L’éducation se trouve en première ligne face aux bouleversements et questionnements provoqués par la nouvelle intelligence artificielle. Il est donc nécessaire de prendre du recul sur la manière dont ces technologies changeront notre rapport à l’information afin de nous préparer au monde de demain.
« Les hommes ont toujours eu besoin de réponses. Même si un jour elles s’avèrent fausses ou seulement provisoires », affirme le journaliste Michel Drucker en 1985. Il se tourne alors vers l’autrice Marguerite Duras pour lui demander de prévoir le futur : en l’an 2000, où seront les réponses ? Elle lui rétorque alors : « Il n’y aura plus que ça. La demande sera telle qu’il n’y aura que des réponses. Tous les textes seront des réponses en somme. Je crois que l’Homme sera littéralement noyé dans l’information […]. »
« On est encore dans la découverte des capacités de l’IA »
Comme l’avait prédit la romancière, c’est aujourd’hui l’agent conversationnel ChatGPT-3 qui nous noie sous les réponses. Seulement une semaine après sa mise en ligne publique en novembre 2022, plus d’un million de personnes ont interagi avec cette intelligence artificielle. Non seulement cette technologie permet des conversations structurées, hiérarchisées et rapides, mais elle se « souvient » aussi de ce qui a été dit auparavant et peut ainsi rebondir sur chaque mot. Expliquer des concepts, des formules mathématiques, écrire des poèmes, des mails ou du code informatique, rien ne semble lui échapper.
ChatGPT, qui es-tu ?
Pour mieux comprendre ce qu’est cette intelligence artificielle qui fait tant parler les médias, je le lui ai directement demandé. Après quelques ajustements (en lui demandant de parler de ses capacités, de son fonctionnement et d’adapter son style d’écriture), voici ce qu’elle écrit : « Je suis un agent conversationnel, un programme informatique capable de comprendre et de générer des phrases en langage naturel. Mon modèle de traitement du langage naturel a été développé par OpenAI, une entreprise de recherche en intelligence artificielle basée aux États-Unis. Mon but est de comprendre les demandes des utilisateurs et utilisatrices et de leur fournir une réponse satisfaisante. Pour ce faire, j’ai été entraîné sur un grand corpus de données de textes, collectées jusqu’en 2021, à prédire la suite des phrases en utilisant des techniques d’apprentissage automatique. Cela me permet de comprendre le contexte de la conversation et d’adapter mes réponses en conséquence. »
Olivier Glassey, sociologue et maître d’enseignement et de recherche rattaché au Laboratoire d’étude des sciences et des techniques à l’Université de Lausanne et directeur du Musée de la main UNIL-CHUV, lui a même demandé d’écrire un rap sur le concept d’habitus de Bourdieu à la façon d’Eminem. Intéressé par les usages du numérique, le sociologue voit ChatGPT en tant qu’objet d’étude : « On est encore dans le moment de l’exploration de ses capacités. »
La fin de l’apprentissage tel qu’on le connaît
L’agent conversationnel semble donner des réponses complètes, fluides et structurées à chacune de nos questions. Rien n’est donc plus simple que de lui demander d’expliquer des concepts de physique quantique sans devoir passer par des piles de bouquins. ChatGPT fait le travail pour nous grâce aux 175 milliards de neurones artificiels qui pondèrent les 300 milliards de mots lus lors de son entraînement. À titre de comparaison, un humain prendrait plus de 1902 années sans s’arrêter pour lire le même nombre de phrases.
L’apprentissage ne peut qu’en être impacté : l’accès à l’information est encore plus rapide et l’exercice d’écriture et de structuration est effectué en une fraction de seconde. Monter un travail de maturité ou de bachelor pourrait bien être complètement altéré. Olivier Glassey commente : « L’immédiateté des réponses aplatit une série d’opérations importantes qui accompagnent le travail de problématisation, comme mettre ensemble, hiérarchiser, trier ou encore mémoriser. Ça représente un challenge pour l’éducation. »
Seulement, le chatbot fait des erreurs facilement, possède de nombreux biais et invente même des sources ou des citations pour justifier ses dires. L’impression que ChatGPT-3 puisse fournir une œuvre finie est une illusion, continue le sociologue : « Il y a tout un travail de défrichage et de déchiffrage qui doit être fait après coup. » En tout cas, c’est le cas de cette troisième version, la suivante s’annonçant bien plus performante.
Une révolution parmi d’autres ?
Ce n’est pourtant pas la première fois que l’on se retrouve devant un tel bouleversement. On se souvient de l’avènement de la calculatrice, d’Internet, entre autres : « Je me rappelle des débats virulents qui avaient eu lieu autour de Wikipédia, c’est arrivé un peu comme un ovni, cette espèce d’encyclopédie gratuitement accessible en ligne, qui n’avait pas été écrite par des experts. Ça avait soulevé pas mal de controverses à l’intérieur des universités ou des écoles, pour savoir ce qu’on allait en faire. Et là, on voit réapparaître ce type de discussions, certains voyant ChatGPT positivement et d’autres négativement. Pour y voir plus clair, je pense qu’il faut regarder précisément comment ça fonctionne. » Il y voit cependant une différence majeure par rapport à Wikipédia, dont les négociations de l’information sont accessibles. L’intelligence artificielle ne garde aucune trace des choix effectués en amont : « On n’a pas accès à ce qui a été écarté. Qu’est-ce qu’il ne nous dit pas ? » continue Olivier Glassey.
Changements du rapport à l’information, de la curiosité et de la mémoire
Le changement est là, c’est sûr. Les concepts de triche, de plagiat et de l’attribution des sources méritent d’être repensés, mais comment prendre du recul ? L’adaptation sera et est déjà nécessaire. Certaines institutions ont décidé d’interdire ChatGPT dans leurs écoles, comme c’est le cas dans l’État de New York, une réaction qu’Olivier Glassey voit comme « un peu illusoire en l’état actuel, mais la question des limites des usages doit être posée ».
Dans dix ans, le sociologue voit une transformation radicale de la manière d’appréhender le savoir : « J’ai de la peine à imaginer que ça laisse intacte notre manière d’être curieux et de comprendre le monde. Cela impliquera sans doute une transformation des modes d’acquisition et de mutualisation des connaissances. Comment prendrons-nous des décisions à partir de ce qui est généré par ces systèmes ? De quelle façon va-t-on métaboliser ces outils dans notre façon de créer et de se raconter des histoires ? J’imagine aussi des enjeux profonds sur la construction des mémoires individuelles et collectives. » Et dans les salles de classe ? « C’est un vrai enjeu pour l’université mais aussi beaucoup plus largement pour tous les citoyens et citoyennes que nous sommes. Comment fait-on en sorte que ces intelligences artificielles, qui sont incroyablement puissantes, restent des outils et ne nous enferment pas dans leur propre logique ? Comment peut-on arriver à utiliser cette capacité exploratoire et à être capable de s’en défaire pour ne pas être perdu à l’intérieur ? »
Encore de nombreuses inconnues
La tournure que prendra l’éducation face à la force de cette intelligence artificielle, des prochaines versions qui suivront et des technologies futures dépend encore largement de l’utilisation qu’en feront les principaux intéressés. Pour l’instant, ChatGPT est en libre accès et gratuit. OpenAI, la société qui l’a créé, bénéficie actuellement d’un coup de publicité énorme, puisque tout un chacun peut témoigner de sa puissance. Mais elle perd aussi énormément d’argent pour faire tourner les serveurs. Grand mystère sur son devenir, même si l’IA sera sûrement intégrée dans le moteur de recherche Bing. « Ce n’est de loin pas la fin de l’histoire, commente Olivier Glassey. On ne sait pas encore comment vont se stabiliser les modèles économiques autour de ces logiciels ainsi que ceux qui s’en empareront. De nouvelles formes d’inégalités pourraient surgir notamment entre les personnes possédant les moyens de faire l’acquisition de fonctionnalités avancées ou de versions plus puissantes et les autres. Toute la question est de savoir comment se distribueront les capacités qu’offrent ces outils à l’échelle des individus ou des groupes sociaux, mais aussi au niveau des entités gouvernementales et, surtout, au sein des entreprises géantes du numérique. »
Dans tous les cas, c’est bien une fenêtre vers demain que nous offre ChatGPT.De plus en plus d’intelligences artificielles prennent des décisions pour nous : applications de rencontre, choix de film ou même de carrière… Autant préparer les élèves à leur futur. Ils et elles vivront dans un monde imprégné par ce type de technologies, il leur faudra donc les appréhender de manière critique, comprendre leur fonctionnement et leurs limites.
Marguerite Duras avait-elle raison ?
Lorsque Olivier Glassey pense aux affirmations de l’écrivaine prédisant un monde enseveli sous les réponses, il réfléchit à voix haute : « À la fois, je trouve que c’est une image qui est très parlante parce que, effectivement, on a à peine le temps de poser une question qu’on est submergé de réponses avec ChatGPT. Et d’un autre côté, je crois qu’il n’a jamais été aussi important que maintenant de savoir poser les questions. Dans quelques années, une matière qui sera essentielle à l’école sera peut-être précisément l’art de poser des questions à des machines. »
Pour aller plus loin…
- Au Musée de la main UNIL-CHUV, l’exposition « Intelligence artificielle » permet jusqu’au 24 septembre 2023 de découvrir le fonctionnement, les limites et des exemples des IA.
- L’interview complète de Marguerite Duras en 1985 à propos de l’an 2000 est disponible dans les archives INA.
- Pour aller bien plus loin, la publication scientifique accompagnant les débuts de ChatGPT renseigne largement sur son fonctionnement et ses biais.