Le 13 octobre à La Grange, huit artistes et scientifiques échangeront à propos des émotions collectives et de leur façon d’inclure les affects dans leur pratique. Une table ronde animée par la sociologue Laurence Kaufmann, en préambule à la pièce Extinction Piscine, présentée lors du festival Fictions futures, demains réels.
Anxiété, colère, désillusion… Entre un système dont les limites deviennent toujours plus criantes, une société en perte de sens et un avenir tout sauf radieux, notre époque est loin de l’euphorie générale. Comment mettre en mots ces ressentis ? Comment traduire le sensible en intelligible ? Et en quoi la mise en commun de nos affects peut-elle devenir politique ?
Ces questions seront abordées le 13 octobre à La Grange, lors d’une table ronde consacrée aux émotions collectives. Cet événement programmé dans le cadre du festival Fictions futures, demains réels fera office de préambule à la pièce Extinction Piscine présentée le même soir par le collectif anthropie (lire l’encadré plus bas).
« La littérature et le théâtre sont des terrains d’explicitation et de mise en scène des émotions qui, une fois identifiées et exprimées, deviennent des matériaux de travail et de potentielle transformation politique. C’est exactement ce que fait le collectif anthropie », commente Laurence Kaufmann, professeure à l’Institut des sciences sociales de l’UNIL, spécialiste des modes d’expression et de communication des affects.
Trois disciplines, huit points de vue
Pour en parler, huit intervenantes et intervenants seront présents : deux membres anonymes du collectif anthropie, ainsi que le metteur en scène Jonas Lambelet, la comédienne Arianna Camilli, l’écrivain Jérôme Meizoz (également professeur de littérature à la Faculté des lettres) ainsi que l’autrice et travailleuse humanitaire Tasha Rumley. Mais aussi deux sociologues : Yannick von Büren (Université de Neuchâtel) et Célia De Pietro (UNIL). Cette dernière coorganise l’événement avec Laurence Kaufmann et Nicolas Carrel, chargé de projets à La Grange.
Actifs dans le domaine du théâtre, de l’écriture littéraire ou de l’enquête ethnographique, ces hommes et ces femmes partageront leurs réflexions sur la manière dont les corps, les voix, les mots ou les images peuvent exprimer, travailler, enrichir ou trahir les ressentis. « L’expression des affects est un travail auquel tout être humain est confronté. C’est pourquoi nous souhaitions multiplier les points de vue », précise Laurence Kaufmann. Elle poursuit : « Les écrivains et les comédiens mettent en forme les émotions dans leurs personnages de fiction. Quant aux sociologues qui pratiquent l’ethnographie, ils décrivent ce qu’ils ressentent sur le terrain afin de mieux comprendre de l’intérieur le groupe qu’ils étudient. Ils s’en distancient dans une deuxième étape, celle du passage à l’écriture. »
La « voix sans boussole » d’une génération
Récit allégorique ou « manifeste incertain », Extinction Piscine dresse le portrait d’une génération en proie au « stress prétraumatique », parfois ironique et cynique, parfois anxieuse ou révoltée. D’abord œuvre littéraire –récemment publiée aux éditions Abrüpt – puis adapté en une série Instagram expérimentale, ce texte écrit par le collectif anthropie sera décliné à La Grange les 13 et 14 octobre en une performance scénique, dans une version entièrement revisitée. « L’émotion est pour nous une matière que nous tentons de sculpter, de travailler, de faire ressentir », commente un membre du collectif.
La pièce pourrait se résumer en un tableau : celui de deux jeunes bronzant au bord d’une grande piscine, un frappuccino à la main, un smartphone dans l’autre, attendant l’extinction du monde que leurs parents ont connu. « L’enjeu central est de parler de la crise écosociale actuelle, en la considérant non pas sous l’angle de la nature ou de la théorie, mais plutôt en s’attardant sur cette posture émotionnelle étrange qui est celle de la génération Z aujourd’hui. »
Cellule d’écriture « douce et désordonnée » active en Suisse romande, le collectif anthropie se compose d’une dizaine de membres anonymes, des « enfants du XXe siècle tardif, désormais perdu·es dans la postmodernité digitale ». Leurs textes sont d’abord publiés sur Internet, puis dans des livres, avant d’être dérivés dans des formats militants comme des stickers ou des affiches, ainsi que dans des productions artistiques et culturelles plus importantes, comme des spectacles ou des vidéos.
L’émotion, c’est le corps qui juge
Au fond, qu’est-ce que ressentir veut dire ? Et comment cela peut-il être vécu de façon collective ? « L’émotion est ce qui nous meut, ce qui nous mobilise », répond la sociologue, codirectrice de l’ouvrage Les émotions collectives. En quête d’un « objet » impossible, paru en 2020 aux éditions EHESS. « Longtemps vues comme inconditionnelles, elles sont en réalité imprégnées et travaillées par des appartenances sociales, car il s’agit de jugements de valeur. Des jugements non pas réfléchis, argumentés ou conscients, mais incorporés, préréflexifs, viscéraux, qui permettent d’évaluer leur objet comme désirable ou indésirable, tel le dégoût pour un aliment ou l’admiration pour un sportif. »
Gazeuse ou liquide
Lorsque les ressentis individuels s’alignent sur ceux d’autrui et entrent en résonance, ils donnent lieu à une émotion collective. À l’image du mouvement de ola qui survient parfois dans les stades. « Durant quelques instants, chacun vit la même chose au même moment, de façon très intense. Mais il existe aussi d’autres types d’affects partagés. Moins visibles, moins immédiats, plus « gazeux ». Ils se diffusent à bas bruit, pénètrent dans les esprits individuels, puis se liquéfient et se solidifient, générant de vrais changements de mentalité. »
À l’image de l’écoanxiété. « Très gazeuse, elle donne peu de prise pour la saisir. Une fois mise en mots, elle se cristallise. On peut alors la mettre en commun, la transformer en quelque chose de nouveau, par exemple un acte de revendication. C’est ce que permettaient les grèves du climat en 2019, qui ont été court-circuitées par la pandémie. »
Un « joyeux » cocktail
Telle l’hôtesse de l’air qui affiche une grande sérénité même lorsqu’elle panique, il arrive que nos émotions, censées obéir à des règles sociales (être joyeux à un cocktail, triste à un enterrement), ne soient pas ajustées à la situation. Un écart se forme alors entre ce que nous montrons et ce que nous vivons dans notre for intérieur. Parfois, les sentiments se mélangent au point où nous ne reconnaissons plus ce qui nous appartient. « Les cabinets de psychothérapie sont remplis de sujets qui souffrent d’avoir dû éprouver ce que, au fond, ils ne ressentaient pas. D’avoir cru qu’ils avaient honte alors qu’ils étaient en colère. »
Pour notre interlocutrice, il y a dans ce phénomène un enjeu micropolitique fondamental. « Une structure sociale ou une simple interaction qui parvient à imposer à des personnes non seulement les émotions qu’elles affichent en public, mais aussi ce qu’elles ressentent à l’intérieur marque un pouvoir quasi total : celui de pénétrer jusqu’au plus intime. C’est le comble de l’aliénation. »
Un lieu de résistance
Réussir à comprendre ses propres émotions, à les partager et les revendiquer est donc une prise de liberté, un lieu de résistance. À l’image d’Extinction rebellion, qui fait de ces écarts émotionnels le moteur de son action. « Comme le montre Célia De Pietro, ce mouvement écologiste tente aujourd’hui de passer de l’éco-anxiété à l’éco-rage, bien plus mobilisatrice. Ils disent : « Avec l’anxiété, on se soigne à coup de psychotropes. Mais nous, nous nous engageons. Car nous avons la rage. Et vous ne parviendrez pas à nous rendre anxieux. »