Pionnier de la génétique forensique, Peter Gill a réalisé dans les années 1980 la première démonstration du profilage ADN appliqué à la justice. Une avancée qui a depuis permis de résoudre des milliers d’affaires criminelles. Aujourd’hui professeur à l’Université d’Oslo, il a longtemps travaillé au Forensic Science Service au Royaume-Uni. Le 18 septembre, il était à l’Université de Lausanne pour une conférence. Rencontre.
Qu’est-ce que la génétique forensique ?
Peter Gill : La génétique forensique est l’étude de l’ADN en relation avec les sciences forensiques. Une grande partie de notre travail consiste à retrouver l’ADN sur les scènes de crime, à déterminer les meilleures méthodes pour le collecter et aussi à savoir interpréter les preuves. Elle inclut aussi le travail autour de la base nationale de données ADN.
Vous avez participé en 1985 à la première démonstration qu’il était possible d’obtenir de l’ADN à partir de traces récoltées sur divers lieux. Pouvez-vous expliquer un peu comment cela s’est passé ?
Le généticien Alec Jeffreys a publié son premier article en 1985, montrant que certaines séquences répétées de l’ADN humain, appelées minisatellites, peuvent être utilisées comme des « empreintes génétiques » uniques pour chaque individu. C’était encore théorique et tous ses travaux portaient sur de l’ADN frais. Nous n’avions aucune idée si cela fonctionnerait sur des échantillons anciens. J’ai alors commencé une collaboration, car je travaillais à l’époque au Forensic Science Service. J’ai mis au point des méthodes d’extraction de l’ADN sur d’anciennes traces de sang, de sperme ou encore sur des racines de cheveux. Nous avons utilisé la technique d’Alec Jeffreys et constaté que cela fonctionnait.
Nous avons aussi développé une méthode permettant de séparer l’ADN masculin (spermatozoïdes) de l’ADN féminin (sécrétions vaginales), comme on en trouve dans les affaires de viol lorsqu’on procède à un frottis vaginal.
Un an plus tard, en 1986, a eu lieu la première affaire utilisant cette technique pour contribuer à démasquer un assassin et violeur : Colin Pitchfork.
Pouvez-vous raconter comment s’est déroulée cette affaire ?
Le suspect que la police soupçonnait a été innocenté, car son profil ADN ne correspondait pas aux traces retrouvées sur les deux jeunes filles assassinées. À partir de là, une enquête de grande envergure a été lancée auprès des 5000 individus. Tous ont été invités à fournir un échantillon de sang. Mais aucune correspondance n’a été trouvée avec les traces de la scène de crime. La raison était que le véritable auteur, Colin Pitchfork, avait convaincu un collègue de donner son sang à sa place, muni de faux papiers. Un an plus tard, la supercherie a été découverte, car le collègue en question se vantait dans un bar d’avoir donné son sang à sa place. En 1987, Colin Pitchfork a été arrêté, et l’analyse ADN de son échantillon de référence a montré une correspondance parfaite. Ce fut la toute première affaire résolue grâce à l’ADN.
Comment les choses ont-elles évolué depuis ?
Aujourd’hui, c’est une méthode standard dans le monde entier. Des millions d’affaires ont été analysées, non pas avec la technique initiale, mais avec son évolution. Nous disposons aussi de bases nationales de données ADN, ce qui facilite beaucoup les enquêtes.
C’est aussi beaucoup plus rapide. En 1985, il fallait environ deux semaines pour obtenir un résultat, alors qu’aujourd’hui cela prend seulement quelques heures.
C’est effectivement une grande différence. Pourquoi cela prenait-il autant de temps ?
Parce que nous devions tout fabriquer nous-mêmes, y compris certains équipements. La technique était très lente : il fallait séparer l’ADN sur un gel, puis le transférer sur une membrane. Ensuite, cette membrane était mise en contact avec un autoradiogramme, une sorte de plaque radiographique. Comme nous utilisions de la radioactivité, il fallait parfois attendre une semaine ou plus pour que le signal se transfère à la plaque. On développait ensuite l’image en chambre noire afin d’obtenir les profils ADN.
Aujourd’hui il n’y a plus de radioactivité. Les fragments d’ADN portent un colorant fluorescent et on utilise des lasers pour détecter ce colorant, ce qui rend le processus beaucoup plus rapide et direct.
Quels sont les défis d’aujourd’hui ?
Le principal défi est que nous travaillons désormais avec des quantités extrêmement petites d’ADN. Dans les années 1980, il fallait une tache de sang de deux centimètres de diamètre pour obtenir un résultat. Aujourd’hui, quelques molécules suffisent – parfois même une seule. Mais cela entraîne des difficultés. Ces échantillons à très faible teneur sont fragiles : le profil ADN peut être incomplet, certaines parties manquantes. Souvent, ce sont aussi des mélanges d’ADN de plusieurs personnes. Il devient alors difficile de distinguer les contributeurs.
Le défi actuel est ce que nous appelons le « niveau d’activité ». Puisqu’on travaille avec de très petites quantités, la question devient : comment, pourquoi et quand cet ADN s’est-il retrouvé là ? Par exemple, si je touche cette table, mon ADN pourrait encore s’y trouver l’an prochain si personne ne la nettoie. Si un crime est commis dans cette pièce et qu’on y prélève un échantillon, on trouvera mon ADN. Mais cela ne signifie pas que j’ai commis le crime. L’un des grands défis est donc de fournir aux tribunaux des informations utiles sur ce niveau d’activité.
Alors comment faites-vous cela ? Croisez-vous les informations ?
La question se pose souvent en termes de transfert direct ou secondaire de l’ADN. Si je saisis votre bras, par exemple, on peut se demander : quelle est la probabilité que je transfère mon ADN sur votre peau en vous touchant directement ? Et quelle est la probabilité que mon ADN arrive sur votre bras si j’ai simplement posé ma main au même endroit que votre bras ?
On compare ensuite les résultats de ces deux types de transfert et on établit ce qu’on appelle un rapport de vraisemblance. Nous essayons donc de tout convertir en chiffres pour donner une idée de la force des résultats.
« Nous devons apprendre à gérer l’incertitude »
À l’Université de Lausanne, les questions de l’interprétation des résultats forensiques sont étudiées en profondeur à l’École des sciences criminelles. Tacha Hicks, en charge des programmes de formation en interprétation forensique à la Formation continue Unil-EPFL (FCUE) et responsable interprétation à l’Unité de génétique forensique, se consacre notamment à la valeur des résultats lorsqu’il y a des possibilités de transferts légitimes d’ADN sur les scènes de crime ou les victimes. « Des traces d’ADN donnent une impression de certitude dans la résolution des cas. On a tendance à lui accorder trop de confiance, comme si c’était une vérité absolue. Mais il y a toujours de l’incertitude, et nous devons apprendre à la gérer », explique-t-elle.
Êtes-vous d’accord avec Tacha Hicks concernant l’idée que la certitude n’existe pas sur une scène de crime ?
Oui, absolument. C’est pourquoi nous donnons des chiffres : ils indiquent la force des preuves. C’est alors au tribunal de décider, pas aux scientifiques. Notre rôle est seulement de représenter loyalement la force des résultats forensiques.
Dans votre livre Misleading DNA Evidence, vous montrez à quel point les preuves peuvent être facilement mal interprétées.
Oui. Ce livre a surtout été motivé par l’affaire Amanda Knox, dans laquelle j’ai eu une certaine implication.
Le problème de cette affaire est que si Amanda vivait là, il est logique que son ADN y soit présent. Trouver son profil ADN ne dit rien sur le comment, pourquoi ou quand il s’y est retrouvé. Dans ce cas, Amanda Knox avait peut-être simplement utilisé la salle de bain et laissé son ADN sur les surfaces. Quand le sang de la victime s’est ajouté par-dessus, les deux ADN se sont retrouvés mélangés. Mais cela ne signifie pas qu’Amanda ait saigné ni même qu’elle ait été impliquée. Le vrai problème de cette affaire est que les enquêteurs ont cherché à faire coller les preuves au crime : c’est ce qu’on appelle le biais de confirmation. C’est pour discuter de ce genre de dérives que j’ai écrit ce livre.
Comment l’affaire s’est-elle terminée ?
Amanda Knox et Raffaele Sollecito ont finalement été innocentés, ce qui était, selon moi, le bon verdict.
Comment votre carrière a-t-elle évolué depuis vos débuts ?
Depuis plus de 15, voire 20 ans, je ne travaille plus au laboratoire. Je me consacre entièrement au développement théorique. Aujourd’hui, le plus gros problème, ce n’est pas tant de développer de nouvelles méthodes, car il en apparaît constamment, mais d’apprendre à interpréter correctement les résultats, quelle que soit la méthode employée. Or l’interprétation reste sous-étudiée et sous-financée.
Quel est votre lien avec l’École des sciences criminelles de l’Université de Lausanne ?
En ce moment, nous collaborons sur un projet appelé React Project, qui regroupe 23 laboratoires. Nous y réalisons des simulations de transfert d’ADN, puis nous collectons les données et nous les utilisons pour nourrir nos modèles. Lié à mon implication dans l’affaire Amanda Knox, j’ai aussi participé au MOOC Challenging Forensic Science préparé par l’Unil.
Nous avons travaillé avec Tacha [Hicks] au Forensic Science Service, donc cela fait longtemps que nous nous connaissons. Elle m’a invité à venir donner une conférence, et je suis très heureux d’être ici – et de profiter aussi de très bonnes vacances en Suisse !
Pour voir la conférence complète de Peter Gill le 18 septembre à l’Université de Lausanne :
Peter Gill, professeur à l’Université d’Oslo et pionnier de la génétique forensique