Entretien avec Jérôme Richer

Par Fanny Agostino

Un entretien autour de la pièce Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer / De Jérôme Richer / Le 5 avril 2019 / Plus d’infos

© Isabelle Meister

Dans le bureau de Jérôme Richer (locaux de « Ressources urbaines ») à Genève.

Fanny Agostino, pour l’Atelier Critique (FA) : Vous aviez déjà travaillé le thème de l’exclusion sociale avec votre pièce Tout ira bien, consacrée aux Roms. Dans Si les pauvres n’existaient pas, faudrait les inventer, issu d’une commande de la Ligue des droits de l’homme, vous évoquez la précarité sous toutes ses formes. Pourquoi rendre compte de ces questions sociétales au théâtre ?

JR : C’est une nécessité pour moi. Le théâtre se doit de parler du monde. L’art, de manière générale, n’est pas coupé de la vie. Cela en fait partie. Alors que la forme de la pièce ne le laisse pas supposer, je reste énormément influencé par le théâtre grec qui était une cristallisation des rapports sociaux à un moment donné et qui permettait de dire le monde dans lequel les gens vivaient. La fonction du théâtre reste pour moi celle de prendre en charge une lecture du monde, un regard différent et de côté par rapport à celui qui est offert par les politiques, les historiens, les sociologues, les journalistes…. Cela répond à une fonction de réunion, d’être ensemble donc un espace d’échanges et de rencontres.

FA : Votre texte se compose de 27 « chapitres ». Il ne s’agit pas d’une pièce à intrigue – même si l’on voit évoluer certains protagonistes – , mais plutôt de fragments, des tranches de vie ou alors d’anecdotes. Pourquoi avoir fait ce choix ?

JR : Il y avait déjà la question de la commande, la volonté d’y répondre spécifiquement. Il s’agissait de parler des droits sociaux en Suisse, donc de tous ces droits qui n’existent que si les autorités en garantissent l’application. Cela peut être le droit au logement, à l’éducation, à la santé, à la retraite, à un travail, à l’assistance quand on n’a pas de travail… La question qui se posait pour moi, c’était de savoir comment rendre compte de ces situations sans faire une pièce à thèse, sans trop limiter le questionnement. Très vite, je me suis dit que j’allais prendre appui sur un personnage à identité multiple qu’on verrait évoluer tout au long de la pièce, mais qui serait une déclinaison du même prénom. C’est inspiré du principe de la pièce de Martin Crimp Atteinte à sa vie qui est sous-titrée « 17 scénarios pour le théâtre » où l’on suit le parcours d’un personnage qui s’appelle à tour de rôle Anne, Anna ou Anya mais qu’on ne voit jamais, contrairement à ma pièce. C’est au spectateur de reconstituer ce que serait la vie de cette femme. Travailler sur ce personnage-monde à identités multiples, cela m’a permis d’aborder différents questionnements autour de la thématique des droits sociaux. L’idée était de croiser des personnages issus d’un milieu social très défavorisé avec d’autres plus proches de moi, que je pourrais côtoyer. Cela permet de créer suffisamment d’accroches, de points d’ancrages pour que le spectateur puisse s’identifier à eux. L’idée était également celle d’ajouter à la trame principale des moments où ce sont les comédiens qui prennent la parole. La question de l’immersion dans le réel au théâtre est quelque chose qui touche. Il n’y a qu’à voir la passion pout tout ce qui est inspiré de faits divers … On a forcément une autre écoute, un autre regard sur ce que l’on voit quand on a l’impression que celui qui nous parle évoque sa propre histoire. Enfin, une troisième ligne de force crée des espaces de questionnement pour le spectateur. Ces espaces permettent de se questionner par rapport à ce que l’on est en train de voir. Pour moi, c’est faire en sorte que le spectateur ne soit pas en situation passive mais active.

FA : S’adresser de manière frontale au public, c’est nécessaire ?

JR : Si on revient au théâtre grec, on a l’histoire et le chœur. Le chœur est la symbolisation du spectateur ou du citoyen grec sur scène. Aujourd’hui, la société est trop fragmentée pour avoir un chœur unique avec une seule voix ; c’est difficile de construire un discours qui peut convenir à tous. Mais par contre, poser des questions communes, c’est possible. Chacun doit y répondre pour soi sans amener le spectateur à une conclusion définitive sur un état du monde ou de la société suisse. Chercher cela, c’était effectivement le but. C’est raté si les gens disent qu’ils ont passé un bon moment et s’en vont, s’il ne reste pas de traces, s’il n’y a pas des choses qui se diffusent lentement chez le spectateur. En tout cas, j’essaie d’offrir cette possibilité. Uniquement avec le texte, c’est un peu difficile à montrer, mais avec le spectacle, c’était très clair que c’était le processus à interroger. Les gens répondaient spontanément à certaines questions, à d’autres pas, cela dépendait des soirs.

FA : Justement, les comédiens parlent de leur propre expérience de la précarité, comme lorsque Aude évoque son astuce qui consiste à se fabriquer une carte d’étudiante plutôt que de bénéficier d’un rabais pour chômeurs. Est-ce qu’il a été facile de faire émerger ces histoires personnelles ?

JR : C’est comme questionner les spectateurs au sujet de situations qu’ils ont pu vivre à des moments divers de leur vie. J’ai travaillé à partir d’improvisations, c’est-à-dire que la trame liant « les personnages » était écrite avant le début des répétitions. Le reste, cela s’est vraiment écrit avec les comédiens. Après, cela dépendait un peu de chacun, de ce qu’ils étaient prêts à donner pour le spectacle. Ce qui me plaît au théâtre, ce ne sont pas forcément les « personnages ». Je ne veux pas dire qu’ils ne m’intéressent pas mais ce que je trouve beaucoup plus touchant, c’est la frontière entre eux et les comédiens, cet endroit de friction : qu’est-ce que les uns et les autres donnent ? J’enregistrais les improvisations, je les sélectionnais et celles qui me semblaient les plus intéressantes, je les transcrivais. Dans un deuxième temps, je les réécrivais jusqu’à obtenir le bon équilibre, c’est-à-dire ne pas démultiplier ces expériences intimes mais trouver des moments qui pouvaient faire écho avec ce qui est raconté autour de ce personnage-monde.

FA : Avec ces différents niveaux de narration, vous ne vous contentez pas de passer d’une dimension à l’autre mais vous brouillez les frontières, notamment en faisant s’interférer voix narrative et dialogues. Aussi, « les personnages » se rebellent contre cette instance narrative, comme Antoine par exemple [XVI]. C’est un moyen de multiplier les points de vue internes et extérieurs sur cette précarité ?

JR : Il y avait un choix très clair par rapport à cela. La pièce commence par de la narration et progressivement, le personnage prend de l’espace. D’abord, il a juste droit à deux ou trois petites répliques dans le processus de narration. Puis, pendant la scène où il fait face à sa situation de chômeur, il se rebelle. Lors de la dernière scène, ce n’est plus de la narration puisque c’est le personnage qui parle. C’est un moment où la situation de précarité est visible mais c’est en même temps le moment où le personnage est le plus acteur de sa narration, de sa vie. C’était aussi cela qui m’intéressait. Trop souvent, dans ce questionnement autour de la précarité et de la pauvreté, les personnes qui sont confrontées à cette situation sont narrées par les autres. Les autorités, les assistantes sociales… tout l’environnement qui les entoure. Elles n’ont que très peu de prises sur leur histoire. Je le sais d’expérience parce que j’étais éducateur spécialisé dans une autre vie. Moi-même, j’ai été amené à remplir de nombreux rapports sur les personnes que je prenais en charge. J’ai bien vu qu’elles subissaient leur vie ; qu’elles subissaient la narration. J’ai voulu construire un processus d’ouverture progressive. La pièce se développe de manière empirique et le personnage prend le pas sur la narration. Il y avait une vraie réflexion esthétique et politique derrière, donner une pleine autonomie aux personnages pour raconter leur vie.

FA : Pourtant, la voix narrative décrit des sentiments des personnages qui ne sont pas audibles au sein du dialogue ou comme lorsqu’elle raconte l’impact traumatique du premier jour d’école d’Anton [VII].

JR : L’idée était vraiment qu’ils prennent en charge leur destin, qu’ils arrivent à se débarrasser de cette voix narrative qui les raconte, c’est ce qui me semblait très important. L’autre projet c’était aussi cette démultiplication de personnages qui sont toujours un peu fluctuants. Vous avez utilisé l’expression « tranche de vie » mais je ne dirais pas cela, c’est plutôt un instantané de vie. Le mot « tranche » a un côté « je coupe des choses » qui ne me convient pas. Cela part aussi d’une lecture d’un livre d’ATD Quart Monde En finir avec les idées fausses sur la pauvreté[1]. La manière de lutter contre ces préjugés, c’était de remettre de l’humain : derrière les pauvres, il y a des individualités et pas une unique situation de pauvreté. À partir du moment où on les décrit, cela ne nous apparaît plus comme un groupe social facile à stigmatiser, cela redevient des humains. C’est aussi une fonction du théâtre. C’est vraiment ce choix de m’attacher à ces détails de vies, à les faire entendre et les relever. Créer suffisamment de détails et de matières pour sortir d’une grande catégorie « les pauvres » et d’entrer dans ce qui fait l’humain.

FA : La voix narrative s’efface aussi parfois pour faire pleinement place à une réalité brute, frontale. C’est le cas de la violence administrative où le dialogue parle de lui-même.

JR : J’ai rencontré plus d’une douzaine de personnes à l’aide sociale. Au départ, c’est un travail d’enquête que je digère par la suite. Je ne fais pas du théâtre « documentaire » mais je le qualifie de « documenté ». Tout ce que je décris est réel, malheureusement. En ayant discuté de la pièce avec des spectateurs, on m’a dit qu’il fallait entendre la brutalité de ce langage, cette situation où deux langues se confrontent. Elles sont incompatibles. La langue administrative est extrêmement aliénante. Il s’agissait de faire entendre cette langue en opposition avec la langue de l’humain traversée par des difficultés et de montrer aussi à quel point la langue est violente et enferme les gens dans un stigmate. Parfois, ils ne peuvent que la subir s’ils n’ont pas les outils pour s’en libérer. Je crois que c’est une des forces et des possibilités du théâtre.

FA : Des auteurs comme Annie Ernaux, Edouard Louis ou Didier Eribon évoquent cette violence invisible. Les avez-vous lus ?

JR : Oui ! Le livre d’Eribon Retour à Reims, c’est magnifique. Je suis un peu moins enthousiaste avec le premier ouvrage d’Édouard Louis même si j’ai bien aimé Histoire de la violence. Annie Ernaux a une manière de disséquer des situations, de mettre en jeu sa vie à travers la langue avec un choix, une épure pour dire les choses et pour faire ressortir la violence de certaines situations que je trouve incroyable. Même si je ne les ai pas eus en référence, on a besoin de se nourrir de cela. Heureusement qu’il y a cette littérature qui se frotte à cela, c’est nécessaire.

FA : Bien que le thème soit grave, il y a beaucoup d’humour dans votre écriture. Notamment cette scène où la technologie est mise au service de l’espionnage. Un drone vient espionner Antonio, bénéficiaire de l’AI, lorsqu’il est chez lui sur son canapé. On en rit, mais cela pourrait devenir une réalité au vu des résultats d’une récente votation sur la surveillance des assurés.

JR : C’est de plus en plus clair aujourd’hui pour moi. Durant les représentations, parfois les gens riaient et d’autres pleuraient, parfois les deux. Le rire a une fonction. La question du théâtre c’est comment parler aux sens, comment contourner certaines défenses que chaque individu peut développer par rapport à certaines situations. Je trouve que l’humour, c’est une très belle manière d’amener une réflexion. Cela peut permettre tout d’un coup de détourner et d’amener un discours autrement. Les gens trouvaient que le sujet de la pièce pouvait être propice à tout le misérabilisme possible. Pour moi dès le départ, cela n’était pas le but. Si j’avais eu un ton sans aucun humour je pense que j’aurais été en dehors du cadre que je m’étais donné. En termes d’écriture, j’ai eu besoin de traverser des émotions par différents biais sans chercher à tout prix à faire la formule drôle. J’ai dû en couper car l’excès peut faire perdre ce qu’on est en train de raconter. Cela permet une meilleure ouverture et la possibilité que l’autre se laisse surprendre. Si l’on comprend tout dès le début, je trouve qu’il y a moins de plaisir à suivre.

FA : Vous parodiez le show « La France a un incroyable talent » pour en faire une version « La Suisse a un incroyable pauvre » [XXIV]. Vous placez dans les répliques de sa présentatrice un extrait d’une chronique parue dans Le Temps, « La mendicité ou l’épine dans le pied » qui disait son soulagement de ne plus voir des mendiants dans les rues de Lausanne après l’interdiction de la mendicité. Ce texte vous a-t-il révolté ?

JR : Oui. La pauvreté est là. Cela fait cinq ans que j’habite à côté d’une épicerie Caritas et j’ai l’impression qu’il y a trois fois plus de monde qui la fréquente qu’à mon arrivée. Ce n’est pas en interdisant la mendicité qu’elle va disparaître. Quand je suis tombé sur cet article et que je l’ai relu, je me suis dit que cela n’était pas possible. J’ai donc repris un bout de cette « opinion » parce que c’est aberrant. Malheureusement, je crains que son expression corresponde à la pensée d’une grande partie des gens. L’amener dans la pièce sous cet aspect chaud en le liant au préambule de la constitution suisse, c’est une manière de garder une ouverture au monde qui m’entoure. D’ailleurs, ce passage-là marchait très bien. On en revient à l’emploi des mots. Je crois que toute personne qui est amenée à s’exprimer dans l’espace public a une responsabilité. Il peut essayer de s’en défausser autant qu’il le veut, il a une responsabilité. Les mots ne sont pas neutres et ont un impact, une force, une puissance. Il suffit de voir aujourd’hui tout ce phénomène des « fake news » c’est-à-dire comment les mots créent de la réalité. Cette réalité s’imprime. Quand j’ai commencé à écrire ma pièce « Tout ira bien », l’une de ses origines, c’est ma mère qui quand j’étais enfant me disait pour que je range ma chambre : « ici, on n’est pas chez les Bohémiens ». C’est pour cela que je dis que le théâtre doit se frotter au réel, pour le mettre en forme et parfois en éprouver les contradictions.

FA : À la fin du texte, et en dépit de tous ces non-dits, c’est une femme, Antonia, qui finit par se révolter. Sa colère est exprimée directement à son interlocuteur, sans passer par l’intermédiaire d’un autre point de vue. Antonia, c’est la solution à cette précarité ?

JR : En tout cas, c’est la libération. Être acteur de sa vie, pouvoir la prendre en charge et ne pas la subir. Si l’on n’a pas les ressources pour le faire, c’est compliqué. Il y a une voie possible, un accompagnement. Une manière de faire autrement. C’est un combat de la vie de tous les jours, pour moi aussi. Si j’écris, c’est que je n’ai de leçon à donner à personne. Comment agir ? Comment être capable de dire non ? Dire ce « non », pour le personnage d’Antonia, c’est une force. Créer et donner son opposition. C’est une libération car on en a besoin, besoin d’une parole différente que celle qui englobe et stigmatise autour de la pauvreté. Mettre en contradiction le système par le dialogue en fait partie. Il faut remettre de l’humain.

[1] https://www.atd-quartmonde.fr/produit/en-finir-avec-les-idees-fausses-sur-les-pauvres-et-la-pauvrete/