Face à la hausse de l’engagement des universitaires dans le débat public, un groupe de réflexion s’est penché sur les droits et la déontologie scientifique. Rencontre avec son coordinateur Augustin Fragnière, directeur adjoint du Centre de compétences en durabilité de l’UNIL.
Le groupe de travail a été réuni par le Centre interdisciplinaire de recherche en éthique et le Centre de compétences en durabilité. Ses discussions ont été retranscrites dans un rapport publié en mai 2022. La Direction le « recommande comme outil de réflexion » et « relève la nécessité de tels débats pour renforcer la confiance en la science et pour répondre avec force à la désinformation ».
Récemment, Julia Steinberger, climatologue à l’Université de Lausanne, a bloqué la circulation routière pour sensibiliser à l’urgence climatique avec un groupe militant. Peut-on tolérer un cas de désobéissance civile pour une universitaire ?
Augustin Fragnière : La désobéissance civile pose une question particulière puisque, par définition, elle implique de commettre une infraction. Du point de vue juridique, la situation est compliquée parce que le concept n’existe pas dans le droit suisse. Chaque cas est particulier en fonction des circonstances, du type d’actions qui ont été entreprises et des revendications. Une partie de la littérature académique permet de justifier cette modalité d’action à certaines conditions, même dans une démocratie, mais c’est au système judiciaire de juger les cas particuliers. Dans notre rapport, nous recommandons à l’Université de ne pas prendre position sur ces cas précis. Par contre, nous pensons qu’elle devrait être favorable à l’engagement de manière générale car il permet de stimuler le débat public, une mission à part entière de l’institution.
« Le concept de désobéissance civile n’existe pas dans le droit suisse. »
Est-ce qu’un ou une scientifique se doit d’être neutre ?
Selon nous, la neutralité n’est pas la bonne manière d’appréhender la question. Si elle veut dire absence de valeurs, alors la science de facto n’est pas neutre. Le choix des sujets de recherche, typiquement, va être influencé par les opportunités de financement, les orientations politiques et les tendances sociales du moment. Mais est-ce qu’elle devrait idéalement être neutre ? Même là, rien n’est moins sûr. Selon certains philosophes des sciences, les valeurs peuvent avoir un rôle à jouer à certaines étapes du processus de recherche. Par exemple, si on veut savoir si une molécule est nocive, le ou la scientifique doit recourir à des jugements de valeurs après la récolte des données pour déterminer le niveau d’évidence nécessaire afin de confirmer l’hypothèse. Donc même une neutralité complète en tant qu’absence de valeurs n’est pas forcément désirable. Nous proposons de mettre de côté la notion de neutralité et de parler plutôt de recherche de l’objectivité.
Être militant et rechercher l’objectivité, n’y a-t-il pas de contradiction là-dedans?
C’est un soupçon assez fréquent, mais sur le principe il n’y a pas d’incompatibilité entre la science et le militantisme. On peut tout à fait mener très sérieusement son travail de scientifique en appliquant des méthodes garantissant la meilleure objectivité possible et, sur la base des résultats, développer un militantisme parce qu’on se rend compte que cela demande des réponses sociales ou politiques.
N’y a-t-il pas de risque de perte de crédibilité des scientifiques qui s’engagent ?
On a assez peu de recherches empiriques sur le sujet, mais celles qui existent montrent que ça ne semble pas être le cas auprès du grand public. Il se peut que ce soit un peu différent auprès de la classe politique car il y a des risques d’instrumentalisation. Quand un ou une scientifique affiche un militantisme très affirmé pour le climat, par exemple, les opposants à toute action climatique essayeront de discréditer cette personne. C’est à chaque personne de décider si elle est prête à courir ce risque.
A-t-on le droit de dire ce que l’on veut en tant qu’universitaire sous prétexte de liberté d’expression ?
Il faut distinguer la liberté d’expression générale, à laquelle tout le monde a droit en tant que citoyen ou citoyenne, de la liberté académique, qui s’applique en plus aux universitaires. La liberté académique est inscrite dans la Constitution et dans la loi sur l’Université. Elle implique un certain nombre de devoirs et de responsabilités, notamment de s’appuyer sur le meilleur état des connaissances scientifiques, ce que la liberté d’expression générale ne requiert pas. Notre rapport recommande donc d’être le plus transparent possible sur le point de vue duquel on s’exprime : est-ce en tant que citoyen, citoyenne ou en tant qu’universitaire ? La prise de parole en public requiert aussi d’être clair sur la teneur des propos en définissant si l’on parle d’un consensus scientifique bien établi ou juste de son opinion personnelle.
« Il faut distinguer la liberté d’expression générale de la liberté académique, qui s’inscrit dans la Constitution. »
Est-ce vraiment possible de séparer les faits de l’opinion, que ce soit dans les affirmations ou la manière dont ils sont perçus ?
C’est vrai qu’il est parfois difficile de les séparer complètement, mais on peut essayer de tendre vers cet idéal. C’est toujours possible de dire : « Je sors un peu de mon domaine d’expertise mais d’après ma connaissance du sujet, je pense que … » Ça demande aussi un peu d’humilité personnelle.
L’Université peut-elle refuser certains événements s’ils sont trop engagés ?
Un équilibre est à trouver entre une vision de l’Université comme lieu de liberté d’expression et de confrontation constructive des idées et sa spécificité d’institution scientifique sujette aux normes de la vie académique. L’Université est avant tout garante de la qualité académique du débat et peut à ce titre interdire un événement si cette dernière est jugée insuffisante. Typiquement, une conférence de type idéologique sur un sujet controversé, sans qualification scientifique de l’orateur et sans débat contradictoire, pourrait être refusée car cela ne correspond pas aux critères d’un débat académique constructif. C’est du moins ce que nous suggérons dans notre rapport.
« Un rôle important de l’enseignement est de former les étudiants et étudiantes à la pensée critique. »
Et dans les amphithéâtres, les enseignants et enseignantes ont-ils le droit d’exprimer leurs opinions ?
C’est un cas intéressant. Entre les corps estudiantin et professoral, il y a un rapport hiérarchique. Il y a une asymétrie de connaissances, de statuts, de parole, et ça peut être difficile de prendre du recul par rapport aux propos d’un ou d’une professeur. C’est une situation où il y a possibilité de parler d’engagement et de faire part de ses opinions, mais il faut être clair sur le statut des messages. Un rôle important de l’enseignement est de former les étudiants et étudiantes aux standards de l’enquête scientifique, à la pensée critique et aux normes de la discussion académique. Les opinions, même expertes, de l’enseignant doivent donc être replacées dans ce contexte.
Vous êtes l’auteur principal du rapport, mais aussi ex-chercheur et engagé pour le climat. N’avez-vous pas un manque de recul ?
Probablement que ma formation à la fois d’environnementaliste et de philosophe me permet au contraire de poser un regard privilégié sur cette question. Mais je ne l’ai pas fait seul. Il s’agit vraiment d’un travail collectif. Le Centre de durabilité et le Centre de recherche en éthique ont été mandatés ensemble pour animer le débat autour de ces questions. Le groupe de travail était composé de chercheurs et chercheuses de toutes les facultés, reflétant une variété de sensibilités et d’opinions. Il n’y avait pas de personnes farouchement opposées à l’engagement, parce que c’est dur à trouver, mais il y en avait de plus nuancées. Au final je pense que ce rapport propose une vision équilibrée de la question et je remercie mes collègues pour la qualité du travail effectué.
Pour aller plus loin, retrouvez le rapport complet du groupe de réflexion.