Intelligence des espèces : utilité, évolution et diversité

Où commence l’intelligence ? Les biologistes Erica van de Waal, Laurent Keller et Philippe Reymond parlent de son rôle et de son évolution dans le règne du vivant.

Le chien saisit nos émotions, la fourmi signale son activité par des phéromones, la plante détecte un changement de température… Où commence et où finit l’intelligence ? Son rôle et son évolution dans le règne du vivant sont encore emplis de mystères. L’uniscope en parle avec trois spécialistes de la Faculté de biologie et de médecine de l’UNIL : Erica van de Waal, Laurent Keller et Philippe Reymond, qui travaillent respectivement avec des singes, des fourmis et des plantes.

On trouve des comportements complexes un peu partout dans la nature. Erica van de Waal, professeure au Département d’écologie et d’évolution spécialisée dans les capacités sociales des primates, a montré avec son équipe que les singes vervets non seulement apprennent les uns des autres, mais aussi qu’ils le font de manière stratégique. Les primates préfèrent imiter les femelles, plus expérimentées. Le petit cerveau des fourmis peut aussi produire des merveilles, comme l’observe le groupe de Laurent Keller, professeur dans le même département. Lorsque des légionnaires se font blesser par des termites par exemple, leurs sœurs ouvrières les trouvent, les rapatrient et les soignent en déversant des antibiotiques directement sur leurs plaies. Même les plantes, sans système nerveux, sont capables de prouesses, explique l’équipe de Philippe Reymond, professeur au Département de biologie moléculaire végétale. Si une bactérie infecte une de ses feuilles, des gènes spécifiques d’une plante s’activeront afin de fabriquer un poison contre cet ennemi et relocaliser ses ressources dans une partie moins infectée de la plante. Homo sapiens, lui, a un cerveau qui lui permet technologie, culture, stockage d’information, interactions sociales et bien plus. Mais à quel prix ? Vingt pour cent des calories que nous ingérons sont utilisées par notre cerveau, qui ne représente que 2% du poids total de notre corps. Pourquoi ne pourrions-nous pas, comme les plantes, nous mettre au soleil et recharger nos batteries par photosynthèse au lieu de passer notre temps à manger et dormir ?

Il mène l’orchestre à coups d’influx nerveux

Il demande beaucoup d’énergie, mais le cerveau est utile : il permet d’intégrer un stimulus, traiter son information et déclencher une réaction adaptée. Il est une centrale qui perçoit des informations externes ou internes à l’aide de capteurs et transforme les entrées (input) en sorties (output). Cette réponse varie fortement en fonction de l’espèce et du type de stimulus à traiter. Le but ? Faire correctement fonctionner l’organisme et transmettre ses gènes aux générations suivantes.

Le cerveau est un organe dit « centralisé » : il gère tel un chef d’orchestre du haut de sa tour. Les plantes, elles, n’ont pas de système nerveux mais ont un mécanisme décentralisé. Toutes leurs cellules sont capables de (presque) tout faire : elles perçoivent, traitent, réagissent. Avantage : si on coupe une branche d’un arbre, il survit. Inconvénient : le temps de réaction est beaucoup plus lent chez une plante que chez un animal.

Le travail d’une longue évolution

Il existe pourtant bien des ressemblances entre le magnolia et le jardinier qui les arrose, explique Philippe Reymond :

« On peut retrouver des schémas de transmission de l’information chez les plantes et les animaux qui sont relativement semblables. Ces organismes ont les mêmes modules de base mais les utilisent tous différemment. »

Et pour cause : l’ancêtre commun à tous les êtres vivants, baptisé LUCA pour last unique common ancestor, devait avoir un système de traitement d’information basique à partir duquel toutes les espèces ont évolué. À coup de mutations et de sélection, ce système s’est complexifié et diversifié afin d’aboutir à toutes les cognitions qui existent aujourd’hui ainsi que celles qui ont disparu. Des pressions évolutives ont marqué différemment les lignées d’espèces. Les plantes, puisque vivant toute leur vie au même endroit, ont dû devenir expertes pour détecter et s’adapter aux changements de leur environnement tels que ceux de la température ou des compositions chimiques du sol. L’évolution de la cognition des primates, et donc la nôtre, a été notamment marquée par des pressions sociales. Vivant en groupe, il était devenu nécessaire de développer un cerveau performant pour retenir qui sont nos amis et nos ennemis, comprendre qui est allié et en faire découler une confiance ou une méfiance. Les fourmis ont aussi été marquées par leur socialité, mais d’une manière différente des primates. Puisqu’au sein d’une même colonie toutes les fourmis sont sœurs, passer ses gènes se fait largement par coopération, décrit le spécialiste des fourmis Laurent Keller :

« Chaque fourmi suit des règles simples et se spécialise sur une des nombreuses tâches que la société doit fournir. C’est la somme de toutes ces ouvrières spécialisées qui permet d’atteindre une complexité. »

Bien entendu, ce sont des évolutions qui ont pris des milliards d’années pour aboutir au stade existant aujourd’hui, rendant ces pressions bien plus vastes, complexes et mystérieuses que ces quelques lignes laissent entendre.

Intelligences variées

Le passage de ces milliards d’années a rendu les espèces telles qu’elles sont d’aujourd’hui, avec leurs forces et leurs faiblesses. L’intelligence des primates se situe surtout au sein de leur flexibilité, comme le mentionne Erica van de Waal :

« Lorsque l’on regarde une seule tâche, les primates ne sont pas toujours les meilleurs. Les corvidés se débrouillent parfois mieux pour utiliser les outils et les poissons nettoyeurs coopèrent mieux. La force des primates se situe dans la quantité de différentes tâches qu’ils arrivent à résoudre. »

Laurent Keller parle d’« intelligence collective » plutôt qu’individuelle pour les fourmis : « Seules, les fourmis n’ont pas une grande intelligence. C’est ensemble qu’elles font des choses complexes. Un cerveau n’a pas besoin d’être sophistiqué pour faire des choses remarquables. » Du côté des végétaux, Philippe Reymond ne parle pas d’intelligence mais nuance : « Même si les plantes n’ont pas conscience d’avoir une réaction, il y a bien un mécanisme pour la produire, qui est le fruit d’un système sensible, réactif et adapté. » 

Comment comparer ces différentes intelligences ?

Étant donné qu’un être vivant peut être drastiquement différent d’un autre, il est très compliqué de comparer l’intelligence des espèces. Pour Erica van de Waal, il ne vaut pas la peine d’essayer : « Ça n’a pas de sens de rechercher un test unique qui pourrait mesurer l’intelligence de toutes les espèces. Tout simplement parce qu’elles n’ont pas les mêmes modalités. » Les tests doivent donc tenir compte des spécificités des espèces. Pour cela, nous devons commencer par les comprendre en nous détachant de notre propre intelligence, qui est le résultat d’une évolution particulière qui peut nous rendre aveugles à la diversité des systèmes existants.

Chaque évolution est ainsi complexe et singulière. Homo sapiens continuera donc de se nourrir au lieu d’essayer de pratiquer la photosynthèse, triste sort de son évolution. Tant pis pour l’été qui commence.