Entretien avec Latifa Djerbi

Par Julia Cela

Un entretien autour de la pièce La danse des affranchies / De Latifa Djerbi / Le 7 avril 2019 / Plus d’infos

© Ariane Arlotti

Genève, aux bains des Pâquis.

Julia Cela, pour l’Atelier Critique (JC) : En ouverture du texte, dans sa note, Ahmed Madani évoque trois questions qu’il définit comme essentielles : Qu’est-ce que j’ai à dire ? Pourquoi dois-je le dire ? À qui ai-je besoin de le dire ? Comment y répondrais-tu après avoir écrit cette pièce ?

Latifa Djerbi (LD) : Ce qui m’obsède, c’est la quête de soi. Tout ce qu’on me propose comme possibilité d’identification ne correspond pas du tout à ma réalité. Il y a, de tous côtés, des limitations, qu’il s’agisse de préjugés sur la femme, sur la femme immigrée ou sur la femme artiste. Le fait de cumuler tout ça et d’avoir cru que dans certains milieux il serait plus facile d’être soi, puis de découvrir qu’il n’en est rien, c’est constater qu’en fait, ce n’est que quand on ne fait rien qu’on ne dérange pas. Amhed m’avait dit que je ne peignais pas une famille arabe crédible. Pourtant c’est ma réalité. Les gens pas crédibles existent ! C’est ce que j’ai à dire. Souvent on constate que si on devait écrire la vie des gens, on ne croirait pas à l’histoire qui en résulterait. La vie des gens est incroyable. Je pense que beaucoup d’êtres sont ou ont des vies non crédibles, finalement. La réalité me semble souvent plus complexe qu’il n’y paraît. Parfois on ne se sent pas le droit d’être soi alors que c’est central. Pourquoi est-ce si difficile pour certains d’être doux et d’être soi ? Voilà ce que j’ai à dire.

JC : Pourquoi devais-tu le dire ?

LD : Parce que je sens qu’il s’agit d’un élan vital. J’espère créer un mouvement pour dire que l’espace d’expression offert par la transposition théâtrale appartient à tous. La quête de soi est essentielle pour tous. On est nombreux à venir d’ailleurs, amenant avec nous nos croyances culturelles, nos contradictions et notre lot d’injonctions. C’est une manière de dire que d’autres ont fait le chemin. C’est aussi questionner le fait que pour être auteur d’art dramatique il faut avoir fait des études. J’aime questionner ces soumissions presque invisibles. J’aime l’idée de ne pas avoir à brimer nos aspirations secrètes à cause d’une élite. Je pense que l’écriture, et l’art de manière plus globale, est un lieu de rencontre qui doit être accueillant qui lance des appels et des signes à tous, éveille un élan de vie et d’aspirations. Il s’agit aussi de proposer d’autres modèles en lesquels les gens puissent se reconnaître – ou pas, d’ailleurs. C’est s’exprimer en son nom pour éviter que d’autres parlent à notre place. Les femmes arabes et de manière plus large chaque être est assez grand pour s’exprimer par lui même.

JC : À qui as-tu besoin de le dire ?

LD :  À un maximum de gens, très différents. J’essaie toujours de diversifier mes publics. J’aime bien faire venir au théâtre aussi des gens qui ne partagent pas mes points de vue car au théâtre j’essaie qu’on se relie par l’expérience vivante et le partage concret, pas par des idées et croyances qui nous divisent… Le théâtre est un art subtil qui a la possibilité de questionner et d’unir.

JC : La pièce est définie comme une tragi-comédie. Quelle est, pour toi, la valeur de cette inscription générique ?

LD : C’est vrai que c’est assez difficile à classer comme genre. En fait, j’aime beaucoup créer une distance par le rire. C’est quelque chose qui m’a été transmis. C’est cet humour particulier des régions et des gens qui ont souffert, cela stimule en plus de la résilience un certain sens de l’autodérision et de la réplique. En faisant la mise en lecture pour la première fois à Saint-Gervais, on s’est rendu compte que c’était plus drôle qu’on ne le pensait. Il y a un angle qui s’impose de lui-même. Mais au départ je ne m’étais pas imaginée faire une pièce drôle. Je voulais parler de choses qui me traversent. Au final, c’est une forme de pudeur que de mettre en place cette distance par l’autodérision. Mais l’angle choisi est plus une manière d’être au monde. Il s’agit de réfléchir où placer cette manière d’être au monde. On ne peut pas dire que le texte est une comédie. Si je voulais le faire programmer dans un théâtre avec des comédies à l’affiche je n’aurais aucune chance. Ce n’est pas vraiment une tragédie non plus, notamment à cause de la langue. C’est donc le terme le plus proche de la vibration du texte, mais je trouve qu’il n’est même pas adapté. Il faudrait inventer un autre mot.

JC : Quelle place occupe l’autodérision dans l’écriture ?

LD : L’écriture et le jeu se complètent pour moi. L’humour et l’autodérision peuvent manquer dans les milieux du théâtre. L’humour et l’humilité ont la même source ; sans humour, je pense qu’il est facile de  monter en orgueil. L’humour est selon moi un bon  moyen de rester dans une certaine forme d’humilité salvatrice. L’autodérision permet aussi de désamorcer la dimension souffrante de certains personnages. L’humour insère de la conscience, qui crée une distance. Je trouve que le rire est une marque d’esprit.

JC : Quelle place occupe la question de la langue et de son traitement dans la pièce ?

LD : C’était difficile à gérer. C’est quelque chose d’important pour moi. C’est Fabrice Melquiot qui m’a fait réaliser que l’histoire était crue et que c’était ainsi qu’il fallait la dire. Du côté de mon éditeur, en revanche, cet aspect a un peu choqué par la vulgarité de certaines expression comme « Tu sais ce qu’il te faudrait ? Une bite dans le cul ». La vulgarité ne naît pas des mots mais de l’intention. J’ai tenu bon et ai refusé la proposition d’adoucir la langue. Le monde me semble parfois si vulgaire, surtout en ce moment, que j’ai été très surprise que certains comités de lecture reprochent cela au texte. Je trouve ça assez hypocrite ! La « vulgarité » provocatrice de Leïla dans la pièce est intentionnelle. Elle veut choquer et elle a l’air d’y parvenir. Pour moi, user d’expressions crues est avant tout un moyen de différencier les langages de chaque personnage et d’amener une atmosphère cash au propos. L’aspect positif, c’est que le texte est politiquement irrécupérable. C’est aussi dire que ce type d’écriture qui sur scène a eu un si bel accueil tient peut-être au fait qu’il est plein de vie, un peu comme traversé par une énergie adolescente. C’est aussi par la langue que passe l’élan vital de la pièce.

JC : Comment définirais-tu le statut de tes personnages ?

LD : Le plus compliqué, c’était d’entrer en empathie avec chaque personnage. J’ai essayé de leur donner une complexité et une humanité, dans leur réalité émotionnelle. J’avais envie de travailler des singularités plutôt que des archétypes. Il fallait les regarder d’en haut et de l’intérieur en même temps, et les comprendre depuis dedans.

JC : J’ai été frappée par la complexité des personnages féminins, qui, dans leur positionnement, manifestent des attitudes et des opinions très variées. Je pense notamment à deux répliques du personnage de Dounia  : « T’es rentrée dans le moule, un objet de désir pour mâle en chaleur » adressée à Leïla et «  Infantilisée, formatée par la mentalité d’ici, une machine à pondre » adressée à la mère. Y a-t-il une place pour le féminin hors de ces deux pôles ?

LD : C’est vrai qu’ils sont plus complexes. Il faudrait que je travaille à donner plus d’épaisseur aux personnages masculins. Mais c’est vrai que les personnages féminins sont plus denses. Je suis allée écrire en Tunisie pendant un temps, au moment où les militantes que j’ai rencontrées travaillaient à l’abolition d’une loi autorisant un violeur à épouser la victime. J’ai eu un choc en les rencontrant, ce qui décale un peu la pièce. C’est Nour qui devient l’héroïne par moment. C’est un personnage qui concilie vraiment ces aspects. Il y a des gens qui arrivent à être qui ils sont dans un contexte social sclérosé. En plus de ça ils se mettent au service des autres. Le personnage de Nour, effectivement, synthétise tout. Finalement c’est la seule qui agit, qui n’est pas en réaction aux injonctions.

JC : Comment as-tu traité la matière autobiographique à l’origine de la pièce ?

LD : Je me suis demandée comment dépasser le cadre autofictionnel. Tout est parti de la volonté de dire d’où je viens, de parler de mon père et de parler de questions qui me traversent. On part toujours d’expériences émotionnelles qu’on transpose. Ensuite, il s’est agi d’écrire au-delà de soi, d’où la présence du personnage de Nour par exemple. C’était important de dire « ce n’est pas moi ». J’ai puisé dans des choses que j’ai vécues, dont je me suis distanciée ensuite. Je suis partie d’une nécessité d’exprimer, de me faire le medium de quelque chose de plus grand qui doit sortir. C’est grâce à la bourse « Textes en scènes » que j’ai pu me plonger dans la rédaction, en m’inspirant de choses proches tout en allant au-delà. C’est une fiction, mais les enjeux et les questionnements émotionnels sont branchés à des sentiments que moi ou mes proches traversons.

JC : A la fin de la pièce, le personnage de Dounia dit à son propos que « c’est l’asile psychiatrique ou l’écriture. Je préfère la deuxième option ». Pourquoi faire de Dounia un personnage écrivain ?

LD : C’était une manière de dire que ces personnages sont vivants, qu’ils existent. Ce qu’on a à exprimer doit sortir. Il y a des choses qu’on doit donner, qu’on ne doit pas garder en soi. Il faut faire sortir ce qui bouillonne. Dans le silence, tout devient très lourd. La sexualité féminine fait partie de ces choses-là, par exemple. Le fait de l’exprimer permet de rééquilibrer nos conceptions, de conjurer le mal. C’est dire ce que des générations de femmes à genoux n’ont jamais pu dire. C’est une nécessité qui nous dépasse et qui permet de pointer tout ce qui continue de nous limiter.

JC : « Je suis comme tout le monde j’aime pas les Arabes ». Que porte cette phrase ?

LD : Cette phrase est pleine d’autodérision. C’est un moyen d’exprimer la dualité intérieure et le rejet de soi. Quand on grandit dans un environnement où nos origines sont stigmatisées et/ou dévalorisées et qu’on est une femme, on peut intégrer le rejet et la peur de son propre « groupe ». C’est le cas du personnage de Dounia. J’aime que mes personnages osent dire des choses intimes sans masque, là où il y a de la complexité … Et des questions ouvertes.