Dans cet essai, l’historien français Robert Belot rappelle que «l’humanisme démocratique» porté par les institutions européennes repose sur la «rationalité critique, voire autocritique» (citant Edgar Morin). Curieusement, il ne relève pas les dérives possibles d’une autocritique qui va parfois jusqu’à oublier sa propre histoire pour se voir dans le seul miroir de la pensée décoloniale actuelle.
Affronter les erreurs du passé
Cela dit, son but est de rappeler, à juste titre, que l’Ukraine doit mieux reconnaître les épisodes les plus sombres de son passé, notamment la collaboration de certains « héros » nationalistes avec l’Allemagne nazie (supposément contre le joug soviétique). Il ne faut pas occulter ce passé, pire encore, s’agissant d’un petit parti d’extrême droite comme Pravyi Sektor, idéaliser des chefs ayant participé à l’extermination des juifs. « L’imputabilité systématique de la politique judéocide aux Allemands n’est pas conforme à ce que devrait être le régime de la mémoire et de l’histoire dans un pays démocratique », écrit ainsi Robert Belot.
La tutelle polonaise
L’Ukraine a connu une tragédie comme l’Holodomor, famine orchestrée par le régime soviétique en 1932 et 1933. Avant, on peut évoquer l’interdiction de sa langue par Pierre le Grand (elle renaîtra au milieu du XIXe siècle avec le poète Taras Chevtchenko), l’exploitation économique et la russification menées par Catherine II, qui annexe purement et simplement la Crimée, sans oublier la longue répression de l’Église uniate hybride, orthodoxe mais rattachée au pape (sous la férule de la Pologne et de la noblesse, soutient Poutine, qui ne va pas jusqu’à rappeler que l’Ukraine a été plus longuement liée à ce pays qu’à la Russie, et que même les paysans orthodoxes cosaques auraient voulu rejoindre la République lituano-polonaise avant d’opter par dépit pour la Moscovie).
Entre l’Autriche et la Russie
«À cause de la Russie, des Ukrainiens ont tué d’autres Ukrainiens», écrit le professeur Belot dans un rappel historique en forte résonance avec le présent. Poutine n’a de cesse «d’alimenter le mythe de l’unité trinitaire» de la Russie, de l’Ukraine (dite petite Russie) et de la Biélorussie. Or, si on ajoute au XVIIIe siècle la «mort de la Pologne» et la mainmise autrichienne sur la Galicie (de Cracovie jusqu’à Lvov-Lviv-Lemberg), tandis que la Russie règne sur «l’Ukraine du Dniepr», on voit bien que l’histoire de ce pays est tout sauf unifiée. Sous le régime autrichien, les Ukrainiens de Galicie (nommés Ruthènes par les Autrichiens pour les distinguer des Polonais et des Russes) se réapproprient un sentiment national et une langue ukrainienne à partir de diverses influences…
Princesse de Kiev et reine de France
Mais les Ukrainiens cultivent aussi le mythe d’une unité primitive, rappelle l’auteur, qui mentionne l’importance au Moyen Âge de Kiev, dont une princesse deviendra même reine de France par mariage, à une époque où Moscou n’est qu’un petit village ; fille de Iaroslav le Sage, Anne de Kiev est sortie de l’ombre en 1990 sous la plume de Régine Desforges dans Sous le ciel de Novgorod. Mais l’actuel « roman national ukrainien » transforme le grand-prince de Kiev Iaroslav en représentant absolu d’un pays qui n’existait pas en son temps, précise l’historien.
Poutine refaçonne une histoire soviétique qui aurait été favorable à l’Ukraine, et trop à son goût, car au détriment de la Russie historique. Il passe sous silence les massacres staliniens des années 1930, puis les Ukrainiens déplacés après la Seconde Guerre mondiale, opprimés, chassés comme les Tatars de Crimée par les Soviétiques (avant que Khrouchtchev ne cède la Crimée à l’Ukraine en 1954). Belot rappelle d’ailleurs que la Crimée est très majoritairement russophone et que l’Ukraine n’est donc pas un «bloc homogène» ni à l’intérieur de ses frontières ni dans une prétendue unité russe.
À l’ombre de la Russie
Il reste que l’Ukraine est bien un pays, en mode nation building, et qui résiste à l’attaque massive de la Russie. Pour résumer le propos de Poutine dans l’analyse de Robert Belot : l’Ukraine, si complexe, ne peut pas se gérer elle-même et se trompe en croyant trouver son salut en Europe, car la «véritable souveraineté» pour ce pays ne peut se trouver qu’à l’ombre de la Russie.
Poutine justifie sa guerre
Poutine estime que nous sommes passés de « l’Ukraine n’est pas la Russie » à « l’anti-Russie », et cette ligne rouge ainsi franchie lui donnerait le droit de partir en guerre. Cette déclaration ne tient pas la route si on considère que les deux pays ont forcément des liens, historiques, linguistiques, familiaux ; mais jouant sur le sentiment antioccidental très fort en Russie depuis l’effondrement de l’empire soviétique, Poutine a pu faire passer son pays pour la victime et l’Ukraine pour l’agresseur. Un frère ennemi qu’il conviendrait de remettre dans le droit chemin de la «trinité protectrice et bienveillante», un mythe dont l’Ukraine très légitimement et logiquement ne veut plus entendre parler.
Vladimir Poutine ou la falsification de l’histoire comme arme de guerre, par Robert Belot, collection Débats et documents de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe, mars 2024.