« L’expérience du beau aiguise notre conscience de la fragilité »

Stéphanie Pahud a dirigé un ouvrage collectif, paru en septembre. Une quarantaine de voix pour bousculer nos rapports aux normes esthétiques.

La linguiste Stéphanie Pahud a dirigé un ouvrage collectif, paru en septembre. Une quarantaine de voix pour bousculer nos rapports aux normes esthétiques et ouvrir imaginaires et expériences du beau.

« N’y a-t-il personne pour préférer le porc-épic au tigre ? » s’interroge Stéphanie Pahud. Dans le livre qu’elle a dirigé, Troubles dans le beau, la linguiste « laisse de la place aux écarts et aux effractions ». Afin de rappeler que la notion de « beauté », aux référents pluriels, possède des frontières imprécises. « On ne peut proposer que des définitions contextualisées des beautés », selon la chercheuse.

Diversité du beau, diversité des voix. « Les projets ne m’intéressent que s’ils sont partagés et partageables », explique la maître d’enseignement et de recherche à l’École de français langue étrangère de l’UNIL. Dans une volonté de multiplier les reg-arts, Stéphanie Pahud a choisi 39 autrices et auteurs pour s’orienter dans le dédale du beau. Dans toutes ses mises en scène. Littéraires et politiques, cinématographiques et théâtrales, linguistiques, naturelles ou artificielles.

Futile or not futile ?

Alors, futile, cette question ? Assurément pas pour Stéphanie Pahud. « Nos représentations du beau dévoilent celles que nous avons de la nature, des corps, des cultures qui nous traversent et, par là, révèlent des enjeux éthiques et politiques de nos sociétés. L’expérience du beau aiguise notre conscience de la fragilité et de la vulnérabilité. »

Patchwork réflexif sur cette beauté qui contraint ou libère, cet « essai-aventure » se veut un appel à l’attention bienveillante et à la subversion créative. Car, l’ouvrage le rappelle, l’absence décrétée ou éprouvée de beauté peut induire une souffrance. « L’essence de la laideur, c’est la douleur », écrivait le philosophe David Hume.

La dysmorphophobie, par exemple, obsède, entrave. Mais on peut troubler ces diktats et se réapproprier son corps, comme l’a fait Lou Malika Derder, l’une des auteurs. Même si cela ne va pas sans critiques. « La désobéissance à des normes esthétiques a un coût, parfois élevé, puisqu’elle peut aller jusqu’au rejet », constate la linguiste.

« Rendre notre monde plus habitable »

Troubler le beau, c’est aussi renverser la laideur, qui devient féconde, source d’inspiration. La voici renommée « imbeauté » par Bertrand Naivin, un autre contributeur, théoricien de l’art et des médias ; elle bouscule l’œil, habitué à certains standards. Des clichés de personnes âgées, proposés par le réalisateur et photographe Raphaël Sibilla, contribuent à brouiller les cartes.  « Je ne les regarde pas comme des corps, mais comme des œuvres d’art », précise la chercheuse. Subjectivité de la beauté.

« Ma perspective est éthique, dans le sens des éthiques du care, complète Stéphanie Pahud. Pour rendre notre monde plus habitable, avoir des relations plus résonnantes avec nous-même, les autres et nos environnements, et éviter certaines formes de stigmatisation et de discrimination, il faut prendre le temps de regarder autrement et de « désadhérer » de certaines normes que l’on a parfois incorporées malgré nous. Le but de l’essai est d’inciter à la disponibilité esthétique, et au plaisir des diversités. »

« J’aime les rugosités »

Et pourquoi évoquer les tatouages ? « J’ai déjà réfléchi à cette forme d’écriture du corps dans Chairissons-nous et dans la revue La Peaulogie. Les modifications corporelles font partie des voies possibles d’embellissement, explique la linguiste. Pour ma part, j’ai la sensation de m’être dé-genrée, un peu au moins, en me tatouant. En passant notamment sous les aiguilles de Raphaël Voirol, alias RafVO, qui a également collaboré à l’ouvrage et dont on pourra découvrir un portrait, je peux progressivement dessiner un « style de chair » qui rend mon corps plus habitable et, à mes yeux du moins, plus esthétique. »

Et d’ajouter : « J’ai toujours été attirée par ce qui me trouble, me bouscule, me « provoque ». J’aime les rugosités. » Aveu d’une sensible. Alors, « porc-épic ou tigre ? » Stéphanie Pahud choisit l’un ET l’autre.

Troubles dans le beau, dirigé par Stéphanie Pahud, éditions Slatkine, septembre 2024

D’une série d’été à l’essai

L’ouvrage est né d’une série d’été : cinq pleines pages à rédiger durant une semaine sur le thème de la beauté, tâche que le quotidien Le Temps a confiée à Stéphanie Pahud, en 2023. La maître d’enseignement et de recherche à l’École de français langue étrangère de l’UNIL avait carte blanche pour choisir les cinq sous-thèmes abordés et les autrices et auteurs qui les traiteraient.

La linguiste ne s’est pas arrêtée en si bon chemin. Pour poursuivre la réflexion, « j’ai démarché les éditions Slatkine au culot », explique-t-elle, faisant appel à d’autres plumes pour compléter ce qui deviendra Troubles dans le beau. Elle travaille actuellement sur un prochain livre, Alice au pays du FLE, FLE pour « français langue étrangère ». Elle souhaite également écrire sur la notion de désir.