Ramuz sublime, forcément…

Nouvelles tardives de Ramuz, les plus belles sans doute, rassemblées sous le titre « Le Lac aux demoiselles », avec une préface éclairante du professeur Jérôme Meizoz.

Grâce à la Petite bibliothèque ramuzienne, collection dirigée par Daniel Maggetti et Stéphane Pétermann, éminents chercheurs de l’UNIL, membres du Centre des littératures en Suisse romande, et aux éditions Zoé, nous avons périodiquement rendez-vous avec un C. F. Ramuz dont l’œuvre non seulement ne vieillit pas, mais se donne à (re)lire sous des aspects différents, voire inédits.

À chaque parution, sa préface éclairante, et les lecteurs de ces nouvelles tardives rassemblées sous le titre de l’une d’entre elles, Le Lac aux demoiselles, pourront bénéficier de l’analyse savante et fine du professeur Jérôme Meizoz, évidemment sensible au style musical et poétique de l’auteur, jusque dans la revendication ramuzienne d’une «antipoétique», à sa façon de se placer dans ces années (entre 1943 et sa mort le 23 mai 1947) du côté de la «nouvelle-instant» qui ne déroule pas une histoire à proprement parler, mais jette des étincelles dans la nuit, des images fortes qui éclairent un moment de vie, un désir qui s’allume, un espoir qui s’éteint, un regard qui consent ou se révolte.

Ramuz capte ainsi «le tragique de l’existence séparée des hommes», une condition universelle par-delà les distinctions de classes (de sexes ou de races, faut-il laborieusement ajouter de nos jours…) qui séparent des vivants obnubilés par leurs identités respectives et dont on peut se demander s’ils savent encore se voir en frères humains destinés à mourir, voire à vivre, dans la solitude ; je prends cette dernière remarque à mon compte et cite ici Jérôme Meizoz: «Dans l’ordre esthétique, un paysan vaudois vaut un roi de Racine.»

La modernité de Ramuz apparaît clairement dans la plupart de ces nouvelles tardives et l’emploi du conditionnel dans Irène, en particulier, peut évoquer le style de Marguerite Duras, jusque chez ce narrateur qui dit «je» et se glisse mystérieusement parmi d’autres hommes qui semblent posés là de toute éternité et ne regardent pas la femme dont la lumière surnaturelle vient frapper au cœur l’homme qui la croise un instant ; on songerait presque, aussi, à un extrait du film de Clint Eastwood Sur la route de Madison. En tout cas c’est très beau.

Pulsion scopique, voire érotique

Malade, Ramuz pose un regard à la fois sombre et vibrant sur le monde : la mort frappe dans ces pages angoissées et parfois angoissantes pour le lecteur qui découvre ici un pendu, là le noyé qui nous revient comme un caprice du lac, ailleurs encore divers accidents qui brisent la promesse d’un bonheur, une vie trop jeune ou une existence déjà longue suspendue à l’espoir d’une renaissance. C’est Ramuz lui-même et c’est nous tous. Mais lui tient à le dire et à l’écrire avec une énergie, une précision, une «pulsion scopique», voire érotique, comme le signale le préfacier, un style qui épouse l’incertitude et la fragmentation de nos vies chaotiques, que nous soyons ou non relativement privilégiés. Ramuz écrivain poursuit sa quête lancinante d’une parole vive jusqu’au seuil de la mort et «invite aussi le lecteur à une singulière manière de voir.»

C’est incisif, poignant, et parfois réconfortant quand un paysage, un corps, un visage se laissent admirer, se donnent à voir comme un heureux hasard, le temps d’un rêve, d’un signe de la main ou d’un bonheur insaisissable.

C. F. Ramuz, Le Lac aux demoiselles et autres nouvelles, Zoé poche, 2021.