Reconnaissance faciale, vers une approche plus « humaine »

À l’UNIL, la professeure Meike Ramon étudie les facultés des superphysionomistes et leur application pour l’investigation criminelle. Elle met en avant leur complémentarité avec les outils d’intelligence artificielle.

À l’UNIL, la professeure Meike Ramon étudie les facultés cognitives des superphysionomistes et leur application pour l’investigation criminelle. Elle met en avant leur complémentarité avec les outils d’intelligence artificielle. Ses recherches intéressent des polices en Europe.

« Dans les débats actuels, les mots « reconnaissance faciale » suscitent la méfiance, quand les gens supposent qu’ils se réfèrent à des outils de surveillance perçus comme menaçants. Mais au fond, ces termes désignent d’abord un processus quotidien effectué par notre cerveau », commente Meike Ramon, professeure assistante à l’Institut de psychologie.

Nous la rencontrons dans son bureau situé à Géopolis, sur le campus de l’UNIL. Depuis cette pièce peuplée d’intrigantes peintures, cette neuroscientifique dirige l’Applied Face Cognition Lab, un laboratoire dédié à l’étude du traitement des visages dans la cognition visuelle humaine, fondé en 2019 à l’Université de Fribourg et affilié à l’UNIL depuis mars 2022. Alors que nous évoquons ses derniers travaux, elle nous montre une série de photos-portraits hétéroclites et demande : « Sur ces 40 images, combien voyez-vous de personnes différentes ? »

Cet exercice – auquel nous échouons – constitue l’un des trois tests utilisés par cette psychologue pour identifier les superphysionomistes. Ces individus aux facultés hors normes, capables de repérer un faciès dans un stade de foot en quelques secondes. « Beaucoup pensent avoir ce don et me contactent spontanément pour passer l’expérience. Leur intuition se confirme s’ils ou elles réussissent au moins deux des trois épreuves », détaille la chercheuse, qui a déjà pu identifier plus de 140 personnes aux capacités visuelles supérieures sur la base de cette méthode.

À l’épreuve du terrain

Intéressée par le potentiel de ces compétences pour l’enquête criminelle, Meike Ramon a eu l’occasion d’étudier ce point de manière empirique à partir de données issues d’affaires réelles. « En 2016, la police cantonale de Fribourg m’a demandé de lui servir d’intermédiaire dans des investigations qu’elle menait sur le braquage d’une banque et d’une bijouterie. J’ai alors contacté « mes » superphysionomistes », raconte la scientifique qui, d’entente avec la police, a d’abord analysé leurs performances sur des cas déjà résolus pour pondérer les estimations individuelles sur l’identité des malfaiteurs dans les affaires en cours. « À cette époque, je ne pouvais me baser sur aucune étude confirmant la valeur de leurs compétences sur du matériel forensique authentique et je ne savais pas quel poids accorder à leurs impressions, ni comment traiter les réponses potentiellement contradictoires », précise-t-elle. Après l’arrestation et la condamnation, la chercheuse a pu évaluer la justesse des réponses données. 

Cette expérience unique a donné lieu à un article scientifique, actuellement en cours de révision auprès de la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). « Pour la première fois au monde à notre connaissance, cette étude, une fois publiée, validera scientifiquement les compétences des superphysionomistes pour l’investigation policière sur la base de matériel d’investigation forensique authentique. Ces résultats sont uniques », se réjouit la scientifique. L’article, coécrit avec Maren Mayer de l’Institut Leibniz pour les médias du savoir (IWM) de Tübingen, est déjà accessible en preprint.

Soutenues par un financement PRIMA du Fonds national suisse, les recherches de Meike Ramon séduisent déjà d’autres corps de polices. En Suisse, le premier agent engagé sur ses conseils travaille depuis janvier 2023 à Winterthur. Plusieurs divisions romandes lui ont également fait part de leur intérêt – notamment la police vaudoise. En Allemagne, depuis l’an dernier, le Département de l’investigation criminelle de la police de Berlin dispose de « beSure© » (Berlin Test for Super-Recognizer Identification), un outil de recrutement que la neuropsychologue a codéveloppé spécifiquement pour ces équipes après l’attentat terroriste de 2016 au marché de Noël. « Cet outil sera intégré au programme fédéral allemand « Polizei 2020 », afin de le mettre à la disposition de toutes les forces de police allemandes. La Rhénanie-du-Nord-Westphalie, l’État le plus peuplé d’Allemagne, sera l’un des premiers à l’utiliser », précise la chercheuse, ravie. Le 21 mars, elle rencontre le parquet de Berlin pour discuter du rôle des superphysionomistes au tribunal.

L’IA, ennemie ou alliée ?

Aujourd’hui, les systèmes de reconnaissance faciale sont de plus en plus utilisés dans l’investigation criminelle. Alors comment les combiner avec les compétences visuelles hors du commun de ces individus ? La question intéresse Meike Ramon, qui défend une approche de l’intelligence artificielle « centrée sur l’humain » dans laquelle les superphysionomistes « pourraient et devraient jouer un rôle clé ». Une position qu’elle a soutenue en septembre devant le parlement cantonal bernois, puis en février à La Haye, lors d’une conférence organisée par le groupe de travail sur la technologie de reconnaissance faciale d’Europol, l’agence européenne de police criminelle. « Leurs compétences ne sont pas en concurrence avec l’IA. Les deux sont complémentaires pour diminuer les erreurs et les biais », affirme-t-elle. 

Les épreuves de recrutement que la chercheuse a codéveloppées pour la police berlinoise sont justement faites d’exercices qui piègent d’habitude les logiciels de reconnaissance faciale, afin de trouver des candidats et candidates qui ne reproduisent pas ces fautes. À leur tour, « les algorithmes développés de manière responsable peuvent soutenir et améliorer les performances des superphysionomistes. Par exemple en traitant de grands volumes de données, potentiellement traumatisantes, et en contribuant à minimiser les préjugés humains », poursuit la psychologue.

Reprendre le contrôle

Cette dernière imagine d’ailleurs un moyen de mettre au point un système d’intelligence artificielle « inclusif » : « Pour moi, l’IA centrée sur l’humain implique d’intégrer délibérément des connaissances issues de différents domaines afin de protéger et d’améliorer la vie privée. Par exemple, les images utilisées en psychologie expérimentale montrent généralement des adultes caucasiens, qui ont donné leur consentement pour cet usage. Elles pourraient selon moi être remplacées par des images synthétiques, générées artificiellement par des algorithmes formés sur une base de données contrôlée, représentative de la diversité des sexes, des âges ou des ethnies. »

Rassembleuse, la scientifique cherche d’ailleurs à s’entourer d’ingénieurs en sciences computationnelles, de photographes, d’artistes, de juristes et de philosophes pour lancer véritablement le projet d’une IA exempte de biais. « Les scientifiques ont le pouvoir de mettre en réseau des profils de métiers qui a priori ne communiquent pas entre eux ou très peu. Nous devons en profiter. » Et de conclure : « La technologie n’est pas menaçante, elle nous appartient. Il est temps de se mettre ensemble pour reprendre le contrôle de ce que nous avons créé. »

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