Transcrit et annoté par le professeur Dave Lüthi, ce fulgurant récit d’Herminie Chavannes documente son voyage à Paris. Elle fait preuve d’une ambivalence parfois signe de nuance, entre coups de cœur et mépris. On embarque dans sa diligence.
Transcrit et annoté par le professeur Dave Lüthi, ce fulgurant récit d’Herminie Chavannes documente son voyage à Paris. Elle fait preuve d’une ambivalence parfois signe de nuance, entre coups de cœur et mépris. On embarque dans sa diligence.
Fille de pasteur, Herminie Chavannes a 29 ans quand elle parvient dans ce qu’elle considère – en personne cultivée – comme le cœur du monde civilisé, la capitale d’une France éclairée et éclairante, où elle assistera par exemple à une séance de la Chambre des députés. Être à gauche, dans ce Paris de la Restauration (nous sommes en 1827 sous le règne de Charles X), signifie défendre la liberté d’expression et celle de la presse en particulier, l’argent bien placé au service de tous et la modération en toute chose. Herminie Chavannes est une libérale et peut-être une laïque avant la lettre, soucieuse d’une liberté religieuse qui n’écrase pas autrui : fille de pasteur, elle peut s’émerveiller des splendeurs propres aux églises catholiques et des chants si purs entendus à la synagogue. Elle aime la religion, non le fanatisme.
L’héritage du passé, la critique du présent
Les excès de la Révolution française ont laissé des traces odieuses pour la jeune Vaudoise, qui admire les monuments et les trésors non seulement accumulés au fil du temps, mais aussi mis à la disposition du peuple par le pouvoir royal puis impérial. En langage actuel, on dira qu’Herminie Chavannes « like » Louis XIV et Napoléon, s’incline devant tout un passé historique et artistique dont elle sait mesurer le prix (l’ambivalence aussi), mais témoigne également de son dégoût envers les incapables, les vaniteux, les profiteurs de la Restauration. Son côté chrétien « bon chic bon genre » l’aveugle aussi, par moments, quand, nous décrivant un curé dont les affirmations naïves ne manquent pourtant pas d’humour, elle manifeste soudain son violent mépris, ou quand elle tient les danseurs et les comédiens – même si elle « jouit beaucoup » au théâtre et à l’opéra – pour de pauvres hères, critiquant « la nullité de vies pareilles ».
Turpitudes réelles ou fantasmées
Sous sa plume, on (re)découvre des palais ou encore le Louvre, ses cours aux harmonieuses proportions, ses généreuses richesses. Herminie se hâte devant tant de sculptures et de tableaux. Pour un peu on pense à Anna Karina, Samy Frey et Claude Brasseur visitant le Louvre en courant dans Bande à part, de Jean-Luc Godard. Sous la plume d’Herminie, on sent le « vertige », voire l’effroi devant une telle accumulation de réalisations humaines, d’éminentes traces témoignant de civilisations proches ou lointaines, parfois disparues. La jeune femme possède la précieuse (et rare) faculté d’admirer, qui exige à la fois culture et humilité.
Le roi dévot lave les pieds
En bonne protestante de son temps, elle craint les habiles manœuvres des catholiques jésuites – dont on rappelle qu’ils seront expulsés de Suisse en 1847 par un décret levé seulement en 1973. Elle n’aime rien tant que la nature, l’harmonie, le propre en ordre, mais elle donne de la grande ville protéiforme une description imagée, colorée, enchantée. Le désordre des mœurs choque particulièrement la bien-pensante,qui se récrie à l’évocation de turpitudes réelles ou fantasmées. Ses descriptions des rues marchandes, de la promenade mondaine, virevoltante et « inutile » de Longchamp ou encore de la cérémonie du Jeudi-Saint aux Tuileries, où le roi Charles X, confit en fausse dévotion, fait mine de laver les pieds de garçonnets figurant les apôtres, valent le détour, entre lucidité fulgurante et commérages empreints de physiognomonie. Toujours ambivalente, elle ne manque pas de préciser qu’il ne faut pas juger « en physionomiste » les personnages illustres qu’elle observe.
Écrire pour partager
Dans son introduction, le professeur Dave Lüthi apporte quantité d’informations et de précisions sur Herminie Chavannes, son entourage helvétique – son père notamment – les lieux historiques visités ainsi que l’élaboration du « Journal d’un voyage à Paris en 1827 », sous-titre de cet ouvrage intitulé C’est bien dans la Babylone moderne que je me rends seule. Il a transcrit, annoté et commenté ce manuscrit avec l’aide de Louis-Philippe L’Hoste, en soulignant les qualités d’écriture de ce texte élaboré dans l’intention d’être lu. Sa publication aujourd’hui vient élargir le public d’Herminie Chavannes au-delà du cercle de ses « lecteurs-amis » qu’elle n’hésite jamais à embarquer, même quand elle estime la description impossible par un trop-plein de réel.
C’est bien dans la Babylone moderne que je me rends seule, par Herminie Chavannes, Ethno-Doc, Éditions d’en bas, 2023.
Trois questions à Dave Lüthi
Comment ce manuscrit est-il parvenu jusqu’à vous ?
Par hasard, en fait. J’avais lu pour une autre étude le récit d’un voyage d’Herminie Chavannes réalisé à Berlin en 1833 (et publié en 1841). Aux Archives cantonales vaudoises, en faisant des recherches sur elle, je suis tombé sur ce manuscrit « parisien » oublié, petit carnet rouge dissimulé dans une enveloppe de papier non acide…
Quelles ont été vos premières impressions à la lecture de ce texte inconnu ?
D’une part, la vivacité de la langue et de l’esprit de l’autrice m’a plu ; elle donne un avis intéressant sur les choses qu’elle voit, elle décrit, raconte… c’est une bonne « tragédienne » du voyage, sans verser pour autant dans un pittoresque de pacotille. D’autre part, ce qu’elle décrit m’a intéressé : le patrimoine bâti, qui est mon terrain de recherche, est au centre de son récit. J’ai donc ressenti un double plaisir à la lire, ainsi qu’une immédiate curiosité.
Pourquoi ce titre emprunté à la deuxième ligne du texte d’Herminie, évoquant Paris comme une Babylone moderne ?
Herminie Chavannes le dit elle-même : c’est une provinciale (éclairée, ceci dit…) qui « monte » à Paris. Cette ville, comparée à Lausanne, est cosmopolite, certes, mais aussi entachée des vices du monde contemporain, du moins pour l’autrice. Une Babylone moderne donc, qui la confronte à ce statut de provinciale, mais peut-être aussi la conforte d’être bien à sa place, à Lausanne, avec son père, dans leur maison proche de la cathédrale.