Les chercheuses de l’UNIL Stéphanie Perruchoud et Nadja Eggert s’intéressent aux robots au sein d’établissements médico-sociaux romands, au croisement de la morale et de la technologie.
Un phoque qui s’agite et glousse sur les genoux d’une dame âgée. Des mains qui caressent sa fourrure immaculée, des paroles chuchotées, des sourires attendris. Paro plaît. Robot doté d’une intelligence artificielle, il est proposé à des résidentes et résidents d’EMS. Si les vrais animaux ne sont pas rares au sein des établissements médico-sociaux romands, la robotique s’invite de plus en plus entre leurs murs. Non sans susciter des craintes et des interrogations.
Stéphanie Perruchoud, chercheuse FNS séniore et assistante au Centre interdisciplinaire de recherche en éthique (CIRE) de l’UNIL, étudie la question depuis quatre ans. « Qu’implique cette technologie au niveau de la relation de soin ? Si la robotique prend davantage de place, va-t-elle se substituer à l’humain ? Va-t-on y perdre ou, au contraire, y gagner ? »
Pour sa part, Nadja Eggert, maître d’enseignement et de recherche en éthique à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL, directrice du CIRE, a commencé à s’intéresser au sujet il y a une dizaine d’années. « À l’époque, toute une série d’objets technologiques apparaissaient dans les institutions. »
Définition
La robotique sociale, c’est quoi ? « Elle permet d’entrer en contact avec des personnes ayant des troubles cognitifs, afin de favoriser leurs compétences sociales à différents niveaux, soit au travers de la conversation, soit au travers d’une interaction sensible si on pense aux animaux robots comme Paro », développe Stéphanie Perruchoud, assistante au Centre interdisciplinaire de recherche en éthique (CIRE) de l’UNIL. La Fondation Leenaards et le Fonds national suisse soutiennent l’équipe composée de Nadja Eggert, Ralf Jox, Stéphanie Perruchoud et Nicola Banwell dans leurs recherches.
Plus neutre qu’un chat
Le ressenti des personnes concernées et leurs réactions envers ces animaux machines sont manifestes. « Paro peut même permettre de rétablir un contact qui avait été perdu », fait remarquer Stéphanie Perruchoud. Des pensionnaires se remettent ainsi à parler distinctement, d’autres à se lever et à vouloir marcher sans déambulateur.
Nadja Eggert ajoute que « Paro a un effet positif sur les personnes atteintes de troubles cognitifs ou de démence. Il est apaisant. Tous les sens sont mobilisés. » Pour sa part, Stéphanie Perruchoud tient à rappeler que « l’humain a toujours utilisé des outils, comme la canne pour le malvoyant. De plus, le robot est un outil neutre qui ne va pas repousser la personne, comme pourrait le faire un vrai chat. »

Des risques et des bénéfices
L’éthicienne Stéphanie Perruchoud a listé les dangers de la robotique sociale : déshumanisation de la personne âgée, infantilisation, substitution du personnel soignant par le robot, privation du droit fondamental qu’est le contact humain, atteinte à la dignité et à l’intégrité.
Pour autant, ces robots sociaux, thérapeutiques, agissent sur la dépression, l’anxiété, l’agitation et l’agressivité, mais aussi sur la maladie d’Alzheimer. Ils permettent par conséquent de limiter la médication.
« Une triade »
En EMS, les diverses thérapies se superposent les unes aux autres, la robotique ne remplaçant pas la zoothérapie, par exemple. Et encore moins le personnel. « C’est en réalité une triade. Il y a un élément en plus dans la relation, estime Nadja Eggert. L’erreur serait de penser qu’il se suffit en soi. En réalité, c’est un outil relationnel que l’on ne peut utiliser seul. Il nécessite un accompagnement. »
Et Stéphanie Perruchoud souligne que « la vraie relation thérapeutique se situe entre soignant et soigné. Il ne faut jamais l’oublier. Le robot n’entre pas, à proprement parler, dans cette relation de soin. Il doit rester à sa place d’outil. »
Mais les deux éthiciennes ne sont pas les seules à se questionner. Le personnel aussi est confronté à de nombreuses interrogations. L’accompagner est une nécessité pour une application optimale de la robotique sociale. « Dans l’un des EMS visités, une responsable de l’animation a précisé aux membres du personnel qu’il faut croire en Paro, en son bénéfice. Que si on n’y croit pas, cela ne fonctionne pas », explique Stéphanie Perruchoud. Pour elle, il y a de nombreuses actions réalisées par les membres du personnel que le robot ne fera jamais. Mais aucun d’entre eux ne peut s’asseoir sur les genoux d’une résidente ou d’un résident pour se laisser caresser. J’ai trouvé cette approche pertinente », sourit-elle.


Un côté maternant
Fait étonnant, le genre pourrait jouer un rôle dans l’intérêt plus ou moins marqué porté à ces robots. « Cela semble mieux fonctionner auprès des femmes que des hommes, relève Nadja Eggert. D’une part, elles vivent plus longtemps et se retrouvent donc plus souvent en EMS. D’autre part, elles se sont souvent occupées des enfants et étaient davantage dans le soin, l’attention, le care. Cela peut raviver un côté maternant. Il y a cette idée de se sentir utile. Mais il faut prendre cela avec des pincettes, car nous n’avons pas travaillé exactement sur cette problématique. »
Valeur de la relation
L’éthique du care, appelée également éthique de la sollicitude, découle de la philosophie morale. Il s’agit de donner de l’attention, d’avoir comme souci prioritaire le rapport à autrui. En 1982, une étude de la philosophe et psychologue américaine Carol Gilligan a montré que les critères de décision morale ne sont pas les mêmes chez les hommes et les femmes. « Là où les premiers privilégient une logique de calcul et la référence aux droits, les femmes préfèrent la valeur de la relation, s’orientant d’après ce qui peut conforter les relations interpersonnelles, développer les interactions sociales », résume un article.
Nadja Eggert, maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’UNIL et directrice du CIRE, précise que « l’éthique du care part du principe que l’on a toutes et tous besoin de soin, que l’on est d’abord vulnérable, avant d’être autonome ».
Maintenance et dépendance
Pourtant, ces robots ne vont pas sans dysfonctionnements. « Il faut prendre soin d’eux, relève Nadja Eggert. Effectuer des mises à jour, les réparer. Il a fallu former des personnes pour les utiliser. C’est une charge. Les institutions rencontrées ne l’avaient pas anticipé. »
Les EMS étudiés ont également rédigé des règles internes concernant leur usage, notamment des limites de temps. Comme avec les écrans. Car on peut devenir accro aux robots. Sans compter le coût de ces technologies : fabrication, utilisation, réparation, recyclage sont autant d’étapes gourmandes en énergie. « Une solution pourrait être de penser en réseau et de se partager les ressources, en se les prêtant », lance Nadja Eggert.
Robot or not robot?
Mais précise-t-on aux pensionnaires qu’il s’agit de robots ? Ici, deux écoles s’opposent : dire clairement ou… différemment. « C’est une question fondamentale, souligne Stéphanie Perruchoud. Pour certaines et certains, il est important de le signaler pour ne pas prendre le risque de leurrer. D’autres, considérant que ces résidentes et résidents ont un niveau de perception différent, estiment que cela peut susciter des angoisses. Certains soignants ou soignantes qui emploient le phoque disent l’utiliser pour ne pas leurrer, parce qu’aucune de ces personnes n’a d’expérience d’un tel animal et qu’on ne les trompe pas ainsi. Et certains autres qui utilisent des chats robots avancent le même type d’arguments, en précisant que ces personnes ont toutes l’expérience d’un chat… »
Quant à savoir si la robotique sociale représente une bonne solution ou non, les deux éthiciennes hésitent. Nadja Eggert réfléchit et reprend une question que lui a adressée une personne âgée. « A-t-on envie de se faire soigner par un robot ? On préfère sans doute qu’une personne nous amène notre repas. » Et Stéphanie Perruchoud d’acquiescer : « On reste finalement dans quelque chose d’humain quand la première place est occupée par l’individu, pas par la technologie. »
Une suite
De prime abord, Stéphanie Perruchoud, chercheuse FNS séniore et assistante au Centre interdisciplinaire de recherche en éthique (CIRE), n’était pas destinée à s’intéresser à la robotique sociale, elle qui a réalisé une thèse sur la nature chez le philosophe français Maurice Merleau-Ponty. « La robotique ne coulait pas de source », sourit-elle. Après quatre ans de travail, sa recherche arrive à son terme en avril 2025. L’éthicienne devrait poursuivre dans le domaine.