Extinction Rebellion, de l’émotion à l’action

Célia De Pietro, doctorante à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL, s’est immergée dans le mouvement écologiste pour étudier les processus émotionnels militants.

Célia De Pietro, doctorante à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’UNIL, s’est immergée dans le mouvement écologiste pour étudier les processus émotionnels militants.

Qui dit Extinction Rebellion (XR) dit logo en forme de sablier bien reconnaissable, blocages de routes et de places publiques, mises en scène chocs et imprévues… Ce mouvement social écologiste international alerte sur l’effondrement de la biodiversité et sur l’urgence climatique démontrés par un consensus scientifique, et prône le modèle politique des assemblées citoyennes, tout en misant sur les actions coups de poing et la désobéissance civile non violente. Célia De Pietro, doctorante et assistante diplômée à l’Institut des sciences sociales et au laboratoire THEMA (Théorie sociale, enquête critique, médiations, action publique) à l’UNIL, a fait de ce collectif né en 2018 au Royaume-Uni l’objet de sa thèse. Son but ?

« M’intéressant au rapport entre politique et émotions, je cherche à comprendre la circulation de ces dernières, comment elles sont discutées au sein de XR, remises en cause ou présentées à autrui. Car dans ce mouvement à la gouvernance horizontale et décentralisée, où chaque tactique tente de faire l’objet d’un consensus, les émotions occupent une place centrale dans les opinions. »

Vidéo du média Brut: « C’est quoi Extinction Rebellion? »
Une double casquette : sociologue et rebelle

La chercheuse a choisi comme méthode l’ethnographie participative. Elle a rejoint XR Lausanne en décembre 2019. L’universitaire jongle entre les casquettes de sociologue et de militante. Parfois en retrait avec son calepin, elle agit en simple observatrice des activités du collectif brassant toutes sortes de profils et pas seulement des étudiantes et étudiants. D’autres fois, la doctorante endosse son rôle de membre XR : elle œuvre au sein du groupe de travail qui accueille et intègre les nouvelles et nouveaux rebelles (comme se nomment les membres de XR), ou participe à diverses actions. Par exemple, lors de l’occupation de la place Fédérale en septembre 2020 dans le cadre des discussions sur la Loi CO2, elle a joué le rôle d’« ange gardienne », prenant soin des « bloquereuses » (celles et ceux faisant preuve d’une résistance passive en refusant d’abandonner un blocage de route, par exemple), autant physiquement (besoins en nourriture, boisson et médicaments) que psychologiquement.

Pourquoi une telle implication ? « Pour décrypter les processus émotionnels militants, il faut des moments où moi aussi, je suis prise par l’émotion. La simple observation n’est pas moins intéressante que l’ethnographie participative. Mais prendre des notes sur une action dans la rue n’est pas la même chose que développer de fortes affinités avec plusieurs rebelles, connaître leur engagement et le risque que ces personnes encourent, participer à des événements avec elles, avoir peur pour elles lorsqu’elles se font plaquer au sol ou emmener en cellule par les forces de l’ordre, etc. » expose notre interlocutrice, qui s’inspire du travail de la sociologue Jeanne Favret-Saada. Cette dernière avait mené une enquête immersive sur la sorcellerie en Normandie, notamment en apprenant le langage propre à ce milieu. Célia De Pietro, elle, a intégré le langage gestuel et les slogans spécifiques à XR.

L’émotion comme moteur d’action

La thèse de la jeune femme s’intitule Avec amour et rage. Sont-ce les principales émotions ressenties par les rebelles XR ? « La formulation « avec amour et rage » revient souvent chez les membres, c’est une manière de s’exprimer. Un mail sera souvent signé ainsi ou « Avec amour et détermination » », répond la doctorante. L’angoisse et la tristesse face à l’urgence environnementale, rencontrées par bon nombre de militantes et militants, figurent aussi parmi les émotions principales.

« J’ai observé des gens très affectés par ce qui se passe. Pendant les réunions, il arrive que quelqu’un se mette à pleurer, à exprimer son désarroi sur l’immobilisme malgré l’urgence. Les autres l’écoutent pleinement, personne ne dit « c’est bon, ressaisis-toi ! » Cela peut paraître anodin, mais lorsqu’on est à ce point affecté et conscient de la crise à venir, on peut se sentir seul face à des collègues ou de la famille qui ne comprennent pas ce désarroi. »

Durant la période des Fêtes en 2019, XR avait même mis à disposition des rebelles une hotline téléphonique, pour les aider à surmonter certains moments, les retrouvailles familiales n’étant pas toujours synonyme d’apaisement.

Quant à ses propres émotions, Célia De Pietro vit un parcours qu’elle qualifie d’« assez classique ». Déjà sensible à la cause environnementale avant de trouver son sujet de thèse, la sociologue, dès son entrée dans XR, s’est renseignée plus en profondeur sur l’urgence climatique et a été prise elle aussi de peur, d’angoisse, mais également de colère face à l’« inaction politique » par rapport à l’urgence environnementale. Elle confie : « C’était assez dur à gérer, et j’ai ressenti cela seule en dehors des actions et réunions XR. » Au contraire, les moments avec les autres activistes lui apportent énergie et espoir. Cela a été le cas lorsqu’elle a participé à l’occupation de la place Fédérale et que le collectif a été rejoint par des membres de Grève du climat, notamment. « J’ai eu la chair de poule et j’ai senti une grande force, sûrement ce que le sociologue Émile Durkheim appelait « l’effervescence collective ». » La colère devient alors force créatrice.

Savoir prendre de la distance

Après les actions, les rebelles débriefent leurs ressentis, chacune et chacun parlant en « je », sans être interrompu. En dehors de ces retours d’expérience, il existe aussi parfois des moments où les normes émotionnelles sont discutées, notamment pendant les verrées et autres instants informels.  « Il existe parfois des désaccords. J’ai souvent partagé ma joie, me réjouissant que notre action ait été diffusée au téléjournal. Mais il arrive que d’autres nous rappellent que nous nous trouvons dans une situation d’urgence, qu’il ne faut pas se relâcher et perdre de vue la cause », note Célia De Pietro, qui estime que le partage émotionnel et la confiance réciproque constituent une grande force du mouvement. 

Die-in mené par Extinction Rebellion, à Londres, pour alerter sur la mort des abeilles. © Raluca Tudor, Dreamstime.com

Die-in mené par Extinction Rebellion, à Londres, pour alerter sur la mort des abeilles. © Raluca Tudor, Dreamstime.com


Comment ne pas se faire « engloutir » par les émotions du militantisme et prendre du recul face à ses données ? L’universitaire indique mener aussi une « autoethnographie ». Lorsqu’elle sort d’une réunion ou d’une action XR, elle écrit sur le vif ce qu’elle a vécu, « comme dans un journal intime ». Quelques jours plus tard, chaussant ses lunettes de sociologue, elle se relit et s’autoanalyse.

« C’est intéressant de montrer ce qu’on ressent sur le moment. Par exemple, pendant l’occupation de la place Fédérale, j’écris ma colère quand les policiers m’empêchent d’aider des activistes qui ont froid, alors que j’ai des couvertures de survie dans les bras. Avec le recul, j’endosse un autre point de vue où je tente notamment de comprendre les motivations et contraintes des forces de l’ordre. »

Des discussions avec sa directrice de thèse, la professeure Laurence Kaufmann, ou avec des collègues de l’UNIL lui permettent aussi de prendre une certaine distance face aux impressions de terrain.

Palette d’émotions

Parfois grimés, costumés, ou mimant la mort lors de die-in, les rebelles XR ne lésinent pas sur la scénographie de l’action, pour interpeller le public. En parallèle à cet aspect très spectaculaire, la chercheuse ne s’attendait pas à éprouver une sorte de languissement, dû à une attente parfois prolongée de telle ou telle partie de l’action, notamment pendant les blocages. De plus, Célia De Pietro a découvert à quel point un grand travail de logistique et de mise en place était effectué en amont des actions, et même pendant ces dernières. Chaque détail est minutieusement étudié.

La peur face aux forces de l’ordre est aussi fréquente chez les rebelles, loin de l’image du militant tête brûlée souvent relayée dans la presse. Les membres de XR suivent des ateliers et participent à différents jeux de rôle les aidant entre autres à gérer ce sentiment et leur apprenant à se sentir légitimes dans leur but d’action, bien qu’illégaux aux yeux de la loi. « Les rebelles apprennent leurs droits lors de formations, notamment celle sur l’action directe non violente. »

À cela s’ajoute aussi la possibilité d’être surveillé par les autorités. « La loi sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme, acceptée en juin 2021, renforce un sentiment d’inquiétude au sein de XR, lâche Célia De Pietro. Quand nous nous réunissons, tous les téléphones sont déposés dans une boîte hors de la salle. » Certains membres optent pour un pseudonyme lorsqu’ils parlent à des journalistes et les systèmes de messagerie cryptée sont privilégiés.

L’appui de la science face aux critiques

Les méthodes théâtrales, le risque d’arrestation (« pas systématique », précise notre interlocutrice), l’esprit collectif très fort… le militantisme façon XR n’est pas fait pour tout le monde, admet l’ethnologue. Mais face aux critiques reprochant au mouvement une approche trop « hystérique » de la question environnementale, Célia De Pietro affirme :

« La grande force du mouvement est qu’il se base sur des faits scientifiques établis. Beaucoup de chercheuses et de chercheurs, de médecins et de personnalités de divers horizons, comme des avocates et avocats, appuient XR. Cela donne une légitimité indéniable. »

Au printemps 2021, le directeur général de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus a soutenu leur cause devant les médias.

Pour aller plus loin…

Blog de l’association Air Quotidien, dont fait partie Célia De Pietro avec des collègues sociologues et dont le but est de décrypter l’actualité suisse à travers le prisme de la sociologie