jeu ou de mise en scène intéressante à explorer, une mise en abîme, serait l’idée que l’asile a été totalement abandonné, les anciens soignants tués, et tous les personnages de la pièce jouent à tenir un asile de fous. Cela pourrait être un sous-texte de jeu pour les comédiens que ne lira peut-être pas le spectateur.

IG : Vous avez également été sélectionnée pour le prix des lecteurs de la Ville de Lausanne, en 2016, pour un roman, Le Chant du canari, aux côtés, par exemple de Jérôme Meizoz et Antoine Jaquier. Quelle est votre place et comment vous situez-vous par rapport à cette vague d’auteurs romands contemporains ?

AFR : Il est vrai que, chaque année, il y a de plus en plus d’auteurs. Cela est positif, vu que cela montre une vigueur incroyable de la littérature romande contemporaine. Quant à la question de la place, il peut sembler difficile de la trouver, étant donné qu’il y a, chaque année, de plus en plus d’ouvrages qui paraissent, alors que le nombre de journaux a tendance à diminuer. A titre personnel, je pense que la question de la place est plus une question de chemin. Chacun a sa trajectoire, parmi nous, et ce qui est intéressant, c’est d’adopter une démarche sur le long terme. En outre, nous écrivons tous des choses assez différentes, que ce soient Jérôme Meizoz, Max Lobe, Mélanie Chappuis, Marianne Brun et bien d’autres, nos univers sont tous extrêmement distincts ; chaque année, de nouvelles personnes sont publiées ou se mettent à écrire et cela est à la fois fou et excitant. En effet, au vu des places limitées, il est impossible de publier tout le monde mais le nombre d’ouvrages disponibles ne cesse d’augmenter. Pour moi qui adore lire, la découverte de ces univers forts et différents est extrêmement plaisante. Je pense qu’il n’y a pas à complexer, comme ce fut le cas à une époque, sur la fameuse dichotomie entre littérature romande et la littérature francophone. Aujourd’hui, la littérature en Suisse romande recèle beaucoup d’auteurs de qualité et connaît une effervescence importante, ce qui est tout-à-fait impressionnant.