Entretien avec Joël Maillard

Par Josefa Terribilini

Un entretien autour de la pièce Quitter la Terre / De Joël Maillard / Le 24 novembre 2017 /  Plus d’infos

Joël Maillard


C’est à la Brasserie du Cygne, à Lausanne, le 24 novembre 2017, que nous retrouvons Joël Maillard pour parler de sa pièce,
Quitter la Terre.

Josefa Terribilini, pour l’Atelier critique (JT) : Comment en êtes-vous arrivé à faire du théâtre, qu’est-ce qui vous a attiré dans cet art ?

Joël Maillard (JM) : J’allais voir ma tante quand j’étais petit, qui faisait du théâtre amateur dans un village dans le canton de Fribourg. Je n’avais pas une éducation très culturelle et le contenu des pièces ne m’intéressait alors pas vraiment, mais il y avait quelque chose qui me fascinait, le fait qu’il y avait un autre monde dans le monde. Et dans ce monde-là, le monde du théâtre, avec ses décors et ses coulisses, quand l’acteur sortait, je ne comprenais pas ce qui se passait, ce qu’était la coulisse. C’était très mystérieux pour moi. C’est cela qui m’a d’abord intéressé, je crois. Et puis aussi le fait que j’avais bien compris ce qu’était un comédien, que ce n’était pas pour de vrai (je savais bien que ma tante n’était pas le personnage qu’elle jouait), mais, justement, j’y voyais un énorme danger et je n’aurais jamais pu imaginer le faire moi-même. Une fois, avec l’école, j’avais été voir Ali Baba et les 40 voleurs ; un personnage tirait un chariot qui contenait des diamants et un diamant est tombé de la scène car l’acteur a pris un virage trop sec. Un élément de l’autre monde a alors traversé notre monde et là, j’ai bien compris ce qui se passait mais j’ai quand même trouvé extraordinaire de faire autant d’efforts pour nous faire croire à quelque chose alors que personne, finalement, n’est dupe. En fin de compte, je pense que c’était le rapport à la fabrique de l’illusion, l’intérêt pour les ficelles, qui m’a attiré dans cet art.

JT : Dans Quitter la Terre, on trouve certaines préoccupations assez sérieuses en filigrane, telles que des inquiétudes écologiques, la remise en question de certains fonctionnements politiques, et puis la forme du colloque qui sert de « cadre » à la pièce est mise en place de manière très réaliste ; avez-vous eu d’autres expériences professionnelles ou effectué des études universitaires avant ou en parallèle à vos activités théâtrales ?

JM : C’est drôle parce que je n’ai pas assisté à beaucoup de colloques dans ma vie. Je n’ai pas du tout de contact avec l’université. Je suis boulanger-pâtissier, en fait. Je me suis arrêté à l’école obligatoire et puis j’ai fait des apprentissages. Je reviens à cette activité de temps en temps. En été par exemple, lorsque mes activités théâtrales sont plus calmes, il m’arrive de faire des piges en cuisine. Parfois je songe à quitter le théâtre pour redevenir boulanger, mais cette envie finit toujours par s’estomper.

JT : Et comment en êtes-vous venu à écrire des pièces ? Vous étiez-vous déjà essayé à l’écriture, sous d’autres formes, avant votre première pièce (Winkelried, en 2005) ou y a-t-il eu une sorte de déclic ?

JM : Je ne peux pas écrire autre chose que du théâtre. Quand j’étais au Conservatoire on a eu des exercices liés à l’écriture et ça m’intéressait plutôt. Mais la première fois que j’ai écrit une pièce, c’était en 2005. Je regardais les attentats de Londres à la télévision, et puis j’ai pensé à quelque chose en rapport avec ce que Tony Blair a dit à ce moment-là. Alors, j’ai pris ma caméra et je me suis filmé ; j’ai écrit en parlant, pour ainsi dire, et j’écris toujours en parlant aujourd’hui, d’une certaine manière. La parole fait partie de l’écriture pour moi. Finalement, je crois que j’ai commencé à écrire parce que j’avais vraiment quelque chose à dire.

JT : Quel est votre rapport au texte ? Et comment procédez-vous, vis-à-vis du texte, lorsque vous montez une création ?

JM : La mise en scène prime, je crois, parce que le rythme est dans la mise en scène. Les personnages, leur difficulté à raconter ce qu’ils ont à raconter et comment ils se font prendre dans leur fiction, c’est plus important que le texte lui-même. D’ailleurs, lorsque j’écris un texte, celui-ci est largement remanié et finalisé pendant les répétitions, qui est finalement une étape essentielle du processus d’écriture. En général, j’écris d’abord un premier jet, une espèce de monstre, et puis après, ce que j’aime bien faire, c’est d’éprouver ce monstre au plateau pendant une période de deux semaines à peu près. Puis, suite à cela, il y a toute une période de réécriture parce que je décèle tout plein de problèmes que j’ai du mal à repérer quand j’écris. Ensuite, idéalement, il y a un second passage au plateau où je valide le remaniement et je décèle d’autres nouveaux problèmes, ce qui aboutit à une version zéro qui est mise en jeu au premier jour de répétition.

JT : Est-ce que certains auteurs de littérature ou de théâtre vous ont inspiré, du point de vue de la recherche formelle ou des thèmes que vous privilégiez ?

JM : Je ne suis spécialiste d’aucune littérature ni de quoi que ce soit d’ailleurs. Mais mon influence littéraire majeure reste toujours ce texte de Beckett qui s’appelle Le Dépeupleur, dont je n’arrive pas à me défaire et qui se passe dans une sorte de cylindre, lui aussi. Le Dépeupleur, c’est la description d’une microsociété enfermée dans un monde clos et c’est évidemment une inspiration pour Quitter la Terre. Et puis, de Beckett, il y a aussi Compagnie, Tête morte, Premier amour, où il s’intéresse à quelque chose qui fait qu’on n’arrive pas à être, et qu’on est quand même, qu’on traverse cette existence… D’une certaine manière, je pense que Houellebecq m’influence aussi, dans sa manière de poser un regard sur nos habitudes et sur la difficulté d’être en rapport avec autrui. Et puis je n’ai pas inventé l’idée de la gravitation artificielle ; je suis intéressé par certains livres de science-fiction évidemment, comme certaines œuvres d’Asimov ou la trilogie Rama d’Arthur C. Clarke. Je pourrais parler aussi de Borges, de tous ses jeux de mises en abyme et de cette fameuse bibliothèque infinie. Toutes ces choses un peu vertigineuses qui s’amusent avec la logique. En fait, j’ai l’impression que dès que l’on me sert quelque chose qui est contre la logique, ça m’intéresse.

JT : Comment la pièce Quitter la terre s’inscrit-elle dans votre œuvre ? Dans votre « Cycle de Rien » qui comprend trois pièces (Rien voir, Ne plus rien dire et Pas grand-chose plutôt que rien), vous exploriez le thème de la disparition, il y avait à chaque fois un « élément manquant » (la parole pour un personnage, ou la vue pour les spectateurs, etc.) : dans quelle mesure est-ce que Quitter la Terre continue cette recherche autour de la disparition ?

JM : Moi, je parle finalement toujours de la même chose, de vouloir disparaître du monde, de s’y sentir mal. C’est toujours mon malaise d’homme occidental blanc du XXIe siècle qui regarde le monde à la télévision. Dans Quitter la Terre, le thème de la disparition est bien là parce que c’est une grande partie de l’humanité qui disparaît tout court, et les gens en orbite qui sont disparus pour ceux restés sur terre. Et une grande partie de la culture et de la technique disparaît aussi. C’est arbitraire et assez invivable pour les personnages. Je crois que j’avais envie que cela soit très dur pour obliger à une survie très liée à une espèce d’hyper-solidarité.

JT : En vous engageant dans cette création, aviez-vous un but à atteindre, un objectif précis ?

JM : Ce n’est pas qu’un beau matin je me réveille et je me dis que j’ai envie d’écrire cette pièce. C’est qu’un matin j’arrive à écrire un bout de quelque chose et je me dis que je pourrais tirer ce fil. Et à force de tirer des fils et de me poser des problèmes, la pièce se crée. Je découvre ce que je veux dire en même temps que j’essaie de le dire. Et c’est pareil pour la forme. D’abord, j’étais parti dans un délire assez beckettien où des gens se réveillaient en orbite dans l’espace et étaient amnésiques. Alors, je voulais comprendre pourquoi et comment ils en étaient arrivés là. Je me suis dit que, puisque comme tout le monde j’étais inquiet, la raison de tout cela était la disparition de notre espèce parce que l’humanité avait poussé trop loin le progrès technique sans comprendre le danger environnemental que cela générait. Une fois que j’avais formulé cela, je me sentais légitime d’évoluer avec une grande liberté dans cette histoire. Quant à l’idée du carton trouvé, elle m’a vraiment libéré car elle m’a permis d’avoir un alter ego, le personnage qui a inventé le projet dans la pièce. C’est un processus dramaturgique très pratique car cet alter ego peut penser beaucoup plus loin que moi, être un peu malade ou se tromper dans ses raisonnements. Cela me dédouane en quelque sorte de ne pas être spécialiste de ces questions sociopolitiques ou aérospatiales.

JT : Le spectacle s’ouvre à la manière d’un colloque qui présente les plans d’une expérience de pensée qui s’autonomise petit à petit, et l’on glisse alors dans l’illusion. Comment avez-vous réfléchi à la question de la science-fiction sur la scène ?

JM : Tout part de la logique de départ qui est que tout sort du carton, dans l’histoire de la pièce : les dessins, les maquettes, etc. Comme je suis censé avoir tout trouvé dans un vieux carton, c’est bien évident qu’il n’y a pas d’effet spécial et que le projet, proposé dans l’histoire par quelqu’un qui n’est pas du tout spécialiste de l’aérospatial, est inachevé. Par conséquent, on allait partir de toute façon sur quelque chose de « bricolé ». J’ai alors pensé à l’artiste Christian Bovey. Je lui ai demandé de nous proposer des plans et des maquettes, dans lesquels on pourrait peut-être se balader avec une caméra, par exemple. Cela s’est fait petit à petit et de manière empirique, en testant différentes choses, quitte à provoquer des anachronismes entre la date du carton et les projections sur scène.

JT : Avec ses thèmes très sérieux, Quitter la Terre est une pièce qui est aussi bourrée d’ironie, de cynisme, de clins d’œil. Quel statut accordez-vous à l’humour dans votre œuvre et comment concevez-vous la place du rire ?

JM : L’humour, c’est un parti pris. Pour moi, c’est une espèce de postulat de départ. Ce n’est pas que je veuille absolument rire quand je vais au théâtre, mais il est plus facile d’être touché quand on rit, je pense. Et l’humour facilite aussi l’accès au contenu. D’ailleurs, l’idée d’une forme de colloque m’a permis de faire beaucoup de blagues dans Quitter la Terre. Cette forme est très propice à faire des commentaires qui sortent de la narration, qui la commentent, permettent de faire des transitions. Et le colloque permet aussi une chose très pratique, c’est d’ajouter un niveau. Parce qu’on aurait pu imaginer ce même scénario en totale immersion. Mais là, je vois trois niveaux d’informations, de problèmes et de résolutions : l’immersion dans la réalité du carton et le récit des spationautes, les documents bruts où la personne qui l’a conçu explique son projet, et les commentaires du colloque. La mise en scène devait aider à cerner à chaque fois sur quel plan se situait chaque problème, aider les spectateurs à comprendre quel niveau d’information était concerné à quel moment. Après, on est arrivés à jouer avec des inter-niveaux, à rendre flou tout cela par moments, ce qui est aussi vecteur d’humour. L’ambiguïté va assez bien avec l’humour je crois.

 

JT : Savez-vous quelle sera votre prochaine création ? Est-ce qu’elle continuera la réflexion entamée avec Quitter la Terre ?

JM : J’aimerais beaucoup faire une fois Rien écrire. Ce serait une création collective qui devrait se passer sur un laps de temps assez court, en une seule étape, où des gens qui n’ont rien pour écrire ou enregistrer devraient faire tout un spectacle avec la mémoire. Tout devrait être conçu par oral et stocké dans nos mémoires. Cela rejoint une donnée de Quitter la Terre qui est que si l’on veut se raconter une histoire, il faut la réécrire. Sauf qu’ici il faudrait l’écrire mentalement uniquement. J’aime les situations très contraignantes, c’est assez plaisant.