«Les mots peuvent blesser mais aussi soigner»

Entretien avec les chercheurs Pascal Singy et Gilles Merminod, auteurs de La communication en milieu médical. Un labyrinthe.

Chercheurs en sociolinguistique, Pascal Singy et Gilles Merminod publient La communication en milieu médical. Un labyrinthe, un ouvrage destiné aux acteurs de la santé comme au grand public. Entretien.

Lors d’une rencontre de soin, l’attention portée aux mots, et plus largement à la communication, est essentielle. Mais comment appréhender ces échanges de façon adéquate ? La question est soulevée par le professeur Pascal Singy et le docteur Gilles Merminod, tous deux enseignants à l’UNIL et chercheurs au sein du Service de psychiatrie de liaison du CHUV. Cette année, ils publient ensemble La communication en milieu médical. Un labyrinthe. Cet ouvrage paru le 2 mai aux éditions EPFL Press, dans la collection Savoir suisse, se base sur les sciences du langage pour donner aux membres du corps médical comme aux patients des moyens afin de mieux gérer les interactions dans lesquelles ils se trouvent impliqués.

Pascal Singy, Gilles Merminod, la communication en milieu médical est un enjeu majeur pour les médecins et pour le personnel soignant. Pourquoi avoir également destiné votre ouvrage au grand public ?

P.S. : Parce qu’il est concerné ! Il nous a semblé important que tout un chacun puisse prendre conscience des enjeux qui président dans ses échanges avec ses cliniciens. Et pas seulement au niveau du langage verbal. Comme nous l’expliquons dans le livre, la communication est multicanale, pluricodique (il y a les mots mais aussi l’intonation, les pauses, le débit, etc.). Si vous parlez lentement ou vite, que vous criez, vous émettez des informations que le médecin ou le patient va prendre en compte. Enfin, en tant qu’enseignants, nous voulions également donner à connaître cette problématique à l’ensemble des étudiants de médecine, mais aussi d’autres disciplines.

G.M. : Jusqu’ici, il n’existait pas en français d’ouvrage de ce type, et il est du devoir des enseignants de l’Université de partager le savoir de façon plus large. Nous souhaitions notamment créer une discussion au sein de la société civile par rapport aux enjeux de discrimination, d’équité d’accès aux soins, qui passent aussi par le langage, et ceci crucialement pour les personnes en situation de vulnérabilité, comme nous l’expliquons dans le livre. Nous recevons d’ailleurs des échos très positifs à ce sujet.

Vous dites que le patient a un rôle à jouer pour garantir le bon déroulement de l’interaction. Que doit-il faire pour éviter de se sentir incompris par son médecin, comme cela arrive parfois ?

P.S. : Il existe en effet ce qu’on appelle le syndrome « Au fait docteur », qui intervient lorsqu’on n’est pas parvenu, lors de la consultation, à dire ce que l’on souhaitait exprimer. Ce n’est qu’à la fin, presque quand on se lève, que l’on ajoute : « Au fait docteur, je voulais vous demander si… » Là, le médecin n’a plus le temps de répondre. Il faut avoir en tête qu’un patient a tout intérêt à dire tout de suite ce qu’il veut, car c’est ce qu’attendent les cliniciens.

G.M. : Il n’y a pas de recette miracle. Mais peut-être qu’un moyen est d’être attentif à la façon dont on parle des choses et de métacommuniquer. C’est-à-dire mettre des mots sur l’usage des mots et sur ce qui est en jeu dans l’interaction. Dans une étude que nous menons actuellement avec des personnes âgées, certaines confient à leur médecin l’âgisme (discrimination en raison de l’âge, ndlr) qu’elles peuvent subir lors des consultations. Le fait d’en parler peut débloquer des situations ou éviter des malentendus. En d’autres termes, il faut porter attention aux mots.

La violence symbolique que peuvent subir les personnes âgées de la part du personnel soignant, c’est un problème que vous évoquez justement dans le livre…

P.S. : Oui, lorsqu’un soignant dit : « Alors le papy, comment il va aujourd’hui ? », il n’y a pas là en général de mauvaise intention. Mais cela peut être extrêmement blessant car on déshumanise la personne en utilisant le « il » et non le « vous ». Il est rare que le patient se défende. Il ne faut pas oublier qu’il est en situation de vulnérabilité et qu’il se situe le plus souvent dans un rapport de subordination face au savoir médical.

G.M. : La violence symbolique est souvent insidieuse. Dans les dossiers médicaux, le fait d’écrire : « Le patient « avoue » avoir pris de l’alcool » plutôt que « indique » est déjà problématique, car cela peut suggérer que ce dernier est coupable, qu’il a commis un « crime ». C’est pareil lorsqu’on parle d’un patient qui a des troubles de consommation d’alcool en le désignant par « OH » (signe chimique de l’alcool), « alcoolique » ou « toxico ». Il n’y a pas d’intention d’insulter, mais ces façons de dire réitèrent des stéréotypes et certaines formes de violence.

Le personnel médical devrait être davantage sensibilisé selon vous ?

G.M. : Oui. Il existe des programmes de sensibilisation dans les formations prégraduées depuis un certain temps. Le problème est que, une fois sur le terrain, on prend des habitudes. C’est pourquoi il est bon d’avoir des piqûres de rappel, des moments où l’on peut ressaisir ces enjeux, dans le cadre de formations continues.

P.S. : Il faudrait effectivement mettre l’accent sur la formation post-graduée. C’est d’ailleurs dans ce cadre que Gilles est intervenu dernièrement auprès du personnel médical des Hôpitaux universitaires de Genève. Il faut comprendre que, dans la pratique du soin, le langage est aussi un instrument, tel un scalpel. Avec les mots on peut blesser mais aussi soigner. C’est le cas par exemple en psychothérapie. D’où l’importance de faire en sorte que le personnel médical et les patients deviennent de bons partenaires. Nous ne sommes plus dans un modèle paternaliste où seule la voix du médecin compte.

Depuis plus d’un an, nous vivons une pandémie. Quel est votre regard sur cette crise ?

P.S. :  D’abord, je crois que s’est révélée l’importance de remettre en question les discours assertifs face à l’incertitude. Au niveau de la communication sur le Covid-19, nous avons vu sur les plateaux de télévision et de radio des savants (pour le dire aimablement) avancer des propos qui ont manqué de nuances et qui se sont parfois révélés faux. D’autre part, nous nous sommes rendu compte à quel point les interactions sont essentielles, notamment pour les patients en fin de vie. Beaucoup sont morts isolés de leurs proches et avaient pour seuls échanges possibles la communication non verbale avec les soignants masqués : un regard, un serrement de mains… Cette réalité nous a heurtés. Peut-être pourrions-nous mettre en place un dispositif différent à l’avenir.

G.M. :  La crise nous fait également observer des débats sur le choix des mots et des stratégies de communication utilisées par les autorités sanitaires, notamment pour l’appel à la vaccination. Faut-il, par exemple, demander à la population de se vacciner pour protéger les autres ou pour se protéger soi ? Doit-on considérer la population comme un ensemble homogène ou faut-il opter pour des campagnes de communication ciblées ? Il convient aussi de relever que l’appel à la distanciation sociale a modifié certaines de nos façons d’interagir avec autrui. Ces modifications vont-elles perdurer ou disparaîtront-elles avec la fin de la crise ? Il est difficile aujourd’hui de le prédire.

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