Bertil, le mécontemporain subtil

Avec leur «Bertil Galland, vagabond des savoirs», Jean-Philippe Leresche et Olivier Meuwly signent un ouvrage sur le patron – on verra en quoi – et livrent un intense aperçu du canton de Vaud poétique et politique.

Avec leur Bertil Galland, vagabond des savoirs, Jean-Philippe Leresche et Olivier Meuwly signent un ouvrage sur le patron – on verra en quoi – et livrent un intense aperçu du canton de Vaud poétique et politique.

Impossible de lire cet ouvrage sans ouvrir des yeux ronds tant l’époque actuelle en ses chapelles idéologiques et polémiques semble aux antipodes de l’homme Galland, éditeur, journaliste, passeur, accoucheur, rassembleur. Évidemment, on peut préférer l’apparente clarté des combats en noir et blanc, les choix tranchants au nom du Bien (parfois une simple façon d’appartenir à un clan coté et d’en tirer bénéfice), mais, associées en outre à la folie des réseaux sociaux, ces postures excluantes demeurent stériles. Très méfiant vis-à-vis du règne de l’opinion, l’ancien journaliste-éditeur nonagénaire serait bien malheureux aujourd’hui s’il ne cultivait son jardin dans la sérénité d’un paysage français hors du temps.

Si le jeune Bertil Galland va profiter de son ancrage amical, politique et poétique aux côtés de Marcel Regamey, influent président de la Ligue vaudoise, il assume le risque d’être à contre-courant dans une époque dominée – sur le plan intellectuel – par la gauche jusque dans ses formes les plus radicales. Injuste, il le fut aussi, au point de ne voir en Sartre qu’un activiste étroit comme il en pleuvait dans ces milieux peu soucieux d’une pensée philosophique complexe et ouverte (y compris à nombre d’instrumentalisations).

Complexité des êtres

Le fédéralisme obstiné de la Ligue, son militarisme, son attachement jusqu’au-boutiste à la démocratie directe, son antiparlementarisme ou encore son protestantisme antilaïque, voire pire (cela étant, l’antisémitisme crasse et doctrinaire de certains chrétiens, ou d’autres, est-il vraiment dépassé ?), n’écartent pas le jeune Bertil d’un compagnonnage dont il saura récolter les plus beaux fruits littéraires. La rupture viendra plus tard, à la faveur d’un autre protestant, ancien professeur au gymnase de la Cité et futur goncourisé, pour des raisons qui tiennent plus à la bienséance morale qu’à la politique…

Les écrivains publiés aux Cahiers de la Renaissance Vaudoise dans les années Galland sont pour la plupart bien loin de la pensée d’extrême-droite et même de droite. Là encore, on s’étonne de cette ouverture qui doit beaucoup à la personnalité généreuse de l’éditeur, certes, mais sans doute aussi à l’esprit d’une époque moins ulcérée que la nôtre.

À l’heure où certains conspuent Annie Ernaux au point de réduire son œuvre nobellisée à la signature de tribunes mélenchonistes et indigénistes, il faut rappeler la complexité des êtres par-delà leurs affiliations familiales, politiques et sociales ; en Anne Cuneo, par exemple, Galland voyait la femme, la créatrice, la « sœur », la vagabonde, sans doute, et non uniquement ou avant tout la trotskiste qu’elle se voulait alors.

L’écriture elle-même fabrique du lien

Car le travail d’écriture, certes nourri des engagements politiques et des expériences individuelles, donne aux œuvres une forme à la fois singulière et universelle qui échappe précisément à l’immersion de la personne dans la brutale écume des jours. La littérature la plus intime, la plus vraie, fabrique du lien, une évidence pour cet homme qui accueille ce mystère avec émerveillement. Que penserait-il de ces jeunes comédiens romands qui souhaitent non pas esquisser des rapports entre Molière ou Racine et notre modernité, mais ne plus les jouer ou couper des passages dont ils ne comprennent pas toutes les dimensions car ils confondent totalement cette littérature avec la plate réalité de son époque ? Comment penser l’héritage positif de ces œuvres qui nous ont fait signe jusqu’ici à travers le temps, si on les renvoie à la pire des dominations ? De quoi cette passion du même, cette contemporanéité totale, ce refus de la profondeur historique, sont-ils le nom ?

Une plante suédoise en pays vaudois

Se cultiver avant de critiquer, se mettre en situation d’admirer, comprendre « l’esprit des lieux », voilà ce qui anime Bertil, ce mécontemporain subtil. Bien loin de l’individualisme exacerbé par un capitalisme débridé qui n’a cessé d’enlaidir le paysage – l’un des autres combats notoires qu’il a pu mener. La diversité est également chez lui celle des « petites patries » vaudoise, jurassienne, neuchâteloise, valaisanne ou tessinoise, autant d’histoires culturelles, politiques et sociales qu’il envisage par-delà les nationalismes étroits, comme le montre d’ailleurs son intégration dans les entreprises médiatiques romandes les plus proeuropéennes.

Cet ouvrage est publié au Savoir suisse, collection lancée en novembre 2002 par le patron lui-même, en collaboration avec les hautes écoles et notamment les Presses Polytechniques et Universitaires Romandes. On y retrouve un voyageur audacieux, un homme de terrain, un reporter parfois téméraire, un passeur de savoirs académiques ; avant tout, peut-être, on y découvre un « outsider », une plante suédoise enracinée en terreau vaudois. Dans ces lignes éclairantes du tandem Leresche et Meuwly, on le voit cultiver avec bonheur l’ancrage à partir duquel il (Lausanne) bouge, admirant autrui si divers, explorant hardiment les expériences d’ici et d’ailleurs dont il se fait le chroniqueur attentif et amusé, sachant ce qu’il veut mais respectueux des cultures, des savoirs… et des lecteurs.

Les succès et la longévité professionnelle de Bertil Galland en font indubitablement un patron, autant par sa solitude, de fait et recherchée, que par sa formidable capacité à stimuler la création individuelle au service de causes collectives et universelles, dont vous découvrirez les multiples facettes dans ce livre hautement recommandé.

  • Bertil Galland, Vagabond des savoirs, par Jean-Philippe Leresche et Olivier Meuwly, Savoir suisse, 2022, 177 pages.