Quitter la Terre – extrait

De Joël Maillard / Une pièce créée en juin 2017 à l’Arsenic / Extrait / Plus d’infos

SÉQUENCE 2 (LEBENSRAUM EN 3D)

Une vidéo est projetée.
C’est une modélisation en 3D de l’habitat, composé de 4 compartiments.
Une caméra subjective s’y déplace.

Joëlle
L’habitat est un gigantesque cylindre, qui tourne.
La métaphore la plus parlante est celle de la machine à laver.
La force centrifuge fait office de gravité artificielle.
Et je pose la question : dans quelle circonstance faut-il mettre en place un système de gravité artificielle ?

Voici le DORTOIR.
Si on avait le temps de compter les lits, on parviendrait au chiffre 1000.
1000 lits, dont un sur deux est inoccupé.
Donc 500 individus qui se sont réveillés en même temps.
Le diamètre du cylindre est de 600 mètres. Soit à peu près 2 fois la Tour Eiffel.
Dimensions du dortoir s’il était mis à plat : 20 mètres de largeur pour 1884 mètres de longueur.
Passons le détail du calcul et annonçons un espace vital par lit d’environ 37 m2, quand même.
On remarque la présence de portes le long des 2 parois.
Celle-ci est ouverte, ça tombe bien, on découvre un 2ème compartiment.

Le JARDIN.
Il y a là un système de lumière artificielle, d’irrigation, d’arrosage, de récupération de l’eau, et des déjections pour l’engrais. On n’a pas tout-à-fait pigé comment se passe la photosynthèse, mais elle se passe.
Une sorte de permaculture semi-automatique.
Ça pousse, ça produit de l’oxygène, c’est opérationnel (en tout cas, c’est qu’il faut admettre).
Qu’est-ce qu’on va cultiver ?
Des courges, du maïs, des légumes, quelques plantes aromatiques, ou médicinales peut-être, des fruits, des baies, des cacahuètes…

Joël
Par contre il est important de relever l’impossibilité de faire chauffer ces aliments.
Crudi-végétalisme pour toutes et tous.
À relever également, l’absence de couverts, d’ustensiles, de récipients, et, plus généralement, de quelque outil que ce soit.

Joëlle
Un confort assez rudimentaire, en effet.

On repasse par le dortoir.
Et on relève au passage que la lumière est diffusée par les parois.
Parfois elle diminue jusqu’à la pénombre, mais il n’y a jamais d’obscurité totale (pour d’évidentes questions de sécurité).
On passe cette porte, et on découvre un 3ème compartiment : W-C/DOUCHES.

On voit qu’il n’y a pas de cloison. Au début ça ne doit pas être facile, mais l’adaptation rapide à de nouvelles normes d’intimité est un aspect évolutif que l’être humain a passablement développé depuis le 20e siècle. Après tout, si dans un train bondé t’es capable de téléphoner à ton ex pour l’insulter (par exemple), y a pas vraiment de raison que tu réussisses pas à faire caca en open-space.
Bref.

Le compartiment W-C/DOUCHES donne sur un 4ème compartiment, la BIBLIOTHÈQUE VIERGE.
Il y a un plafond.
C’est ici que se trouvent les seuls objets à disposition (à part les lits et les oreillers).
Il n’y en a 2, mais en quantités monstrueuses.
Des carnets vierges, 20 millions.
Des crayons, 10 millions.
Absence de gomme.

On retourne aux W-C/DOUCHES.
Si on avait suffisamment de recul, on pourrait distinguer, quelque part sur cette paroi, à 300 mètres de hauteur, au centre du disque, les contours d’une sorte de trappe.
La caméra subjective s’envole jusqu’à cette trappe.
Mais on ne peut pas voler.
La trappe est donc aussi inatteignable qu’insoupçonnable.
Il n’y a pas d’autres compartiments accessibles.
Il n’y a pas d’autres commodités.
Hormis bien sûr, de temps en temps, la diffusion de musique censée calmer les esprits.

SÉQUENCE 3 (ÉTAT DE NATURE DANS UNE MACHINE À LAVER)

Joël commence à jouer la musique pour la relaxation.

Joëlle
Dans un des 20 millions de carnets, quelqu’un écrit :
Est-ce que quelqu’un nous voit ?
L’amnésie, due sans doute à un cocktail massif de somnifère et autres drogues nécessaires à notre kidnapping, commence à se dissiper.
Mais on ne sait toujours pas ce qu’on fout là.
Peut-être qu’on a candidaté pour être ici, mais qu’on ne s’en souvient pas encore… Mais dans ce cas, on a forcément dû candidater pour autre chose, et s’être fait avoir.
Un stage de développement émotionnel ?

Je me souviens de moi dans les grandes lignes.
Tout le monde, dans les grandes lignes, se souvient de ce qu’il était, avant.
Personne, parmi nous, n’était physicien, ingénieur, mathématicien, informaticien, théoricien d’une quelconque science dure, technicien en quoi que ce soit.
Personne n’a occupé de hautes fonctions hiérarchiques (ni même postulé pour en occuper), tout le monde est plus ou moins athée, personne n’a été policier ni militaire, tout le monde a pratiqué le naturisme une fois ou l’autre, personne n’a été condamné pour des faits de violence, tout le monde est d’accord pour affirmer avoir été épargné par les démons de l’ambition, personne n’est allergique aux cucurbitacées.
Qui se ressemble s’assemble, et qui s’assemble diminue les risques d’un carnage général où tout le monde s’entretue.
Génial.
Le club des inoffensifs, a dit un type qui, si ses souvenirs sont exacts, était coach en naturopathie et en yoga du rire (d’ailleurs c’est drôle ce type il arrête pas de pleurer).
Des gens qui, avant de dormir, dormaient déjà, a dit quelqu’un d’autre.
Mais est-ce que tout cela va nous empêcher de développer des troubles mentaux ici ?

Manger cru, on commence à s’y faire. Par contre l’absence de sel, non, on ne s’y fait toujours pas.
Tout comme l’absence de chaise
d’horizon
de miroir…
(cette énumération se poursuit jusqu’à sa prochaine réplique)

Fin de la musique pour la relaxation

Joël
Alors oui, si une gravité artificielle est nécessaire, c’est que sans cet artifice, il n’y en aurait pas, de gravité.
Et les gens qui sont à 600 mètres au-dessus de moi, ils ne pourraient pas tenir avec la tête en bas, et ça, ça veut dire qu’il n’y a plus de haut et qu’il n’y a plus de bas.
Et ils ont beau ne pas être physiciens ou mathématiciens, ils vont bien finir par intégrer cette réalité, et comprendre ce qu’elle signifie, à savoir qu’ils ont quitté la Terre.

Il sort du carton un plan de la station spatiale (à l’intérieur de laquelle se trouve l’habitat).
Il le commente.

Je vous invite à considérer cette station orbitale comme gigantesque ananas, posé à l’envers, qu’on aurait coupé en 2 dans le sens de la longueur.
Ici, nous distinguons l’habitat cylindrique qu’on vient de visiter.
Le jardin, le dortoir, les wc, la bibliothèque (et son plafond).
Tout le reste, toute la machinerie est totalement inaccessible aux occupants, et entièrement automatisée.
Le système pour la rotation est là.
La partie qui tourne, c’est celle-ci, à savoir l’habitat, ainsi que cet espèce de dôme, ou de mamelle, où on devine les gigantesques réservoirs d’eau, qui contiennent tous les micros-nutriments indispensables à la bonne conservation des individus.
Il y a un système pour l’oxygène.
Là on voit des panneaux solaires.
Et là, un ingénieux système qui permet de repérer, ”télécharger”, et diffuser dans l’habitat le contenu sonore d’un certain type de messages : des sortes de bouteilles à la mer, que des gens sur Terre mettent en ligne à l’attention des disparus, sans avoir aucune idée de ce qu’ils sont devenus.

Silence

Oui parce qu’il faut essayer de s’imaginer le traumatisme qui les agitent quand ils prennent conscience de la situation…
Sans même parler du cosmos ou de la gravité artificielle, mais…
C’est comme si là, tout d’un coup, clac, les portes se ferment.
Et à partir de maintenant, on est tous condamnés à rester ensemble.
Et on ne sait pas pour combien de temps.
Mais on dirait bien que c’est parti pour durer.
Et peut-être même que c’est pour toujours.

Il se tait.
Joëlle est toujours en train d’énoncer les absences auxquelles, dans la station, on ne se fait pas.

Joël
Une des premières mesures qui est mise en oeuvre pour essayer de ne pas complètement perdre le nord, si j’ose dire, consiste à reprendre la main sur la perception du temps. Il y a un tour de garde permanent, où on se relaie pour compter les secondes d’après le souvenir qu’on en a. Et on fait des coches toutes les minutes (il y a des carnets entiers remplis de coches).
On compte aussi les battements de coeur, on met en commun les décomptes, on fait des moyennes.
Et on est capable de recréer approximativement les heures, et les jours.
Mais ça ne vas pas nous suffire. Alors on va commencer à s’observer. On va observer la pousse des barbes, la pousse des cheveux, la perte du sang. On va aussi regarder comment poussent les plantes.
Et à force de d’observations, de moyennes, de recoupements, de déductions, peu à peu, malgré l’absence de toute horloge, on a réapprivoisé le temps qui passe.

Joëlle
322e jour de la 2ème année.
Hier, nous avons entendu un son en provenance de la Terre.
Des gens s’adressent à nous !

[…]