Le Projet – extrait

De Luisa Campanile / Une pièce créée en 2017 au Centre Dramatique National de Poitou-Charentes / Extrait / Plus d’infos

4.

MARIE : Jusqu’à présent, nous avons lu quelques poètes contemporains et nous avons réfléchi au lieu de la parole. Je vous invite à avancer dans notre réflexion sur la parole comme lieu possible aujourd’hui, et le lieu comme possibilité de lien.
ALEX : Redites un peu tout ça.
JENNIFER : Rien capté.
MARIE : Ne vous inquiétez pas. Entrons dans la matière et ce sera plus clair.
CHES : Entrez profondément dans la matière, Madame. Je serai sage.
Marie se rapproche de ses élèves et lit à voix haute.
MARIE : Titre – Poème d’un jour
Eux d’un côté, nous de l’autre
Nous marchions dans le village
La place et le clocher silencieux
Les branches des cerisiers ployaient
? À qui sont ces cerises ?
? Pourrons?nous en manger ?
Eux d’un côté, nous de l’autre
Nous avons poursuivi notre chemin
L’ombre du jour a aussitôt glissé
Roberta siffle.
CHES : Vous êtes pro comme vous lisez.
JENNIFER : Rien de rien capté.
ROBERTA : Trop, la vibration qu’elle dégage. C’est du show, ça. Dites, vous vous êtes pas trompée de métier, vous ? La télé, c’est mieux : il y a plus de gens qui vous regardent et vous devenez riche tout de suite.
ALEX : Elle a une bonne voix. Son fils à elle, il a de la chance de l’entendre comme ça, le soir, en train de bien lire. Moi aussi, ça me plairait. Après qu’on te parle dessus, toute la journée on te remplit la tête avec ça et encore ça, une voix comme ça qui te calme un peu, ça change, ça me détend tout.
JENNIFER : Le soir, tu as encore besoin de ton lait chaud, toi.
CHES : Trop mignon, le gamin.
MARIE : Cessez les chamailleries. Ce n’est plus de votre âge.
ROBERTA : Elle montre Alex. C’est lui qui a commencé.
JENNIFER : C’est vrai : dès qu’il ouvre la bouche, ça sent encore le lait. D’ici quelques minutes, Madame, vous aurez même droit à ses risettes.
MARIE : Jennifer, sortez et faites un fois le tour du parc. Et vous revenez. Si vous croisez quelqu’un dans les couloirs, vous dites que vous avez mon autorisation.
JENNIFER : Je sors ? Vous êtes sérieuse ?
MARIE : Oui.
ROBERTA : C’est pas juste. Ches et Alex, eux, ils font n’importe quoi. Alex vous parle mal, Ches, fait son numéro de Kung?fu et de sex bomb. Et avec eux, vous êtes toute prête à applaudir. Mais, quand c’est une fille qui dit ce qu’elle pense, c’est tout de suite dehors.
JENNIFER : Accolade à Roberta. Toi, t’es quelqu’un de bien.
MARIE : Maintenant, vous pouvez sortir. Jennifer sort. Et quand Jennifer revient, Roberta, c’est à votre tour, avec la même consigne. Quelqu’un d’autre pour la promenade ? N’hésitez pas, je peux rapidement établir l’ordre de passage. Rester assis, je vous l’accorde, c’est loin d’être drôle. Profitez donc de ma proposition. Personne ? Dommage.

Le factotum apparaît, enlève la chaise de Jennifer, la rempile, puis disparaît.

5.

Apparaît MCx2 près de Marie.

MCx2 : Moins Maman?Pilier et plus Maman?Mobile, moins Maman?Stressée et plus Maman?Souple. Moins et plus à la fois, une maman qui fera crever de jalousie tous les copains. De temps en temps, ça fait du bien d’en imposer. Mais, attention, Mamantout? court, cette fois, tu ne devras plus jamais m’embrasser devant les copains, même si l’envie te vient tout d’un coup. Promis ?
MARIE : Je n’ai pas tout suivi.
MCx 2 : Les câlins, c’est fini, j’ai passé l’âge.
MARIE : Oui, oui, j’ai compris cette fois et promis, je n’oublie pas. C’est tout ce que tu voulais me dire ?
Silence.
Je suis fatiguée, je ne vois plus clair, ça doit être le manque de lumière.
MCx2 : Pose tes valises et prends vite tes jambes à ton cou.
MARIE : Il est là, Paul ?
MCx2 : Il est sorti faire ses trente?trois minutes de cardio.
Au public. Paul?papa, vous devez savoir que c’est un papa pas méchant. Juste un peu trop souvent à la maison, étendu sur le canapé, les yeux comme quand on fait un voyage intersidéral. À part ce petit truc?là un peu spécial, il ne fait pas de mal à une mouche. Nous, on vit en ville, de toute façon, il n’y en a pas.
MARIE : Tu lui dis dès que tu le vois que je suis très remontée contre lui.
MCx2 : Tu sais pour l’école, j’ai un chiffre : on est 35 % à vouloir quitter. Tu vois, je ne suis pas le seul. Je te donne les autres chiffres à ton retour à la maison. J’ai appris plein de choses intéressantes, je suis très content. Maman?Pilier, je t’aime, je t’aime déjà comme ça. Et puis, tant pis si tu n’es pas encore Maman?Souple. C’est pour plus tard, quand j’aurai mangé toute ma soupe, et que j’aurai aussi enlevé le « L » blanc sur fond bleu à l’arrière de la voiture.
Ah, revoilà Paul?Papa. Il souffle fort.
Paul apparaît tout près de MCx2. Il est habillé comme MCx2.
MARIE : Tu travailles dur ?
PAUL : Un peu.
MARIE : Tu pourais me demander comment ça va ? Si je survis ?
PAUL : Comment ça va ? Tu survis ?
MARIE : Je ne suis pas encore morte.
PAUL : Tu es très fâchée.
MARIE : Je ne peux rien te cacher, n’est?ce pas ?
PAUL : Rien de neuf.
MARIE : Tu ne m’as appelé pour me demander mon avis.
PAUL : Quand tu travailles, je n’appelle pas.
Silence.
On se voit ce soir, de toute façon.
MARIE : Je pourrais aussi ne pas rentrer.
PAUL : Tu dis n’importe quoi.
MARIE : Je me sens trahie.
MCx2 : Non, c’est trop. Trahie ?
MARIE : MCx2, repasse?moi ton père.
PAUL : Tu as quelque chose à me dire?
MARIE : C’est sans importance.
PAUL : C’est quoi le problème maintenant ?
MARIE : MonCoeurx2 fait ce qu’il veut et toi, tu le regardes faire du fond de ton canapé. On va où comme ça ?
MCx2 : C’est plutôt sympa qu’on me laisse faire. Moi, j’aime cette vision « détendue » de l’éducation. Maman?Pilier, rassure?toi, j’ai appliqué au pied de la lettre le règlement en cas d’absence. Je te communiquerai les détails, ce soir, noir sur blanc, tu vas y voir clair.
Au public. À vous adultes présents, aux rôles et fonctions variés, à vous, parents, enseignants, soignants du corps, soignants de l’âme, juges, également, je vous présenterai avec plaisir mon projet d’absence à long terme. Les lignes de force sont cohérentes, convaincantes et complètement dingues.
MARIE : MCx2, repasse?moi ton père. Ce n’est pas à toi que je veux parler.
MCx2 : Moi, aussi, ça tombe bien. À Paul. Elle a de l’acidité qui monte, elle ne va pas bien. Promis que tu ne le prends pas sur toi ?
MARIE : Encore moi.
PAUL : Tu rentres vers quelle heure ce soir ?
MARIE : Je n’ai pas terminé. Je voulais te dire que pour venir jusqu’à mon travail, je fais face à des épreuves. Quand je travaille, je fais face à d’autres épreuves. Pour rentrer chez nous, je fais encore face à des épreuves. Tu trouves ça normal, toi ? Et pour conclure, quand je ne suis pas à la maison, le bateau prend l’eau.
PAUL : Ton concept de charge mentale, je le connais.
MARIE : Entre?temps, qu’est?ce que tu fais, toi ? Tu peux me le dire ?
PAUL : Je contemple.
Silence.
Tu veux me dire autre chose ?
Silence.
MCx2 : Le traffic, la pollution, les psychopathes, je vois. Toute cette masse de négativité peut créer des phobies, beaucoup de phobies, et on se retrouve à avoir peur de tout. PAN? Phobie. Au public. Vous avez eu peur ?
MARIE : MCx2, ton père, illico.
MCx 2 : Oui, Maman?Capitaine. Sur?le?champ. Honneur à Paul?Papa.
PAUL : Cette communication me bouffe. Je sais ce que tu vas me reprocher. J’ai encore une conscience malgré tout ce que tu peux bien penser : oui, j’avoue, je n’ai pas assez insisté auprès de MCx2 pour qu’il aille à l’école. Mea culpa, voilà, c’est bon ? Non. Non, je ne choisis pas sciemment la facilité. Est?ce que pour cet épisode unique, tu me prépares une soirée d’enfer? Sa lettre avec ta signature, j’en sais trop rien. Vous êtes pénibles tous les deux.

MCx 2 et Paul disparaissent.

6.

Jennifer revient. Le factotum la suit. Roberta se lève et donne une accolade à Jennifer.

ROBERTA à Jennifer : Ça va ?
MARIE : Roberta, je vous en prie, c’est votre tour.
Roberta se lève.
ROBERTA : Non, pas question, je reste ici.
Silence.
Le factotum prend la chaise de Roberta et va l’empiler.
J’ai pas mes papiers en ordre, vous me sortez pas d’ici. Si je me balade dix minutes dehors et pas de chance, y a un contrôle, c’est le renvoi assuré, moi, ma famille. Et vous, ça va vous laisser mal des mois et des mois.
Face au public. Le factotum s’assied dans le public. Je sais, ça casse l’ambiance, je voulais pas parler de ma situation. Ça crée du malaise de parler vrai. Maintenant, vous savez.
Silence.
Moi, je dis que chacun a qu’à se débrouiller avec le malaise. Moi, ça fait depuis l’âge de sept ans que j’y suis tous les jours à fond dedans. Ça fait dix ans que je frôle les murs et ça m’a pas empêchée de tracer ma vie. Si quelqu’un veut que ça s’arrête, qu’il veut aller me dénoncer, il peut se lever. C’est maintenant qu’il faut le faire. Et y a pas besoin d’explication.
Silence.
Marie vient rechercher Roberta.
MARIE : Tu ne les connais pas, tu ne sais pas comment ils peuvent réagir. Tu ne trouves pas qu’on est mieux entre nous ? Tous ensemble, on va continuer.
ALEX : À jouer.
CHES : On veut jouer. Jouer, oui, jouer.
JENNIFER : Oui, jouons encore.
Alex monte sur une chaise.
Aux élèves et au public.
ALEX : Choisissons tous ensemble un jeu qui nous plaît bien : Call of duty, Assassin’s creed, Gran Turismo. Ce sont des jeux vidéos, bien sûr, mais avec un peu d’imagination, on se raconte les actions et on fait, nous, les mouvement. Compris ?
Silence.
Oh, I see. Not much fun ? Ok, ok, let’s go with another idea, yes. On se fait tous ensemble une soirée jeu. Le samedi soir, je travaille à Espace Game. Je vous invite. Le jeu qui fait trembler tout le monde en ce moment, c’est le jeu de la mafia. Pardon, petit détail : je peux pas vous inviter tous. Je peux inviter qu’une personne. Les autres, je vais voir comment on peut s’arranger entre nous. Je vais déjà choisir l’invitée, comme ça c’est fait. Vous, par exemple – il désigne quelqu’un dans le public ? ça vous plairait bien que je vous invite ?
MARIE : Moi ?
ALEX : Pas vous. Vous êtes trop has been. Et vous faites trop prof. Oui, j’ai choisi, vous. Vous voulez pas ? Pourquoi ? Vous avez peur de moi ? Bon, dommage. Qui, alors ?
BEATA : Moi.
Elle monte aussi sur une chaise.
CHES : Tu es sûre, Beata ?
JENNIFER : Alex, il peut faire peur.
ALEX : Oui, et dans les jeux, je dois faire peur. Mais, je sais avoir des limites. Je fais peur, but not too much.
MARIE : Vous pouvez descendre de votre chaise, Beata.
Le factotum s’approche de Beata.
C’est préférable que soyez assise.
ROBERTA : Beata, descends de ton cube. Y a pas de projecteurs, pas de poursuite. Tes grands yeux de gazelle captent rien, ma parole. Ici, y a rien, rien de rien pour faire un show qui les flambe tous.
CHES : Oh les jambes, les jambes, tenez?moi, s’il vous plaît. Ah, Madame, comment dit?on, quand la jambe, elle est comme ça ? Il dessine la ligne des jambes de Beata.
MARIE : Galbée.
Silence.
Excusez?moi.
JENNIFER : Vous auriez pas dû dire. C’est pas dans votre programme.
ALEX : Où est le problème ?
CHES : Cela restera entre nous.
ROBERTA : Ce dérapage, ça peut aller loin. Vous avez de la chance de nous avoir, parce qu’on sait se taire.
JENNIFER à Ches: Petit poème d’amour et jambes galbées. Tu vois où elle en est l’autre, la pauvre ? Tout ça, à cause de tes envies de déguelasse de frustré.
Ches hurle à la lune.
MARIE : Du calme.
BEATA : Silence, s’il vous plaît. Je veux dire quelque chose.
CHES : Cause avant que je t’attrape.
BEATA : O captain ! My captain !
Our fearful trip is done.

CHES : Ça en jette. Tout le monde, il l’a là, Beata. Il montre les dents. Tu es génial.
Silence.
Je peux pas bouffer du poète, ça se fait pas de mettre la main sur une espère rare.
MARIE : Beata, vous connaissez le poème de Walt Whitmann ?
BEATA : Je ne connais que ces deux vers. Pas plus. C’est fini, merci.

Elle redescend de sa chaise. Applaudissements de la part des autres élèves, le factotum aussi.

MARIE : Notre effroyable voyage n’est pas terminé. J’aimerais revenir au poème intitulé « Poème d’un jour ». Difficile après votre succès, Beata.
Silence.
Je me sens parfois pitoyable.
Silence.
Personne ne peut manger les cerises dans le jardin.
Silence.
Ça n’est pas grave. Oui, ça arrive, ça doit être ça.

7.

Elle est sur son balcon, se penche à l’avant de devanture.

MARIE : On va finir par déménager. Le seul qui semble bien, ici, c’est MonCoeux2. Ces arbres sous les yeux, tout ce dégagement, c’est un luxe. Notre voisin, chaque fois qu’il vient prendre le café, dit que c’est le même vert que la forêt brésilienne. Ce vert, c’est vrai qu’il est dense, c’est une chance de l’avoir sous les yeux, une chance, oui, puisqu’on nous le dit. Nous ne sommes jamais allés au Brésil. Pour le moment, nous ne pouvons pas trop y penser.
Une maison à la campagne nous permettrait d’être plus calmes, plus confiants. Il faudrait choisir une maison d’époque, quand on construisait encore sur de beaux terrains. Mais à la campagne, il y a, pendant la semaine, le bruit des tracteurs et, le dimanche, le bruit des karts. Quand ils embraient avec leur gros jouet, les vaches, les pauvres, bloquent leur respiration. Tu imagines les dégâts sur nous, Paul ? Tu ne réponds pas.
Silence.
Paul, pourquoi as?tu arrêté de douter ? Je te dis ça, parce que depuis que tu as arrêté de fumer, tu ne te poses plus de questions et tu me laisses seule sur le balcon, avec le récit de ma journée et tout cet espace, tout ce vert, devant moi. Tu ne penses pas que ça fait trop ? Silence.
Il faudrait que tu reprennes à fumer. Moi, je n’ai jamais fumé, c’est différent. Au moins autrefois, même si j’étais trop dans tes volutes bleues, grises, et malodorantes, je me sentais exister. Paul, arrête ce bruit., tu peux laisser tremper les assiettes, je m’en occupe demain. Ce soir, les assiettes qui s’entrechoquent, je ne peux pas. Tu ne veux pas que l’on sorte se promener, juste toi et moi ?
Silence.
Non, tu as raison, moi aussi, je ne suis pas convaincue.

8.

À nouveau l’espace où ont lieu les cours. 
Jennifer est sur les genoux de Ches. 
Marie regarde ses papiers.
Le factotum règle quelque chose. Il y a pendant un bref instant légèrement plus de lumière. Puis, noir complet. Le factotum installe alors rapidement des bougies électriques.
Marie fait signe à Jennifer de se décoller de Ches.
Roberta fait signe à Jennifer qui se lève alors et partage la chaise avec Roberta.
Marie relit rapidement à haute voix « Poème d’un jour ».

MARIE : Attelons?nous directement à l’analyse sémantique.
Silence.
Vous connaissez ce poème.
ALEX : On l’a entendu même deux fois. Et vous voulez quoi de nous maintenant ?
MARIE : Que nous transmet donc ce poème ? Que veut?il bien nous dire ? Je vous demande de me raconter ce qu’il raconte. Elle reprend avec conviction : « Eux d’un côté »
ALEX : « Nous de l’autre ». Vous voulez qu’on dise quelque chose là?dessus ?
GLORIA : Alex, arrête de causer tout le temps.
JENNIFER : Sur la place de ce village, il y en a qui marchent à droite, il y a les autres qui marchent à gauche. Ça, au moins ça se comprend.
MARIE : Oui. Ensuite ?
ROBERTA : Ceux qui marchent à droite sont du village, et les autres, de l’autre côté, à gauche, sont des étrangers.
MARIE : C’est une interprétation possible.
GLORIA : Tous ceux qui traversent le village se sentent tellement étrangers qu’ils osent pas prendre les cerises. C’est dommage parce qu’aucun des deux groupes appelle le propriétaire. Quelqu’un au moins aurait pu lui dire qu’une cerise, pour lui, c’est pas beaucoup, que ce serait sympa d’y goûter, juste une.
ALEX : Attendez. Moi, j’ai compris une chose : le propriétaire, il a vu que des gens traversent le village, alors il s’est caché, comme ça, on lui demande rien. Pas bête, le gars, hein ?
GLORIA : Y a le mur qui sépare le jardin de la rue.
ALEX : Y a pas ça dans le poème. Pas vrai, Madame ?
MARIE : Cette information, de fait, n’y figure pas, c’est juste. Toutefois, nous pouvons imaginer qu’il peut bien y avoir un mur qui sépare le jardin et la rue.
ROBERTA : Quand on veut personne dans son jardin, on met des thuyas. Ou même, on construit un mur tout autour du jardin, un mur assez haut, comme ça, tout le monde qui passe devant dérange pas et peut quand mêm admirer la maison.
CHES : Il est triste votre poème, Madame.
GLORIA : Madame, le propriétaire derrière son mur, il a peut?être mis un arbre faux, avec des cerises fausses aussi.
MARIE : Je n’y avais pas pensé.
GLORIA : Les nains de jardin, vous voyez ? C’est la même chose.
MARIE : Le propriétaire a créé une illusion d’optique ?
GLORIA : Non, je dis que les cerises sont en plâtre.
MARIE : Ah. Cela devient très étrange, certes. Passons à l’analyse de la forme pour nous mettre en quête du sens.
ALEX : Madame, dites, on peut être à ce point fou pour enlever les vraies cerises et les remplacer par des cerises en plâtre ?
GLORIA et les autres élèves : Oui. Bien sûr. Des psychopathes, y a en beaucoup et là dedans elle désigne la tête ça y va fort. T’as qu’à regarder ce qui se passe dans la vie.
Silence.
ALEX : Moi, je veux pas apprendre un truc à vous donner de drôles d’idées.
MARIE : Une fois que la lumière sera faite sur le sens de ce poème, il y a aura moins d’interprétations, moins d’émotions projetées.
JENNIFER : Madame, le propriétaire d’ici, où on est tous maintenant, est?ce que vous le connaissez ?
MARIE : Oui. C’est l’État. S’il vous plaît, je souhaite terminer mon analyse. Continuons, je vous en prie.
JENNIFER : C’est qui l’État ?
MARIE : L’État , c’est l’État.
ROBERTA : Facile comme réponse. Donnez?nous des noms.
CHES : Des noms, comme ça on peut chercher les visages qui vont avec.
MARIE : Vous ferez vos recherches sur Internet tout à l’heure, en dehors d’ici.
JENNIFER : Vous ne connaissez pas ceux qui vous paient ?
MARIE : Oui et non.
ALEX : Vous les connaissez et vous voulez les protéger.
ROBERTA à ses camarades : Elle commence par mentir un peu, mais pas trop.
ALEX : L’État, c’est vous aussi ?
MARIE : Décidément, ce poème ouvre bien des questions. Alors, oui, pour être très brève, l’État, c’est moi et c’est vous aussi.
ROBERTA : Alors, ici, c’est à nous.
MARIE : Oui, parce que nous faisons partie de l’État et non aussi, parce que nous ne sommes pas propriétaires directs de ce lieu.
JENNIFER: Encore avec «Ouietnon ».
ALEX : Ça sent mauvais.
CHES : Ça sent le mensonge.
ROBERTA :Le gros mensonge.

Le factotum apparaît avec des fils pour étendre du linge. Il les installe à travers l’espace.

ALEX : Et lui, Madame, vous pouvez nous dire s’il appartient aussi à l’ l’État?
GLORIA : Ça serait gentil de dire qui il est.
Silence.
MARIE : Oui, bien sûr. Il travaille pour l’État.
ALEX : On appartient tous à l’ l’État ?
ROBERTA : Ça va pas le faire.
GLORIA : Y a quelque chose de pas logique que lui et nous, on se retrouve du même côté.
MARIE : Oui, du même côté, il travaille pour l’État. Du moins, j’imagine.
JENNIFER : Tous du même côté.
ROBERTA : De plus en plus gros, le mensonge.
CHES : Si c’est comme vous dites, il devrait au moins nous dire une fois bonjour et une fois merde.
ALEX : Madame, qu’il y a quelque chose qui ne colle pas. Parce que si on est du même côté, tous réunis dans le même ensemble, tous ensemble dans le même État, comme vous le dites, d’abord, on nous laisserait pas parterre et vous, on vous laisserait pas tout ce temps?là là debout sur deux pattes. Vous voyez ce que je veux dire ?
MARIE : Personne ne vous laisse parterre. Vous êtes assis sur le sol comme vous pouvez être debout dans les transports publics quand ils sont bondés. Cessez de faire des interprétations qui vous égarent et qui vous empêchent de mettre votre énergie dans vos apprentissages.
ROBERTA : Et vous, vous arrêtez de jouer avec les mots et avec nous.
JENNIFER : Non mais, Madame, je suis qui moi pour qu’on me traite comme on me traite depuis le début ? Et ça commence à faire long.
CHES : On veut nous jeter.
ALEX : Madame, ça vous dérange pas trop d’enseigner à des gens comme nous ?
MARIE : Comme vous ?
CHES : Enseigner à des gens qui sont là pour être jetés ?
MARIE : Où est?ce que vous allez chercher de pareilles idées ?
ALEX : Ici.
Silence.
Ça vous dérange un peu quand même? Vous pouvez le dire.
MARIE : Non, absolument pas. Ça m’arrive plus souvent que vous vouelez le croire de me lever le matin et d’avoir envie de venir ici, de vous retrouver tous pour vous lire des choses qui me parlent, que j’estime heureux de vous donner.
Silence.
C’est pour ça que vous voulez me faire un procès?
BEATA : Pour moi, c’est difficile de venir ici, tellement difficile que parfois mon petit?déjeuner y passe. Vous, ça ne vous arrive jamais ? Sincèrement, entre nous soit dit ?
MARIA : Non, jamais.

Le factotum pousse la chaise de Beata ou Ches ou Alex. Il arrive à enlever une chaise.

CHES : Regardez comment on est. Le plus cruel, Madame c’est que l’on nous jette, lentement, lentement et sûrement. Pour marquer la fin du parcours, dans la déchetterie, des gens, qu’on a jamais vus, ces gens ont placé au terminus une belle femme, il la montre de sa main, à qui tant de fois moi, par exemple, j’aurais eu l’envie de faire l’amour. Mais, bon, ça, ça se dit pas. On peut pas ici parler de ça. C’est pas dans le programme et on sait pas pourquoi. Bon, je mets de côté mes envies, ça c’est pas facile du tout, alors, cette belle femme, elle est toujours présente, avec la pluie, avec le soleil, la bonne, la mauvaise lune, avec nos humeurs, souvent massacrantes. Et cette femme, bien devant nous, nous tient la main jusqu’au dernier moment. Et puis, tout d’un coup, parce que le temps passe et y en a tout plein d’autres comme nous derrière, il faut bien.
Il fait un signe comme si l’on lâche quelqu’un qui tombe, fait une grimace de désarroi, puis un signe d’aurevoir. Et une grimace d’horreur.
BEATA : Non, c’est trop horrible. Elle se cache le visage.
JENNIFER : Oui, c’est exactement ça.
ROBERTA : Ches, ça fait du bien ce que tu dis.
JENNIFER : Quel courage.
BEATA : Non, ce n’est pas comme ça. Elle sanglote. Tu joues avec nos peurs à tous.
ALEX : Un mâle Alpha qui réfléchit, c’est le signe que quelque chose doit changer.
MARIE : Ches, qui t’es?vous pour nous parler ainsi ?
Silence.
CHES : Un être humain. Madame.
Silence.
Qui mange, qui pisse, qui va crever un jour. Comme vous. Mais, là, maintenant, cet être humain veut vivre.
Silence.
Et vous, Madame, au fond, vous êtes qui ? On ne vous connaît pas, pas vrai?
MARIE : Un bouc avant le sacrifice. Elle hurle « Bê, bê ».
BEATA, ALEX : Eh, Madame. Arrêtez.
JENNIFER : Oh, la pauvre.
Marie continue à bêler.
ROBERTA : La honte.
JENNIFER : J’espère qu’elle va pas se zigouiller devant nous.
Marie continue à bêler.
BEATA : C’’est vraiment horrible tout ça.
Marie s’arrête subitement.
Silence.
MARIE : Ah, ça va tout de suite mieux.

[…]