Se nourrir, une affaire d’État ?

« Manger et boire, c’est politique » est le sujet de la soirée d’ouverture du festival Histoire et Cité qui débute le 30 mars. Explications du professeur Thomas Bouchet.

Le festival Histoire et Cité débute jeudi 30 mars par une soirée de flash-conférences et de discussions sur le sujet « Manger et boire, c’est politique ». Explications de Thomas Bouchet, professeur associé à l’Institut d’études politiques de l’UNIL et coordinateur de cet événement d’ouverture.

Sucre, huîtres, beefsteak et punch comme boisson sont au menu, au sens figuré, de la soirée d’ouverture côté Lausanne de la huitième édition du festival Histoire et Cité, dont le thème est « Nourrir le monde ». Ces quatre produits n’ont a priori pas grand-chose à voir entre eux, mais quatre petites conférences dynamiques, suivies de discussions avec le public, permettront de percer leurs secrets politiques du XVIIIe siècle à nos jours.

Colonialisme et lutte des classes dans l’assiette

À partir du XVIIIe siècle, le sucre de canne, denrée produite à l’autre bout de la planète par des esclaves, devient monnaie courante dans tous les foyers de Suisse notamment, par le biais du commerce triangulaire. En France, certains socialistes et communistes détournent la consommation d’huîtres de sa connotation bourgeoise, pour en faire un mets de révolutionnaires. Quant aux bols à punch en porcelaine provenant initialement de Chine, ils connaissent un tel engouement chez les Britanniques que des versions bas de gamme sont fabriquées en Grande-Bretagne… et que ces mauvaises reproductions sont à leur tour imitées par les artisans chinois ! Enfin, la connotation du steak de bœuf évolue à plusieurs reprises au Royaume-Uni. De plat bourgeois à repas qui donne des forces aux ouvriers à partir de la fin du XVIIIe siècle, la pièce de viande marque désormais plutôt un fossé entre les genres, devenant nourriture de mâle alpha.

Les bols à punch en porcelaine étaient très en vogue à l’époque des colonies britanniques. © Nostell Priory National Trust Collection.

Thomas Bouchet, professeur associé à l’Institut d’études politiques et au Centre Walras Pareto d’études interdisciplinaires de la pensée économique et politique, coordonne cette soirée de conférences. Spécialiste en histoire de la pensée politique, il évoquera les huîtres. Ses trois collègues historiennes invitées, Helen Bieri Thomson (directrice du château de Prangins), Bénédicte Miyamoto et Ophélie Siméon (toutes deux maîtresses de conférence à l’Université Sorbonne Nouvelle à Paris), parleront respectivement du sucre, du punch et du beefsteak. « Nous avons mis l’accent sur des produits chargés politiquement et les environnements dans lesquels ils s’inscrivent, explique l’historien. Nous proposons une vision extensive du champ politique : les choix des pouvoirs en place et les engagements contestataires, y compris à l’échelle locale ou dans des sphères informelles de la vie politique. »

Huîtres bourgeoises… ou révolutionnaires

Par exemple, le sulfureux mollusque à coquille constitue un marqueur de choix dans le débat et l’action politiques, notamment en France. « Le rapport avec ce mets colore plusieurs chapitres de l’histoire politique et de l’histoire des socialismes en particulier », indique Thomas Bouchet, qui a croisé l’huître à plusieurs reprises lors de ses recherches pour son livre Les fruits défendus : socialisme et sensualité du XIXe siècle à nos jours (éditions Stock, 2014). Les archives montrent une consommation populaire et courante de cet invertébré au XIXe siècle. Puis, l’huître s’embourgeoise (ressources surexploitées et hausse des prix peuvent expliquer cela) et devient l’un des aliments privilégiés par les notables, avec le champagne et le chapon. « En parallèle, les ouvriers ont cherché à s’emparer du symbole. Jules Guesde notamment, le patron du Parti ouvrier français à la fin du XIXe siècle, explique que le prolétariat ne devrait pas s’en priver. »

L’huître met en lumière la notion de morale autour des aliments plaisirs, ce qui a amené le spécialiste de la pensée politique à relever, pour schématiser, deux axes de réflexion et d’action dans les socialismes : l’un, minoritaire, plutôt jouisseur, prônant l’épanouissement collectif et les plaisirs des sens, et l’autre, plutôt ascète, focalisé sur la lutte collective et soucieux de se contrôler. Quoi qu’il en soit, on retrouve l’invertébré notamment dans les grandes grèves du Front populaire dans les années 1930 en France. « La solidarité militante passe par de grandes bourriches d’huîtres pour les grévistes, qui va les aider à faire front, raconte notre interlocuteur. Et c’est aussi une façon de soutenir les ostréicultrices et ostréiculteurs. » Aujourd’hui encore, le succès des stands de dégustation d’huîtres ne se dément pas dans les fêtes militantes, avec par exemple le stand « L’huître ouvrière » à la Fête du parti Lutte ouvrière.

Rendre l’Histoire appétissante

La démarche caractérisant ces conférences rappelle celle de l’historienne Rebecca Earle avec son ouvrage sur la pomme de terre, Feeding the People. The Politics of the Potato (2020). « Elle fait de l’histoire politique autour de ce tubercule et montre que c’est à la fin du XVIIIe siècle qu’il devient un enjeu, au moment où l’économie politique se structure et que l’on fait en sorte que la population tout comme l’économie soient en bonne santé », résume Thomas Bouchet.

Helen Bieri Thomson, Thomas Bouchet, Bénédicte Miyamoto et Ophélie Simon, « Manger et boire, c’est politique ! », aula du palais de Rumine, jeudi 30 mars, 19h-20h45

Le festival Histoire et Cité se met à table

« Nourrir le monde » est le thème de la huitième édition de cet événement ouvert au grand public et se déroulant du 28 mars au 2 avril à Genève, Lausanne (à partir du 30 mars côté vaudois) et Neuchâtel. L’objectif est de replacer l’alimentation, l’un des principaux moteurs de l’Histoire, dans une perspective historique et culturelle en cernant certains enjeux majeurs grâce à des interventions d’historiennes et d’historiens, mais aussi d’artistes, d’écrivaines et écrivains ou de cinéastes. Côté lausannois, l’UNIL, la Bibliothèque cantonale et universitaire, les Archives cantonales vaudoises, le Musée cantonal d’archéologie et d’histoire et Plateforme 10 ont concocté ensemble un riche programme, entre le palais de Rumine, quartier général de l’événement, et divers lieux en ville. L’occasion d’assouvir sa curiosité et sa faim !

Parmi les propositions, un repas-science (« Le repas de la fin ») aura lieu à Plateforme 10, dans le foyer de Photo Élysée – MUDAC (vendredi 31 mars, sur inscription). Olga Cantón, médiatrice scientifique et cheffe de projet au Service culture et médiation scientifique (SCMS) de l’UNIL, explique ce concept original : « Nous avons imaginé un dîner en plusieurs temps, sur lesquels les chercheuses et chercheurs UNIL s’invitent à chaque table pour discuter avec les convives de différents aspects liés au thème du dernier repas sous le prisme de l’étude des religions, de l’agronomie, des problèmes d’approvisionnement en nourriture à l’autre bout du monde ou encore des récits de l’effondrement. C’est un type de rencontres informelles avec des scientifiques que nous développons à L’éprouvette. »

Pour un saut dans le passé, les étudiantes et étudiants en Master d’histoire médiévale proposeront quatre visites guidées (1er avril à 11h et à 14h, 2 avril à 11h et à 14h) en ville de Lausanne sur l’alimentation au Moyen Âge, qui finiront par des dégustations de recettes médiévales.

Un « Café de l’histoire » permettra d’en apprendre plus sur les familles de fromagers de l’Emmental qui se sont installées en Géorgie pendant le XIXe siècle, et dont la production, à goûter en fin de présentation, a perduré jusqu’à aujourd’hui (1er avril, de 12h à 12h45 au palais de Rumine).

Tables rondes, conférences, ciné-quiz ou encore expositions photographiques régaleront aussi le public. Informations pratiques, inscriptions et programme complet dès le 1er mars sur histoire-cite.ch.