Rencontre en douceur avec Sophie-Valentine Borloz, notre guide à travers une littérature qui fait la part belle (et inquiétante) aux odeurs, jusqu’à encapsuler, parfois, des senteurs bien réelles susceptibles d’enrichir l’expérience de lecture.
Le récit textuel le plus transgressif demeure très sage tant qu’il reste enfermé dans les pages d’un livre qui demande à être lu. L’odeur possède en revanche une vie propre qui transgresse les frontières physiques de l’objet livre. La senteur voyage et interpelle le lecteur d’une manière immédiate qui, comme l’écrit Sophie-Valentine Borloz, « écarte la lecture du domaine de l’intellectif pour la rapprocher du sensitif ».
Des mots et des molécules
La chercheuse récuse une hiérarchie qui mettrait l’odeur en situation d’infériorité par rapport au texte. Le jeu entre les mots et les molécules encapsulées (disponibles sur le mode scratch and sniff) renvoie non à une quelconque rivalité parfois crainte, mais à un va-et-vient créatif, une sorte de variation sur le même thème (ou transcréation du texte initial), en l’occurrence via un autre medium (transmédialité).
Le sujet, on le sent, est complexe, voire vertigineux tant il conjugue des dimensions à première vue antagonistes : le visible et l’invisible, la matérialité et l’impalpable, le processus de réflexion et la sensation immédiate, la stabilité (relative) du texte imprimé et l’instabilité consubstantielle aux senteurs forcément évanescentes…
Éliminer… ou conserver
Heureusement, Sophie-Valentine Borloz est ici notre guide, elle qui explore ces domaines depuis plusieurs années, comme postdoctorante à la Faculté des lettres – notamment sur un projet soutenu par le FNS et dirigé par la professeure Marta Caraion – ou encore à l’Osmothèque, bibliothèque olfactive basée à Versailles, dont elle fait partie du comité scientifique. « Dans le cadre du projet Littérature et culture matérielle, je travaille plus précisément sur la question sociale et olfactive des déchets, et à l’Osmothèque je peux m’imprégner de senteurs créées au fil du temps et parfois disparues, mais dont on ne veut précisément pas se débarrasser », résume-t-elle, soucieuse également de « tisser des ponts entre les parfumeurs et les chercheurs ».
Les odeurs d’un amour
L’odeur rassemble en effet des compétences diverses, comme lors du colloque forcément interdisciplinaire qu’elle vient d’organiser à l’UNIL, réunissant l’autrice d’un roman parsemé de fragrances (créées par une maître parfumeuse pour ponctuer cinq étapes d’une histoire amoureuse), deux neuroscientifiques du CNRS, un artiste olfactif belge et d’autres spécialistes, dont Isabelle Larignon, parfumeur créateur qui ne veut pas féminiser son titre, mais donne pleinement de sa personne dans ses réalisations. Un exemple : son deuxième parfum s’accompagne d’un petit conte sur le mode chinois qu’elle a rédigé elle-même et qu’elle offre aux acheteurs de cette fragrance…
Les senteurs d’un mur blanc
Qu’en est-il de l’artiste Peter De Cupere, dont l’œuvre semble rencontrer un intérêt contemporain ? Ce plasticien nous place par exemple face à un mur blanc qu’il faut humer pour vivre une expérience esthétique et sensorielle individuelle.
Moins abstraitement, les livres pour enfants intégrant l’odorat peuvent renvoyer à des réalités bien concrètes comme celle d’un fruit. Il semble que l’odeur aide à ancrer le mot et la chose dans le cerveau des petits.
« Les sensations olfactives parviennent directement au sein du système limbique, qui intègre l’amygdale et l’hippocampe, lesquels jouent un rôle respectivement dans les émotions et la mémoire », précise Sophie-Valentine Borloz, qui attire notre attention sur la fameuse madeleine de Proust, dont la simple odeur restitue tout un univers au narrateur ainsi projeté dans le passé.
Un bouquet d’autrefois
L’odeur comme « machine » à remonter le temps tire sa puissance de son caractère immédiat et subreptice. Mais on peut aussi chercher un lien avec le passé d’autres que soi-même, à travers des fragrances inconnues ; l’émotion provient alors, comme le relate la chercheuse, d’une mise en contact avec un auteur disparu grâce à des senteurs en vogue à son époque.
Spécialiste de la littérature française de la fin du XIXe siècle, Sophie-Valentine Borloz s’est ainsi sentie transportée dans les univers de Maupassant, de Zola, de Huysmans ou de Jean Lorrain (un dandy écrivain et chroniqueur) via des effluves conservés (grâce à leurs précieuses formules) à l’Osmothèque.
On pourrait l’écouter des heures mais il faut terminer ce texte, non sans évoquer le « code olfactif » propre à cette époque, en lien avec «l’explosion du marché de la parfumerie», qui vit s’épanouir des écrivains inspirés ou hantés par des odeurs colorant leurs mots et leurs personnages. « Je me suis intéressée dans ma thèse aux relations entre l’olfaction et la perversion », décrit-elle.
Sage violette, chypre sulfureux
Pour résumer ce code en quelques mots : la violette convient aux jeunes filles sages et le chypre… aux autres. « On assistait alors à un engouement pour les parfums en même temps qu’à une méfiance envers les odeurs, toujours associées à une forme d’animalité et à un potentiel de déviances et de transgressions », esquisse-t-elle.
Les auteurs précités font de la « littérature olfactive » et non des livres proprement parfumés, qui restent des objets hybrides peu courants. Le roman de Laure Margerand Les 5 parfums de notre histoire (2020), mentionné plus haut, ne contient d’ailleurs pas de signets odorants dans sa version livre de poche.
Le parfum reste un luxe qui, parfois, ne se refuse pas.