Ecritures dramatiques contemporaines / Partenariat avec Le Courrier
Deux lundis par mois, pendant l’été 2017, Le Courrier a publié le texte inédit (extrait) d’un-e auteur-e de théâtre suisse ou résidant en suisse. Aujourd’hui, L’Atelier critique propose une publication de nouveaux extraits inédits de ces pièces de théâtre, assortis d’une critique et d’un entretien avec leurs auteur-e-s.
Été 2017
Par Thomas Flahaut
Une critique sur le texte de la pièce:
Lettre au dealer de ma rue / De Julie Gilbert / Pièce créée en mars 2017
Fenêtre sur rue
Dans Lettre au dealer de ma rue, Julie Gilbert s’adresse aux dealers africains qui se relaient en bas de son immeuble et tente d’ausculter, par les moyens du monologue, son regard d’Occidentale.
Dans Lettre au dealer de ma rue, un « je » s’adresse à un « tu ». « Je » est une femme occidentale. Elle s’adresse à un dealer, un homme noir, dont elle ne sait pas s’il est « toujours le même ou un autre ». Au bas de son immeuble, les dealers se relaient, veillent sur la rue. La femme s’adresse à cette présence indéfinie, multiple. Le « je » se dessine en interrogeant, en imaginant l’autre mais ne l’approche jamais, ne lui donne pas la parole. Dans ce dispositif centré autour de l’adresse, par ce choix de mettre en scène des personnages d’étrangers, de dealers, Koltès semble planer au dessus du texte. Mais à la proximité entre le dealer et le client de Dans la solitude des champs de coton, répond la distance avec laquelle Julie Gilbert traite la situation. Et dans cette distance maintenue avec la figure du dealer se joue pour la femme qui parle quelque chose de politique. Elle explore ce qui la sépare de cet homme, ne se ménage pas en interrogeant son regard d’occidentale, éduqué à ne pas voir, ne pas reconnaître un homme comme celui qui est en bas de chez elle.
Cinq ans après Outrage ordinaire, Julie Gilbert s’empare à nouveau du thème de la migration, utilise le théâtre pour interroger le sort réservé aux étrangers dans nos sociétés. Le monologue ne s’étend pas sur plus d’une centaine de vers. Très courts, ils se succèdent rapidement, jouant sur les phénomènes de répétition, comme si la pensée, la parole s’élaborait sous nos yeux. En ces quelques pages, le monologue passe de l’étonnement face à la situation du quartier des Pâquis, à Genève, où enfants et dealers partagent le même espace — la cour d’école —, à l’évocation d’une forme d’utopie. L’Occidentale et le dealer qui représente tous les dealers, qui a été élu par eux, se rencontrent lors d’une assemblée de quartier. L’objet de cette réunion est l’installation de caméras de vidéo-surveillance. Pour contrer l’obsession sécuritaire de la municipalité, une alliance se crée entre résidents et dealers. Une alliance a priori improbable. La justesse politique de cet évènement au centre du monologue prend à contrepied la tendance de notre époque. Accorder aux immigrés clandestins une capacité à s’exprimer sur la vie de la communauté, les règles qui la régissent, son devenir, leur donner le droit de faire de la politique, c’est leur donner la plus élémentaire des dignités.
Dans Lettre au dealer de ma rue, Julie Gilbert mène ainsi une recherche poétique et politique dans laquelle la forme monologuée est utilisée afin de s’adresser au monde, tenter de dénoncer le cours des choses et d’appeler à inventer de nouvelles façon de nous organiser collectivement. Le monologue est ici une forme d’adresse très directe, à l’instar des dazibaos de la Chine communiste, ces affiches dénonçant hommes et pratiques qui recouvraient tous les murs durant la révolution culturelle. Les figures de la monologueuse et de l’auteure tendent à se confondre, si bien que l’on pourrait se demander si ce texte, plutôt modéré, plutôt sage, n’a pas d’abord été rêvé plus offensif par son auteure, plus proche, peut-être, d’une tradition théâtrale perdue, désuète, celle de l’agit prop, dont elle emprunte un certain imaginaire contestataire.
Été 2017
Par Thomas Flahaut
Été 2017
Une critique sur le texte de la pièce:
Quitter la Terre / De Joël Maillard / Pièce créée en juin 2017 à l’Arsenic
Survivre ensemble
Imaginer des décennies d’humanité avec seulement deux personnages, c’est le principe de la dernière pièce de Joël Maillard. Identités brouillées, plans d’énonciation confondus : entre théâtre de l’absurde et périple science-fictionnel, Quitter la Terre fait se rencontrer, avec inventivité, cynisme et une touche d’optimisme, des êtres forcés à vivre ensemble.
Pièce d’anticipation, Quitter la Terre projette l’histoire démente d’une fraction d’humanité qui, pour mieux sauver sa planète-mère, est contrainte de la fuir. Dans des vaisseaux spatiaux en forme d’énormes cylindres-ananas s’entassent quelques centaines d’êtres humains privés de mémoire à court-terme, avec des lits pour unique confort et pour seule distraction des carnets vierges et des crayons.
Tout commence comme une conférence :
« JOËL : Tout d’abord, j’aimerais adresser un grand merci aux organisateurs de ce colloque,
c’est une très belle idée, et c’est un grand honneur pour nous d’avoir été invités. Bon voyage
à toutes et à tous. »
Les intervenants, Joëlle et Joël, rétroprojecteur à l’appui, présentent un projet documenté par des documents trouvés dans un carton : offrir à Gaïa une période de résilience en envoyant une partie de l’humanité dans l’espace, tandis que l’autre est destinée à mourir. À cause d’une épidémie de stérilité, semble-t-il ; mais cela, au fond, n’a pas beaucoup d’importance. Ce plan écologico-farfelu pose une question simple : expédiés dans une capsule spatiale, comment survivraient des individus condamnés à vivre ensemble ?
Le projet est celui d’un concepteur anonyme, inquiet pour sa planète et spécialiste de pas grand-chose. Dans son carton, rien n’est vraiment scientifique, mais tout se tient. Joël et Joëlle y trouvent des plans, des maquettes, des carnets, surtout, qui racontent la vie à bord des vaisseaux : le premier réveil de ces élus en orbite et leur recherche immédiate de WC, la première défécation en open-space, la première fornication collective, la deuxième, la troisième… Mais qui est censé avoir écrit ces lignes ? Ces spationautes d’un genre particulier ont-ils vraiment existé, dans cette histoire ? Comme pour couper court à ces questions, Joëlle s’empare d’une maquette et la décrit. Ici, des lits et des oreillers, là une plantation de cucurbitacées. Et une trappe pour se débarrasser des cadavres. Le cadavre de sa petite amie que Joël a transporté sur son dos, raconte-t-il. L’expérience de pensée, alors, s’autonomise et la conférence qui servait de cadre à la pièce, doucement, s’efface. Tandis que les identités des personnages se mélangent, que Joël l’intervenant devient Terrien sexagénaire et que Joëlle l’intervenante se fait spationaute, fille de spationaute et petite fille de spationaute, on embarque à bord du vaisseau et on oublie le concepteur anonyme, ses lettres et son carton…
« JOËL : ‘Vu l’état de l’écosystème planétaire, l’urgence est telle que je me résous à prendre
la plume.’
Par contre c’est pas vrai, c’est pas du tout écrit à la plume. »
Le style est à la fois incisif et nonchalant. Si l’état de cette humanité extra-terrestre est grave et que les situations sont souvent proches du morbide, l’écriture, elle, ne cesse de faire rire. Par éclats, par surprise. Petites touches de couleur qui réchauffent un canevas glacialement (pseudo)scientifique, jusqu’à former un tableau clownesque. Le clown, triste dans ce tableau, aurait les traits de Joël, l’étonnant, qui s’amuse à nous happer dans la morne description du projet de son concepteur au carton, pour brusquement nous secouer de ses commentaires décalés, tantôt naïfs, tantôt cyniques. Et qui, toujours, font mouche.
« JOËL : On a un peu regardé, et on a eu quelques idées pour une extinction indolore et
non-violente de l’humanité.
JOËLLE : Mais on a coupé. »
Les plans d’énonciation se croisent et se chevauchent. Très souvent, on s’y perd. Qui parle ? Qui a coupé quoi ? Sont-ce les présentateurs du colloque, ou les artistes eux-mêmes ? Hésitations. Auxquelles s’ajoutent, toujours, de nouvelles histoires ouvrant d’autres niveaux possibles. Car les spationautes ne sont pas les seuls à peupler ce délire science-fictionnel. Jorge Luis Borges s’invite aussi à bord lorsqu’une spationaute plagie de mémoire l’une de ses nouvelles, Les ruines circulaires. Dans les carnets vierges des vaisseaux, en effet, les habitants, rapidement, se mettent à écrire. Des recettes de cuisine et des romans, « l’Encyclopédie de Tout de dont on Croit se Souvenir ». Petit à petit, la communauté se reconstitue une mémoire et redevient société. Dénués de connaissances techniques, les spationautes retrouvent leurs marques : système judiciaire, poésie, dessins. Danse (souvenir de Pina Bausch) : elle se jette dans ses bras, il la laisse tomber et elle aussi, elle se laisse tomber. Elle se relève. Elle se jette dans ses bras, il la laisse tomber et elle aussi, elle se laisse tomber. Elle se relève… Comme un cycle, tout recommence, et en un peu mieux. Alors, ce qui avait débuté comme un cauchemar beckettien, avec ses êtres semi-amnésiques enfermés sans but et sans identité, devient presque un rêve. Et quelques centaines d’années après sa propulsion dans l’espace, l’humanité extra-terrestre à la solidarité surdéveloppée, revient sur terre.
Le clown n’était donc pas si triste.
Été 2017
Été 2017
Par Coralie Gil
Une critique sur le texte de la pièce:
Ombres sur Molière / De Dominique Ziegler / Pièce créée en septembre 2017 au Théâtre Alchimic de Carouge
Molière, héros tragique
Dans son texte Ombres sur Molière, Dominique Ziegler décrit l’intemporelle relation de l’artiste avec le pouvoir en s’intéressant à l’affaire Tartuffe. Un hommage à Molière et au théâtre.
« L’action se déroule dans une salle de théâtre au château de Versailles, en chantier. »
Cette première et quasi-unique didascalie du texte (les autres sont très brèves, elles indiquent les humeurs, les entrées, les sorties des personnages) en dit déjà long sur l’intrigue de la pièce. Molière croit posséder sa liberté d’artiste, comme on possèderait un château aux fondations solides, résistant au temps et protégé des ennemis. Il se méprend : sa liberté est « en chantier », à l’image de la « salle de théâtre » qui lui est prêtée. Il outrepasse cette liberté en écrivant Tartuffe; alors son monde s’effrite, voire s’effondre.
Quand il s’attaque aux faux-dévots, à l’hypocrisie et plus largement à l’Eglise, Molière se trouve confronté à de vives réactions, des menaces de ruine et de mort et même le roi, son supposé protecteur, cesse de le soutenir. La liberté de l’artiste n’est jamais totale. Pour que l’œuvre puisse être lue, diffusée ou jouée, elle doit être tacitement en accord avec les valeurs de la société. La problématique a encore une forte résonnance aujourd’hui.
Le lecteur plonge dans la vie de Molière, mise en abyme par Ziegler dans une pièce moliéresque. Le langage versifié l’est à la manière du dix-septième siècle. L’hypocrisie régnante et les promesses non-tenues dont font preuve les personnages dans la vie de Molière présentée ici rejoignent le sujet interdit du Tartuffe. Et tout se déroule dans cette « salle de théâtre » même si les répétitions tardent à commencer dans ce « théâtre dans le théâtre ».
Hommage au théâtre, ici, mais aussi hommage à Molière lui-même. Ziegler le donne à voir comme colérique et révolté, à l’image de certains personnages de ses pièces. Il est le metteur en scène de L’Impromptu de Versailles quand il s’emporte contre ses comédiens, Alceste quand il a besoin de solitude pour écrire, Arnolphe de L’Ecole des Femmes quand il épouse la jeune Armande. Les pièces de Molière sont utilisées comme des indices d’un autoportrait. Ziegler y lit une autodérision du dramaturge et en fait dans sa propre pièce un personnage à la fois drôle et attachant. Il est aussi Orgon, Molière se laisse en effet séduire par son roi que tout désigne implicitement pour être le Tartuffe de l’histoire racontée par Ziegler.
Molière attire la sympathie des spectateurs de théâtre. Il est un mythe, un personnage fondateur de la tradition théâtrale française, auréolé de son statut de classique, l’ancêtre lointain pour lequel tout le monde a un certain respect. Quand Dominique Ziegler en fait son personnage principal et le transforme en héros tragique, cela ne peut qu’émouvoir. Le format court de la pièce résume plusieurs années en quelques actes. Les événements s’enchaînent très vite et le mauvais sort s’accumule sur le malheureux. Il se fait beaucoup d’ennemis, se retrouve seul contre tous et perd un enfant dans ce cours laps de temps. On se trouve face à un martyr qui s’est battu pour sa cause autant qu’il lui était possible. Molière, pour Ziegler, est un militant politique acharné. L’intérêt de ce texte est de nous rendre contemporains de Molière par un autre biais que celui de ses pièces, en inventant l’image d’un artiste dans son époque.
Au lieu de mettre en scène une adaptation de Tartuffe, Ziegler choisit d’écrire sur Molière lui-même, sur un certain combat qu’il a eu à mener dans sa vie. Ce qui intéresse Ziegler, c’est l’artiste et sa lutte au nom de la liberté. Cette liberté, idéalisée, est fragile. Elle doit sans cesse être reconquise.
Été 2017
Par Coralie Gil
Été 2017
Une critique sur le texte de la pièce:
Le Rapport Bergier / De José Lillo / Pièce créée en février 2015 au Théâtre Le Poche de Genève
Nauséabond Edelweiss
Comment la Suisse regarde-t-elle sa propre histoire ? C’est la question que pose le dramaturge José Lillo dans sa dernière pièce : Le Rapport Bergier. Référence au rapport historique sur les relations entre la Suisse et le IIIe Reich, le texte oscille entre philosophie et provocation dans une longue tribune qui n’a pas peur d’exhumer des fragments douloureux de la mémoire collective helvétique. Que l’on ne s’attende pas ici au bercement de l’immersion fictionnelle, trois voix monologuent et adressent directement à leur public les paradoxes de l’humain, du politique et de la liberté. Non pas un théâtre où on se sent bien, mais un théâtre qui fait du bien. A conseiller aussi aux adolescents.
Le texte de José Lillo, son premier en tant qu’auteur, s’ouvre sur la question du pays : « Est-ce que c’est possible ça de parler à un pays ». Parler de la Suisse, parler à la Suisse, la pièce ne cache pas ses intentions. Les trois personnages de Lillo – nommés comme les acteurs Felipe, Maurice et Lola – sont si abstraits qu’ils n’incarnent pas autre chose que des humains capables de voix. Ils commencent par s’étonner que la langue soit si politique, que nommer déjà les responsables suffise à questionner la responsabilité. Se souvenir, c’est dire les choses et il est nécessaire qu’elles soient dites : « nous fûmes classés par les vainqueurs parmi les alliés objectifs de l’Allemagne ». L’une des grandes qualités du travail de Lillo est le trafic, presque routier, des voix, des messages et des destinataires qui circulent dans nos mémoires. On entend les mots de Bergier et du rapport, évidemment, mais aussi de Pilet-Golaz (acteur majeur de la collaboration), de Kant, de Goebbels, de Struder (président de l’UBS) et de Paul Rossy (de la Banque Nationale), de Dante, d’Aznavour et de bien d’autres. Cette mémoire polyphonique devient un parcours accidenté à travers l’histoire de la Suisse récente, de la collaboration avec le régime nazi à la crise migratoire du temps présent. L’occasion pour l’auteur de dénoncer la responsabilité des générations successives dans cet étrange îlot de tranquillité qu’est la Confédération, où le peuple « dort d’un sommeil calme » en regardant « sombrer les barques alentour ». Que veut dire encore la neutralité ? Quelle est, dans la représentation que les Suisses ont d’eux-mêmes, la part d’utopie, la part d’aveuglement volontaire ? Ne pas choisir, un choix de « lâches » ? Le texte nous confronte au silence qui entoure la collaboration et à l’ambiguïté du mot puis y dégage la possibilité d’une critique de la modernité : le pouvoir corrompu par l’argent, la gangrène du discours politique, la xénophobie qui hante encore la Suisse.
Le vitriol de Lillo s’attaque à l’absurdité d’un système (politique et économique) qui se présente illusoirement comme une personne, une personne morale. Qu’est-ce que cela veut dire, les excuses d’un Etat, les choix d’un Pays, le libre-arbitre d’une Nation ? Dans Le Rapport Bergier, à longueur de répliques, on s’étonne que les structures puissent avoir un visage humain. Comme un vallon nouvellement creusé pour mettre en scène un absurde plus contemporain, Lillo fait de l’écart entre la bureaucratie et la vie un espace existentiel fort. Il en résulte un mélange d’accusations, de réminiscences et de divagations “po-éthiques” portées par des personnages fantômes. La grande histoire se recompose comme les trois protagonistes racontent la somme des histoires individuelles, rapportent les mots des autres : les mots des autres, c’est important.
Entre envolées baroques et phrases épurées, le texte évoque les poètes de l’Occupation et de la Résistance. Eclaté sur la page, le texte respire et se lit en effet comme un poème. Les rares interactions entre les personnages, accidentelles ou non, sonnent comme des moments d’humanité, et donc de répit. On retrouve aussi dans le goût qu’a Lillo pour le détail signifiant et la simplicité du drame quelque chose d’une réflexion contemporaine sur le théâtre comme lieu d’histoire – ou l’inverse. Peut-être certains spectateurs ou lecteurs iront-ils jusqu’à entendre un écho, bien que distant, de tragiques plus anciens, antiques, dans ce « terrible destin des hommes que d’avoir à se souvenir de ce qu’ils commettent sans y pouvoir rien changer » ou dans ce portrait de l’humain oscillant entre l’animal à peine conscient dirigé de l’extérieur et le bastion pourtant irréductible de ses émotions et de sa conscience.
Car Le Rapport dit finalement le paradoxe de la subjectivité et du pot-pourri identitaire qui nous constitue face à l’impossible unité des régimes et des pays. L’angoisse est palpable parce que le système et les objets politiques autour desquels nous nous positionnons sont construits par d’autres subjectivités, par leurs voix qui s’entremêlent, qui déclament des discours « officiels » et qui, finalement, laissent la responsabilité entière de la mémoire et de la morale au seul langage. C’est tout le talent de Lillo et, aussi, tout l’intérêt du théâtre.
Été 2017
Été 2017
Par Lucien Zuchuat
Une critique sur le texte de la pièce :
Le Projet / De Luisa Campanile / Pièce créée en 2017 au Centre Dramatique National de Poitou-Charentes
Chez ces gamins-là
Dans sa dernière pièce, Le Projet, Luisa Campanile, dramaturge italienne et suisse, licenciée en psychologie, questionne la validité de notre système d’éducation dans un monde louant la rapidité et l’efficacité. Rencontre.
D’emblée, elle m’a confié que la post-dramaturgie, qui l’avait nourrie à ses débuts lui « cassait les pieds ». Trop froide ? Trop cynique ? C’est que Luisa Campanile a le souci de l’humain, qu’elle croit à la puissance d’un théâtre où la narration a fonction de résilience. Il ne s’agit pas ici d’optimisme gratuit, loin s’en faut… Chez elle, ces valeurs agissent comme une injonction à rester éveillé, à scruter, pour mieux s’en défendre, les exigences de performance et de profit qui organisent jusqu’aux sphères les plus intimes de nos vies.
Aussi la question de la transmission, du choc générationnel tient-elle une place particulière dans les écrits de la dramaturge, comme pour mieux interroger l’inadéquation fondamentale entre nos valeurs humanistes, notre héritage moral et la brutalité dont notre quotidien est tissé. Dans Le Lion d’Abyssinie (2014), elle mettait en scène une famille, héritière d’un passé colonial, devant faire face à la crise de l’emploi en Europe ; dans La Friche, parue en 2016 chez L’Ecole des Loisirs, des adolescents s’accaparant un terrain vague érigé en symbole de leurs différends avec la municipalité.
Sa dernière pièce, Le Projet, écrite en résidence au Centre Dramatique National de Poitou-Charentes, poursuit ce questionnement : le récit prend place dans une école de quartier que le malheureux vocabulaire administratif qualifierait de « difficile ». On y retrouve Marie, une anti-héroïne toute d’abnégation, à la fois enseignante aux méthodes peu académiques, femme vivant avec un conjoint qui a fait le choix du retrait social et mère d’un garçon précoce qui répond au nom onirique de MonCœurx2. Une anti-héroïne car, en dépit de toute sa volonté, elle demeure témoin plus qu’actrice : de misère en misère, sa force est d’essayer de faire de son mieux, de ne pas succomber au défaitisme ambiant, d’ignorer – ou de faire tout comme – que la moitié de la classe déjà ne vient plus en cours, que le matériel fait défaut, que les infrastructures se délitent petit à petit comme dans son couple des brèches de plus en plus profondes se creusent. On la suit dans ce voyage du côté des perdants, des délaissés, ce voyage intérieur où le réel se mêle au souvenir, les temporalités se superposent, les langues, enfin, se brouillent, dans un texte qui unit la poésie et le langage vif de l’adolescence.
Été 2017
Par Lucien Zuchuat
Été 2017
Par Basile Seppey
Une critique sur le texte de la pièce:
Baromètre / De Mali Van Valenberg / Pièce créée en 2017 dans le cadre d’une résidence artistique à l’hôpital psychiatrique de Malévoz
“Il te va bien mon sourire”
Dans Lettre au dealer de ma rue, Julie Gilbert s’adresse aux dealers africains qui se relaient en bas de son immeuble et tente d’ausculter, par les moyens du monologue, son regard d’Occidentale.
Dans Lettre au dealer de ma rue, un « je » s’adresse à un « tu ». « Je » est une femme occidentale. Elle s’adresse à un dealer, un homme noir, dont elle ne sait pas s’il est « toujours le même ou un autre ». Au bas de son immeuble, les dealers se relaient, veillent sur la rue. La femme s’adresse à cette présence indéfinie, multiple. Le « je » se dessine en interrogeant, en imaginant l’autre mais ne l’approche jamais, ne lui donne pas la parole. Dans ce dispositif centré autour de l’adresse, par ce choix de mettre en scène des personnages d’étrangers, de dealers, Koltès semble planer au dessus du texte. Mais à la proximité entre le dealer et le client de Dans la solitude des champs de coton, répond la distance avec laquelle Julie Gilbert traite la situation. Et dans cette distance maintenue avec la figure du dealer se joue pour la femme qui parle quelque chose de politique. Elle explore ce qui la sépare de cet homme, ne se ménage pas en interrogeant son regard d’occidentale, éduqué à ne pas voir, ne pas reconnaître un homme comme celui qui est en bas de chez elle.
Cinq ans après Outrage ordinaire, Julie Gilbert s’empare à nouveau du thème de la migration, utilise le théâtre pour interroger le sort réservé aux étrangers dans nos sociétés. Le monologue ne s’étend pas sur plus d’une centaine de vers. Très courts, ils se succèdent rapidement, jouant sur les phénomènes de répétition, comme si la pensée, la parole s’élaborait sous nos yeux. En ces quelques pages, le monologue passe de l’étonnement face à la situation du quartier des Pâquis, à Genève, où enfants et dealers partagent le même espace — la cour d’école —, à l’évocation d’une forme d’utopie. L’Occidentale et le dealer qui représente tous les dealers, qui a été élu par eux, se rencontrent lors d’une assemblée de quartier. L’objet de cette réunion est l’installation de caméras de vidéo-surveillance. Pour contrer l’obsession sécuritaire de la municipalité, une alliance se crée entre résidents et dealers. Une alliance a priori improbable. La justesse politique de cet évènement au centre du monologue prend à contrepied la tendance de notre époque. Accorder aux immigrés clandestins une capacité à s’exprimer sur la vie de la communauté, les règles qui la régissent, son devenir, leur donner le droit de faire de la politique, c’est leur donner la plus élémentaire des dignités.
Dans Lettre au dealer de ma rue, Julie Gilbert mène ainsi une recherche poétique et politique dans laquelle la forme monologuée est utilisée afin de s’adresser au monde, tenter de dénoncer le cours des choses et d’appeler à inventer de nouvelles façon de nous organiser collectivement. Le monologue est ici une forme d’adresse très directe, à l’instar des dazibaos de la Chine communiste, ces affiches dénonçant hommes et pratiques qui recouvraient tous les murs durant la révolution culturelle. Les figures de la monologueuse et de l’auteure tendent à se confondre, si bien que l’on pourrait se demander si ce texte, plutôt modéré, plutôt sage, n’a pas d’abord été rêvé plus offensif par son auteure, plus proche, peut-être, d’une tradition théâtrale perdue, désuète, celle de l’agit prop, dont elle emprunte un certain imaginaire contestataire.
Été 2017
Par Basile Seppey