Les belles promesses ne sont pas tenues par le dirigeant yoguiste Narendra Modi. Explications point par point dans le livre d’Arundhati Roy Azadi.
L’Inde semble aux Occidentaux plus rassurante que ses voisins islamistes pakistanais et afghan. On ne craint pas dans nos régions d’attentats hindouistes, on convoite l’immense marché indien, les infrastructures à réaliser, la population qui se profile comme un nouvel atelier du monde, on travaille en anglais avec les ingénieurs indiens, on investit dans ce pays, on l’imagine moins redoutable que la Chine, on admire sa croissance, son savoir-faire technologique et spatial, on lui vend des avions, des sous-marins, on y produit des voitures sophistiquées, on échange avec l’Inde sur le nucléaire civil, le numérique, on achète des médicaments génériques indiens et on fait du yoga comme le premier ministre Narendra Modi.
Soumettre la langue et sacraliser la vache
Que demande le peuple ? La réponse de l’écrivaine Arundhati Roy tient en un mot : azadi. On connaît ce mot : il est scandé aujourd’hui par quantité de femmes iraniennes et leurs soutiens révolutionnaires contre la dictature islamiste. En ourdou également, il signifie « liberté ». Arundhati Roy explique comment – autour du débat pour l’indépendance de l’Inde dès la seconde moitié du XIXe siècle – une nouvelle langue cherche à s’affirmer dans cette perspective nationale : l’hindi en écriture devanagari, alors même que les écrivains et les intellectuels utilisaient jusque dans les années 1930 l’ourdou en alphabet arabo-persan. La bataille « populaire » pour cette nouvelle écriture s’est doublée, ajoute-t-elle, d’une sacralisation de la vache comme symbole culturel hindou. De nos jours, l’ourdou en écriture devanagari s’impose au détriment de l’alphabet arabo-persan, de moins en moins enseigné, même si les deux écritures subsistent ici ou là, par exemple dans l’État le plus peuplé du pays, l’Uttar Pradesh. Il faut noter que les locuteurs de l’hindi lisent plus facilement l’ourdou en devanagari, mais il est regrettable, selon Arundhati Roy, que de jeunes Indiens musulmans ne parviennent plus à lire leur langue ourdoue autrement qu’en devanagari.
Ourdou et hindi : les explications du professeur Blain Auer
Le sujet est compliqué et nous avons demandé l’aide du professeur Blain Auer, spécialiste de l’ourdou et de l’hindi à l’UNIL. Il estime que le pouvoir actuel ravive le vieux fantasme nationaliste d’une langue unique, quand il s’agissait d’imposer l’alphabet devanagari pour l’hindi. Cette langue est ainsi de plus en plus « sanskritisée » avec de nouveaux termes issus du sanskrit religieux (que nul ne parle et qui s’écrit en devanagari), venant remplacer dans les textes hindis les mots d’origine arabe et perse, comme pour créer une langue indienne pure. « Les nationalistes hindous veulent imposer l’idée que l’hindi est plus proche du sanskrit que de l’ourdou, explique-t-il. Or, le sanskrit s’ancre dans le religieux avec la caste des brahmanes et nul ne le parle, tandis que l’hindi et l’ourdou naissent ensemble, à partir d’une même racine. D’ailleurs les films sont majoritairement en ourdou depuis les débuts de Bollywood. L’hindi et l’ourdou forment en réalité une langue orale quasiment identique dotée de deux écritures, arabo-persane et devanagari. Certains craignent de voir disparaître l’ourdou, bien que des études montrent sa résistance, en tout cas on risque de n’avoir plus qu’une seule écriture. »
Traiter les musulmans d’islamistes et de traîtres
Le mot perse azadi va-t-il disparaître de la langue et, avec lui, la liberté elle-même ? Arundhati Roy l’a donc choisi comme titre de son dernier ouvrage, publié en français en 2021. Ce livre rassemble neuf textes et conférences rédigés et prononcés entre 2018 et 2020 pour nous alerter : sous la façade avenante et prometteuse de l’Inde moderne, il y a des massacres avant tout de musulmans – diabolisés et discriminés jusque dans la nouvelle loi de citoyenneté, une répression généralisée, la falsification de l’histoire (victimisation outrancière de l’hindouisme), l’écrasement de la région du Cachemire (promise par Modi à un bel avenir bollywoodisé), sans oublier les inégalités bétonnées par des hiérarchies codifiées entre les différentes castes et en leur sein, ainsi qu’une propagande outrageuse qui glorifie le premier ministre et enrichit grassement son parti nationaliste hindou BJP (Bharatiya Janata Party), au pouvoir depuis 2014 et en quête d’un troisième mandat au printemps 2024.
Menacer toutes les composantes de la société
Alors qu’elle reçoit le Prix européen de l’essai Charles-Veillon, décerné à Lausanne en partenariat avec l’UNIL, Arundhati Roy nous explique que la liberté est un combat mené au cœur de l’Inde par des démocrates laïques, dont certains sont musulmans (et en particulier musulmanes), soucieuses et soucieux de demeurer « libres en Inde, pas libres de l’Inde », une lutte qui porte également sur des questions sociales comme la pauvreté et les inégalités de castes. Cette lutte est très inégale – et en ce moment même quasiment désespérée – contre un pouvoir à la fois sourd et bruyant au point, si l’on comprend bien, de ne même plus faire la différence entre un pogrom et un spectacle. Ce pouvoir privilégie systématiquement la très grosse majorité hindoue – sans hésiter, soutient-elle, à exploiter et à appauvrir les uns et les autres, hindous, musulmans et plus petites minorités chrétienne et sikh. Il s’agit d’écraser toute protestation jusqu’à l’emprisonnement et même la mort, double danger pesant notamment sur les écrivains comme Arundhati Roy, qui vit à New Delhi.
Diviser le Cachemire pour mieux l’écraser
La liberté se joue en outre au Cachemire ; cette région est au cœur de son roman intitulé Le Ministère du Bonheur Suprême (2018 en français), poétiquement tourné contre l’idée d’« une nation, une religion, une langue », projet dangereux et irréaliste selon elle, porté par le BJP. Le Cachemire apparaît dans Azadi à travers plusieurs articles nous rappelant le statut spécial de cette région : Constitution propre, gouvernance locale du territoire, drapeau, autant de conditions qui avaient permis à l’État princier du Jammu-et-Cachemire de se reconnaître depuis la partition des Indes en 1947 dans l’ensemble indien. Or depuis 2019 ce statut spécial a été dissous par le Parlement indien, l’ex-État s’est retrouvé divisé entre deux territoires de l’Union, le Jammu-et-Cachemire et le Ladakh (encore plus soumis à New Delhi), la classe politique dans son ensemble – y compris pro-indienne – a été incarcérée, ainsi que des milliers de simples citoyens, et la région vit sous un blocus de l’information en attendant le pillage programmé de ses richesses naturelles, notamment une déforestation sous l’effet de projets indiens débloqués, la construction de grands barrages « pour contrôler et gérer la distribution de l’eau des fleuves », sans oublier « la destruction du fragile écosystème himalayen ». Là encore, que demande le peuple ? La liberté non pas au sein de l’Inde, cette fois, mais hors de l’Inde ! Le traitement de choc du BJP aurait de quoi alimenter le terrorisme islamiste pakistanais et/ou cachemiri. « Quand le contrecoup viendra, je ne serai pas de ceux qui feindront la surprise », glisse l’écrivaine.
Enterrer une certaine idée de l’Inde
C’est aussi une idée de l’Inde qui se meurt dans l’écrasement du Cachemire, explique-t-elle, et si le lecteur novice ne saisit pas toutes les subtilités de cette âme d’un pays – l’Inde – il peut imaginer que le pluralisme et la multiculturalité en font partie, du moins jusqu’ici. Ainsi, les cimetières du Cachemire pèseront lourdement sur l’Inde elle-même, selon elle, y compris sur ceux qui ne souhaitent pas l’oppression exacerbée par Modi, et dont on n’oublie pas qu’elle s’ancre aussi dans des décennies d’occupation militaire et de lutte armée soutenue par le Pakistan. L’écrivaine n’exonère pas les gouvernements précédents. Elle rappelle que ce conflit dévorant compte 70’000 victimes civiles et militaires, ainsi que plusieurs milliers de « disparus » et de personnes torturées…
Maintenir les castes, pourtant au cœur du problème
Il y a en Inde quantité de protestataires, et pas uniquement de gauche et/ou musulmans. Arundhati Roy cite ainsi les tenants d’une opposition libérale incarnée par le Parti du Congrès, nettement plus pauvre aujourd’hui que le BJP, mais encore très connu pour avoir été porté par Gandhi lui-même, puis le Pandit Nehru (un pandit est un membre de la petite minorité hindoue au Cachemire…) et plus tard la fille de ce dernier, Indira Gandhi. Aucun gouvernement depuis l’Indépendance de l’Inde n’a touché au système ancestral des castes. Au contraire : Gandhi le jugeait même excellent pour son pays, rappelle l’écrivaine, qui a conté la relation transgressive entre une chrétienne de rite syriaque et un dalit (intouchable, hors caste) dans Le Dieu des Petits Riens ; ce roman a remporté le Booker Prize en 1997 mais fut poursuivi pour obscénité en Inde. Or ce système (invisible selon elle dans le fameux film de Richard Attenborough Gandhi) explique bien des choses : un continent composite dominé par un fantasme hindouiste, une violence généralisée issue de ce culte de la suprématie hindoue ou encore la conversion au fil des siècles de millions d’individus à l’islam, ou au bouddhisme pour certains, dans l’espoir d’échapper justement à cette implacable domination d’origine prétendument cosmique, et résumée par la tradition anticaste sous le terme de brahmanisme.
En sous-titre, Azadi décline deux autres mots : fascisme et fiction. La littérature agit pour l’autrice comme un refuge alors que « l’Inde est occupée par les foules agressives ».
Azadi, par Arundhati Roy, Essais Gallimard, traduit de l’anglais par Irène Margit, 2021, 285 p.
Lire aussi :