Le bel ouvrage Gravir les Alpes du XIXe siècle à nos jours, dirigé entre autres par Patrick Clastres et Grégory Quin, tous deux issus de l’Institut des sciences du sport de l’UNIL, propose de multiples pistes historiques et sociologiques questionnant la pratique de l’alpinisme sportif.
« Ici, le Weisshorn : ce type noble et spirituel ; sa silhouette est la ligne de beauté absolue ; point d’irrégularité, rien de vulgaire en lui. Le Mont-Blanc est environné d’une auréole de majesté, quoique cependant il ait ses faiblesses dont tout le monde abuse ; la Jungfrau, cette coquette beauté, plus facile à conquérir qu’elle n’en a l’air. »
Voici ce qu’écrivait à la fin du XIXe siècle Hermine Tauscher-Geduly dans Mon ascension du Mont-Blanc. Cette Hongroise ne se contentait pas d’admirer ces sommets mythiques de loin et de les personnifier dans ses descriptions : elle fut la première alpiniste hongroise victorieuse du point culminant de la chaîne des Alpes et effectua au total 140 courses de haute montagne, accompagnée de son époux et de guides. À l’instar de sa compatriote la baronne Polixéna Wesselényi, également conquérante des cimes, Hermine Tauscher-Geduly témoigna elle-même de ses périples, contrairement à ses contemporaines, sous forme de récits de voyage et d’articles publiés dans des magazines spécialisés. Dans leurs écrits, ces deux femmes mettaient fortement l’accent sur la dimension émotionnelle de leurs ascensions et décrivaient avec précision les merveilleux sentiments de légèreté et de liberté que leur procurait la pratique de l’alpinisme… tout en précisant que leurs récits ne pouvaient susciter que peu d’intérêt auprès d’un public masculin.
Alpinistes au-dessus du troupeau de touristes
Cet éclairage, proposé par l’historienne Enikő Gyarmati, à propos de celles qui firent partie des premières femmes alpinistes, souvent mises de côté par l’Histoire, figure parmi les nombreux textes composant Gravir les Alpes du XIXe siècle à nos jours. Le riche ouvrage collectif, agrémenté de gravures, de peintures, de photos anciennes, de lettres manuscrites ou encore d’archives du Club alpin suisse et de cartes des menus dans les cabanes, offre au lecteur des regards originaux et souvent inédits sur l’histoire de l’ascension des sommets. Des historiens y ont contribué, ainsi que des sociologues, des géographes, des anthropologues, mais aussi des géologues et des spécialistes en éducation physique, sous la codirection notamment de Patrick Clastres, professeur d’histoire du sport à l’UNIL, et de Grégory Quin, docteur en sciences du sport et de l’éducation physique, aussi à l’UNIL.
Le lecteur avide d’en savoir plus sur l’alpinisme sportif, art inscrit au Patrimoine immatériel de l’Unesco depuis 2019, découvrira des extraits des lettres que s’écrivaient un guide du Lötschental et un avocat bâlois, témoignages précieux du Lötschental dans les années 1940 et 1950 et du regard citadin porté sur les régions de montagne. Au menu également de ce livre, de façon non exhaustive et en vrac, la glorification de la conquête des sommets enneigés dans la peinture et la poésie, les liens entre alpinisme et patriotisme, voire fascisme. Ou encore l’attitude quelque peu condescendante des premiers mountaineers britanniques, autoproclamés « rois de la montagne », envers les touristes moins sportifs et parfois moins fortunés qu’eux, qui se pressaient dans les Alpes grâce au développement des transports publics.
Chuter d’un sommet et mourir, tout un art
Il faut aussi mentionner ce texte étonnant sur la « thanatologie alpine », soit la chute en montagne comme objet d’étude en tant que tel, développée vers la fin du XIXe siècle. Par exemple, Albert Heim (1849-1937), géologue suisse et membre honoré du Club alpin, donna une conférence intitulée « Une aimable façon de mourir ». L’occasion de raconter à son public sa chute depuis le sommet du Säntis, lors de laquelle il eut le temps de voir sa vie défiler agréablement devant ses yeux, et de penser tout de même à garder fermement son bâton de marche en main, utile en cas de survie.
Le livre aborde des angles plus contemporains, tels que le phénomène médiatique et commercial du « speed-climbing » (2007-2017), porté par des sportifs comme Kilian Jornet et feu Ueli Steck, ces rapides solitaires de l’Everest, sans bouteilles d’oxygène, ni cordes fixes préinstallées. Enfin, le thème des changements de pratique en haute montagne, dus à la hausse des températures, n’est pas oublié. Pour paraphraser l’introduction de Patrick Clastres, le retrait glaciaire mettant la terre et la roche à nu rend certaines courses mythiques impossibles car trop dangereuses, mais « heurte aussi l’imaginaire des pratiquants », construit par un siècle et demi d’émerveillement devant la beauté immaculée des sommets à conquérir. À l’ère de l’Anthropocène, ces changements si rapides observés sur ces montagnes maintes fois célébrées et glorifiées devraient donner l’alerte…
GRAVIR LES ALPES DU XIXe SIÈCLE À NOS JOURS. Pratiques, émotions, imaginaires. Sous la direction de Patrick Clastres, Delphine Debons, Jean-François Pitteloud et Grégory Quin. Presses universitaires de Rennes (2021), 206 p.