Une exposition virtuelle cartographie les échos énigmatiques entre l’œuvre de Blaise Cendrars, romancier bourlingueur, et celle d’Adolf Wölfli, auteur d’art brut. Un projet novateur, réalisé par deux chercheuses de l’UNIL.
Écrivain francophone majeur du XXe siècle né à La Chaux-de-Fonds, Frédéric Sauser (connu sous le pseudonyme de Blaise Cendrars) a-t-il un jour rencontré Adolf Wölfli, cet « artiste fou », figure de l’art brut ? Voilà des années que cette question agite la critique littéraire. En cause : un roman de Cendrars, Moravagine (1926), dont le héros, un dangereux psychopathe évadé d’une clinique bernoise, vit des aventures rocambolesques, côtoyant tour à tour des groupes terroristes russes et des Indiens d’Amérique.
« Entre ce personnage fictif et Adolf Wölfli, interné pour de vrai de 1895 à 1930 à l’hôpital psychiatrique de la Waldau, près de Berne, les ressemblances sont frappantes », commente Natacha Isoz, doctorante à la Faculté des lettres et co-commissaire de l’exposition virtuelle « Blaise Cendrars et Adolf Wölfli – De folles rencontres ».
Depuis le mois de mars, cette plateforme numérique accessible en ligne permet d’explorer les liens multiples entre ces deux auteurs d’origine helvétique. Structuré en cinq « salles » et douze thématiques, le parcours se crée en fonction des envies. L’occasion pour l’internaute de se plonger dans les œuvres respectives de ces deux artistes hors du commun, en naviguant à travers textes explicatifs, extraits littéraires, créations picturales ou photographies, issues majoritairement de la Collection de l’Art Brut, de la Fondation Adolf Wölfli et des Archives littéraires suisses.
Lancé à l’initiative du Centre d’études Blaise Cendrars, que dirige la professeure Christine Le Quellec Cottier (section de français, UNIL), le projet a été réalisé en collaboration avec Int, un studio de design lausannois. « Nous avons également travaillé avec un performeur sonore, Gaël Bandelier, ainsi qu’un comédien, Sébastien Gautier, qui ont interprété certains extraits pour une expérience plus immersive », note Jehanne Denogent, docteure en lettres récemment diplômée de l’Université de Lausanne, qui a codirigé l’exposition avec Natacha Isoz.
Énigme insoluble
Autour de 1907, Frédéric Sauser, alors étudiant en médecine à l’Université de Berne, était fragile psychologiquement, comme l’atteste la correspondance qu’il tient avec son frère. Aurait-il été lui aussi interné dans l’asile où séjournait Adolf Wölfli ? Y serait-il allé en tant qu’étudiant ? « Nous n’avons pas de trace qui confirme ces hypothèses. Mais il se peut que son intérêt pour la folie soit lié à cette période », suppose Jehanne Denogent, qui a consacré sa thèse à l’œuvre de Cendrars.
Parties à l’origine en quête d’indices biographiques inédits, les deux investigatrices se heurtent à l’impossibilité d’accéder aux archives de l’hôpital psychiatrique de la Waldau, qui sont confidentielles. Elle choisissent alors de se concentrer sur la mise en lumière de points de rencontre entre les œuvres. Une démarche « plus intéressante » à leurs yeux, puisqu’elle permet de « voir émerger des thèmes communs », révélateurs d’une époque. La docteure en lettres précise :
« Fidèle à la ligne défendue par le Centre d’études Blaise Cendrars, cette exposition dévoile les liens entre cet écrivain et son temps, en mettant ses créations en relation avec celles de ses contemporains, tels qu’Adolf Wölfli. »
L’esprit d’une époque
Parmi les thèmes retenus: la folie, les sonorités ou encore le voyage. « Alors que Wölfli est cantonné dans son hôpital, Cendrars, lui, est en contact avec l’avant-garde artistique du moment. Il se rend en Russie et aux États-Unis. Tous deux sont néanmoins imprégnés par le même imaginaire, celui du début du XXe siècle, période coloniale marquée par un idéal de conquête et d’ailleurs », poursuit Jehanne Denogent. « Ils s’inspirent de textes, de revues illustrées à partir desquelles ils imaginent des périples fictifs, qui les emmènent parfois jusque sur Mars. »
Autre point de rencontre majeur, la violence misogyne. Cette thématique se retrouve dans les œuvres de ces deux auteurs, dont l’un, Wölfli, est interné en raison de tentatives de viol sur des fillettes. Une misogynie qui s’exprime dans le titre même du roman Moravagine. « Au vu du contenu du livre écrit par Cendrars (qui met en scène un tueur de femmes), ce nom évoque sans doute l’expression « mort aux vagins » », analyse la spécialiste.
« Dépourvues d’intelligence »
En contextualisant ces écrits, les co-commissaires souhaitent mettre en cause moins deux individus qu’une époque, durant laquelle des théories extrêmement violentes sont diffusées. À l’image de L’Essai sur les femmes (1851) de Schopenhauer, qui définit les individus de sexe féminin comme dépourvus d’intelligence et « uniquement voués à la propagation de l’espèce ». Ou à l’instar du livre Sexe et Caractère (1903) d’Otto Weininger, qui présente la femme comme « alogique », « amorale » et « esclave de sa sexualité », constituant une « menace pour la société ».
Rendre compte de la mentalité de cette période « permet de garder une trace, ne serait-ce que pour mesurer la distance qui nous en sépare aujourd’hui », commente Jehanne Denogent. « On peut regretter que Wölfli et Cendrars n’aient pas été en avance sur leur époque. Mais on ne peut pas leur reprocher d’avoir été de leur temps », nuance-t-elle. Et Natacha Isoz de conclure: « Aborder ce contexte nous paraît aussi essentiel pour prendre conscience des inégalités toujours présentes. »
L’art à l’état brut ?
Inscrire Adolf Wölfli dans un contexte historique est aussi une façon de « décloisonner » ses créations. Comme l’explique Natacha Isoz, qui constate aujourd’hui une volonté grandissante de faire dialoguer les œuvres d’art brut, préservées dans des collections à part, avec celles qui se trouvent dans les musées d’art contemporain :
« La notion d’art brut, telle qu’inventée par Jean Dubuffet, décrit ces auteurs par leur éloignement des normes sociétales et artistiques. Une distance qui permettrait chez eux l’émergence d’un acte créatif à l’état pur et constituerait leur « génie » », détaille-t-elle. « Cependant, les frontières sont poreuses. À travers cette exposition, nous montrons qu’Adolf Wölfli, bien qu’interné, participait tout de même de son époque », souligne la doctorante, autrice d’un livre intitulé L’art brut et son envers. Histoire de la collection Neuve Invention, issu de son mémoire de master.