La Suisse romande est (aussi) une histoire juive

Un beau livre pour mesurer la contribution historique, économique, culturelle et politique des juifs en Suisse romande.

Un beau livre pour mesurer la contribution historique, économique, culturelle et politique des juifs en Suisse romande. Édité par Francine Brunschwig, Marc Perrenoud, Laurence Leitenberg et Jacques Ehrenfreund.

On a beau ne pas être tombé tout à fait de la dernière pluie, ce livre étonne ; il relate l’histoire des juifs en Suisse, longtemps forcés à « ne faire que passer », expulsés en 1491, de retour timidement dans la dernière partie du XVIIIe siècle, puis enfin établis, naturalisés ou pas – leur demande est souvent rejetée au fil du temps – et jouant pour nombre d’entre eux un rôle de premier plan dans l’artisanat, le commerce, l’horlogerie, la culture, la banque, le droit, la politique…

Des lois qui avancent et reculent

Par où commencer ? « La loi fédérale de 1931 sur les étrangers est renforcée en 1948 afin que la Confédération reste un pays de transit », lit-on sous la plume de Laurence Leitenberg, l’une des autrices. Auparavant, en 1893, les Suisses (malgré le refus des Romands) ont accepté l’initiative hostile sur l’interdiction de l’abattage rituel. La liberté d’établissement avait été promulguée en 1866, favorisant une intégration sociale et économique des personnes arrivées principalement de l’Alsace voisine et de l’Europe de l’Est (juifs ashkénazes).

Comme le souligne un article de Marc Perrenoud, il faudra attendre la Constitution fédérale de 1874 pour que « les juifs bénéficient de l’égalité des droits », dont la liberté de culte, et – comme il arrive dans notre pays – cela se fera sous « les pressions d’États étrangers » et d’un Français, notamment, le fameux sénateur Adolphe Crémieux.

Les juifs s’intègrent rapidement

Les juifs s’intègrent rapidement, premier constat qu’il convient de faire : ils travaillent bien et font plutôt profil bas face à l’adversité, s’encouragent, s’embourgeoisent et / ou défendent les ouvriers. Un bel article (signé Angela Bhend) relate par exemple la naissance des grands magasins que nous connaissons si bien et qui étaient alors des « palais de la nouveauté », fondés pour beaucoup par des familles juives. Le canton de Vaud, en particulier, est plutôt favorable à cette population, même si un vieux fond d’antisémitisme resurgit épisodiquement de manière cruelle. Une majorité de ces personnes s’établissent à Genève, ville qui compte aujourd’hui encore la plus grosse communauté romande, dans toute sa diversité.

Un homme d’affaires hors du commun comme Nessim Gaon va marquer cette vie genevoise et juive. Son gendre Joël Herzog (interviewé par Robert Guy Haccoun) évoque ce parcours exceptionnel qui renforce la composante sépharade de la ville. En même temps, Nessim Gaon va œuvrer à la fusion entre communautés, rapprochement favorisé également par un notable genevois d’obédience ashkénaze, Jean Brunschvig. Ce livre oublie forcément des personnes moins connues. En tout cas, les parcours individuels et familiaux racontés dans ces pages nous inspirent des adjectifs comme « brillants », « exaltants » (la grande Histoire se joue aussi en Suisse), « originaux », « courageux », « persévérants »…

Des personnalités d’hier et d’aujourd’hui

Au nombre des personnalités incontournables, citons Ruth Dreifuss (interviewée par Francine Brunshwig et Marc Perrenoud). On ne mentionnera pas tous les portraits réalisés, mais il faut s’arrêter un peu (sous la plume de Daniel Bitter) sur la figure de Liebmann Hersch. Qui connaît encore cet universitaire genevois dans un vaste public ? C’est à peine si on se souvient du nom de sa fille, la philosophe Jeanne Hersch. Pourtant, le père, venu de Lituanie (1882-1995), a marqué l’histoire du Bund, mouvement révolutionnaire juif né en Russie tsariste, et dont il ne reste plus guère qu’un souvenir aujourd’hui.

Le statisticien a démontré l’inanité de thèses antisémites durant l’entre-deux-guerres, telles que « l’enrichissement des juifs » (alors bien moindre en Suisse que celui des non-juifs) ou la délinquance (montrant que la criminalité des juifs en Pologne était nettement inférieure à celle des non-juifs), sans oublier son immense travail en faveur des dirigeants bundistes français et autres rescapés comme les orphelins de la Shoah.

On mesure avec lui l’importance des réseaux nationaux et internationaux dans la survie européenne des juifs et de leur culture, on voit les multiples solidarités, la nécessité de créer des institutions, des écoles juives, des œuvres philanthropiques… et bien sûr un État juif qui va réinventer l’hébreu alors que Liebmann Hersch lui-même, en bon bundiste, reste opposé à la création d’un État indépendant et défend d’abord la possibilité de vivre chez soi en Europe ou ailleurs et de maintenir le yiddish…

L’antisémitisme fluctue mais ne disparaît pas

Berceau du sionisme politique malgré sa faible population juive (lire le texte de Shaul Ferrero), la Suisse n’est évidemment pas épargnée par l’antisémitisme, parfois sous couvert d’antisionisme. Ce dernier équivaut à « remettre en question l’existence même d’Israël », et c’est donc « une forme d’antisémitisme », rappelle Johanne Gurfinkiel, le secrétaire général de la Cicad (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation).

Des articles reviennent sur l’antisémitisme politico-médiatique entre la deuxième moitié du XIXe siècle et la fin de la Seconde Guerre mondiale ; on lit avec effarement des descriptions physiques qui reposent sur l’exaltation forcenée et hostile de l’exotisme vu comme une entrave absolue, des propos ahurissants qui nient l’intégration de personnes s’illustrant, précisément, par leur patiente et brillante intégration : « On ne s’improvise pas Suisse » ou encore des choses du style : « Dès qu’un juif est dans la place, il y fait entrer tout Israël », et même un appel à créer des « camps de concentration ».

Plus tard, à la fin des années 1990, ce sera un flot de lettres à relents antisémites, soulevé par l’affaire des fonds juifs en déshérence dans les banques suisses, alors même que la norme fédérale contre le racisme vient d’entrer en vigueur (1995).

Faire diversion

Sous la plume de Brigitte Sion, on lit que le fameux rapport de la commission présidée par l’historien Jean-François Bergier sur la politique d’asile de la Suisse (tampon J sur les passeports, puis fermeture de la frontière en 1942…) a provoqué en retour une «stratégie de diversion» sous la forme d’une critique de la politique américaine au Vietnam ou en Irak, et d’une dénonciation (d’ailleurs récurrente) d’Israël dans le conflit israélo-palestinien…

Une chaire à l’UNIL

On notera la création à l’UNIL d’une Chaire d’histoire des juifs et du judaïsme (Faculté de théologie et de sciences des religions), avec l’annonce le 27 janvier 2005 de la nomination du professeur Jacques Ehrenfreund, dont les travaux récents portent sur le « peuple juif » et les controverses historiques autour de cette notion. Cette chaire inédite en Suisse romande est l’aboutissement d’un long processus, comme le rappelle dans ce livre l’historien Marc Perrenoud.

Cet ouvrage permet de puiser, d’un article à l’autre, quantité d’informations et d’histoires ancrées à travers toute la Suisse romande, et on ne peut qu’en recommander la lecture, qu’un simple survol ici n’épuise aucunement. Intitulé Albert, Esther, Liebmann, Ruth et les autres – Présences juives en Suisse romande, il est publié aux éditions Alphil, dans la collection Contributions à l’histoire et à la culture des juifs en Suisse, de la Fédération suisse des communautés israélites.

Albert, Esther, Liebmann, Ruth et les autresPrésences juives en Suisse romande, Livreo-Alphil, 2023