Les idéologies cachées dans les jeux vidéo de construction

Qui n’a jamais joué à SimCity ou RollerCoaster Tycoon? Ce chercheur analyse les visions que ces jeux vidéo véhiculent.

SimCity, RollerCoaster Tycoon, Planet Zoo… Nombreux sont celles et ceux qui ont un jour aligné routes, bâtiments et autres infrastructures sur ordinateur ou console. Guillaume Guenat ne prend pas ces jeux vidéo à la légère et analyse les visions qu’ils véhiculent, faisant d’eux de véritables sources historiques.

Amiga 500
L’Amiga 500, datant de 1987, permettait de jouer à la première version de SimCity. © Bill Bertram / Wikipedia CC-BY-2.5

Il faut s’aventurer dans les entrailles de l’Anthropole. Descendre sous terre, entre les caves qui abritent des livres qui semblent ne pas avoir été touchés depuis 50 ans. Entre les cages qui imprègnent les lieux d’une odeur de bois, un petit espace abrite les activités du GameLab, groupe d’étude de jeux vidéo de l’UNIL et de l’EPFL. À peine quelques mètres carrés rassemblent un empilement de vieux jeux, de magazines spécialisés, deux bornes d’arcade et des manettes de toutes les couleurs. Cette atmosphère grenier semble parfaite pour jouer avec Guillaume Guenat, collaborateur du GameLab et doctorant en sciences sociales. Sur son ordinateur, il ouvre SimCity, auquel il a dédié son travail de Master en science politique. Il explique qu’il lui faut une « émulation », soit une simulation du fonctionnement d’un « Amiga 500» (voir photo), puisque le jeu datant de 1989 ne peut plus se lire sur un appareil actuel. Sur l’écran, une carte pixelisée s’ouvre. Le but est de construire une ville à l’aide des paramètres mis à disposition et observer les conséquences que cela a sur le nombre d’habitants, les revenus ou d’éventuelles catastrophes. Pour l’instant, la surface est déserte, mais le jeune chercheur la remplit rapidement avec des routes et des zones résidentielles, industrielles et commerciales proposées par le jeu. Une fenêtre apparaît, il est temps de fixer le budget de l’année. Il y a quatre valeurs à déterminer : l’argent alloué à la police, aux pompiers, ainsi que le taux d’imposition et le transit.

Des choix qui ne sont pas neutres
L'interface du jeu SimCity de 1989
L’interface du jeu SimCity de 1989. © SimCity / Electronic Arts

Dans un onglet, des graphiques montrent l’évolution du nombre d’habitants, la proportion du type de zones créées, la pollution ou encore le taux de criminalité. Le jeu consiste à prendre plaisir à analyser les chiffres de la ville et jouer avec les facteurs. C’est une véritable « bureaucratie du fun », comme l’appelle le joueur. Soudainement, une alerte : le niveau de criminalité est trop élevé, il faut rapidement augmenter les ressources allouées à la police pour résoudre ce problème. On remarque que si cette option est possible, il n’y a aucune marge sur les écoles ou la santé par exemple. « Bien sûr, il n’était pas possible de créer tous les paramètres. C’est un programme qui est forcément simplifié. Un choix a dû être fait, et c’est intéressant de voir celui des créateurs du jeu, continue le doctorant. Décortiquer le système et essayer de comprendre comment il fonctionne permet d’inférer l’idéologie qui se cache derrière. » Le contexte de SimCity, dit-il, est primordial. En 1989, les ordinateurs commencent à se démocratiser dans les habitations des États-Unis, mais sont encore largement utilisés par les familles aisées et universitaires. Le marché des jeux vidéo est en pleine crise et il est nécessaire de se réinventer. C’est le cas dans SimCity, qui détonne par rapport à ce qui existe jusqu’à présent. Il permet d’être maître de décisions présentées comme « scientifiques » en testant les paramètres à disposition. Une vision élitiste du jeu qui répond à une nouvelle demande et qui explique en partie son succès.

Développer à tout prix

En haut à droite de l’écran, un score évolue. La manière de le faire grimper reflète l’imaginaire américain capitaliste des années 1980. Il faut faire croître sa cité, sans quoi il n’y a plus rien à faire. Il faut aussi trouver le parfait équilibre entre zones résidentielles, industrielles et commerciales, assigné par le jeu. Les habitants ne doivent pas être mécontents : « Lorsqu’on augmente par exemple le taux d’imposition à 13%, les résidents commencent à râler et à quitter la ville. Je me suis un jour retrouvé bloqué comme ça : sans eux, je n’avais plus d’argent pour me développer. La seule façon pour moi de m’en sortir était de faire une thérapie de choc en fixant les impôts à 0% et tout recommencer. » Pas de place donc pour un système qui s’éloigne de l’idéal déterminé par le jeu. Au fil des explications données par le joueur, la métropole grandit, les voitures sont de plus en plus nombreuses. L’énergie peut être récupérée grâce à une centrale nucléaire ou à charbon. Va pour la centrale nucléaire. Un stade de baseball est aussi amené dans la ville, au plus grand bonheur de la population fictive réagissant de manière instantanée à ce nouvel élément.

Jouer ou apprendre ?

Dans ses recherches, Guillaume Guenat a analysé la manière dont SimCity a été présenté à sa sortie : « Il y a une grande ambiguïté qui semble avoir contribué à son succès. Tantôt jeu, tantôt objet scientifique, chacun le présentait à sa manière. » Cette conception, telle une simulation complexe, transmet une vision élitiste : « Le jeu est empreint d’une idéologie bourgeoise et d’une politique protestante et capitaliste. Il est légitimé par la presse de l’époque comme étant intelligent et productif », notion rapidement critiquée par le chercheur : « Indirectement, en imposant ce qui est légitime, cela définit ce qui ne l’est pas. Comme si jouer simplement pour s’amuser était une perte de temps. Or on sait aujourd’hui que se faire envahir par le travail n’est pas une bonne chose. » Il apporte d’ailleurs aujourd’hui ses réflexions dans un projet du Fonds national suisse qui réfléchit à l’intégration de robots en classe. Il désapprouve l’utilisation des technologies à l’école qui sont pensées pour faire des enfants de futurs ingénieurs et il souhaite valoriser le jeu en tant que tel.

De 1989 à 2015 : quels changements ?

Le jeu Cities : Skylines date de 2015
Le jeu Cities : Skylines, datant de 2015, s’inspire largement de SimCity. ©Cities : Skylines / Paradox Interactive

Dans les sous-sols de l’Anthropole, Guillaume Guenat ferme SimCity pour faire un saut dans le temps et lancer Cities : Skylines, un jeu vidéo de construction de 2015. Routes, zones, graphiques, le principe est le même. La qualité graphique a été énormément améliorée et de nombreux nouveaux éléments sont sous le contrôle de la souris du gameur. L’évolution technologique permet d’inclure maintenant écoles, cimetières, systèmes de pompage d’eau et même tri des déchets. En s’essayant au même travail d’analyse qui a été fait pour le jeu de 1989, on remarque les idéologies actuelles véhiculées. Cette fois, les options de production d’énergie sont bien plus nombreuses (va pour l’éolienne cette fois). Une mouvance qui est aussi présente dans l’existence de l’extension du jeu Green Cities (2017), qui permet de s’essayer aux cités écologiques du futur. Des changements, donc, mais l’héritage des années 1980 demeure avec un idéal théorique à atteindre et la réussite à approcher en augmentant le nombre d’habitants à coups d’infrastructures.

Tout est politique

La simulation de toutes les variables réelles d’une ville n’étant pas possible pour des raisons techniques, le jeu de 2015 demande encore des choix. Ceux-ci restent ancrés, raconte le chercheur du GameLab : « SimCity et Cities : Skylines se présentent comme apolitiques. En réalité, tout est politique. Le jeu vidéo est un produit de son temps accompagné de ses idéologies et donc révèle implicitement la norme de son époque. S’il va à l’encontre des présupposés des gens, ils n’y joueront pas. Il dévoile le sens commun de l’époque et c’est pour cette raison qu’il est une bonne source historique. »

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