Fruit d’une collaboration inédite, l’exposition LIVES. Art Brut et parcours de vie, visible à Lausanne jusqu’au 27 novembre, présente les œuvres de sept artistes autodidactes à la lumière de leurs trajectoires et vulnérabilités.
Il n’est jamais trop tard pour commencer à créer. En témoigne l’histoire d’Anna Kahmann (1905-1995), veuve de guerre, couturière et autrice d’art brut, qui s’est consacrée au dessin à l’âge de 87 ans, à la suite d’une paralysie du côté gauche. Ses œuvres figuratives en pointillés, très délicates, déclinant inlassablement le motif d’un coq, figurent parmi les nombreuses productions présentées dans le cadre de LIVES. Art Brut et parcours de vie. Une exposition visible depuis le 10 juin et jusqu’au 27 novembre 2022 à la Collection de l’Art Brut de Lausanne.
Issue d’une rencontre inédite entre cette institution et le Centre suisse de compétence en recherche sur les parcours de vie et les vulnérabilités (Centre LIVES) qui est hébergé à l’UNIL, cette exposition est proposée à l’occasion de la clôture du Pôle de recherche national LIVES (lire l’encadré plus bas). Elle présente sept auteurs et autrices des collections du musée lausannois, selon un angle d’approche encore jamais exploré par cette institution culturelle dirigée par Sarah Lombardi : le contexte de vie et les aspects sociologiques du concept d’art brut. Cette dernière commente :
« L’attention au contexte de vie prend tout son sens dans le champ de l’art brut, notion inventée en 1945 par Jean Dubuffet, puisqu’elle repose à la fois sur des qualités esthétiques et des caractéristiques sociologiques, comme la marginalité, l’isolement ou le fait d’être autodidacte. »
Bouée de secours
Au fil de la visite, le public découvre les représentations végétales aux couleurs vives et fantaisistes de Benjamin Bonjour (1917-2000), vendeur au porte-à-porte dans la région de Bex, atteint d’un retard mental à la suite d’une méningite, qui s’est mis à créer à l’approche de sa retraite avec du matériel de coloriage offert par son neveu. Mais aussi les compositions très travaillées, dotées d’une forte vitalité et peuplées de motifs floraux abstraits, réalisées par Madeleine Lanz (1936-2014), patiente souffrant de schizophrénie, au sein de l’EMS qui l’accueille à la fin de sa vie. Sarah Lombardi poursuit :
« Dans ces parcours de vie très souvent chamboulés que sont ceux des auteurs et autrices d’art brut, la création se présente comme une échappatoire, une bouée de secours, un moyen de continuer. »
Selfies avant l’heure
Plus loin, une « machine à vaches » de Hans Krüsi (1920-1995), vendeur de fleurs dans les rues de Saint-Gall, attire notre œil. Cette installation en trois dimensions permet de faire défiler grâce à deux rouleaux des poyas peintes sur des bandes de papier. Les motifs de bovins, également peints sur des briques de lait et toutes sortes de matériaux de récupération, sont, comme les paysages alpestres, inspirés de son enfance passée dans une ferme d’Appenzell. Certaines compositions contiennent parfois une photographie de lui-même.
« Cet auteur a été abandonné deux fois durant son enfance, d’abord par ses parents biologiques, puis par le couple qui l’avait adopté. On perçoit chez lui la volonté de capter, documenter ce qui l’entoure par des photographies et des collectes de sons, mais aussi celle d’apparaître au sein des environnements visuels et sonores qu’il conçoit. Son œuvre comporte une forte dimension existentielle », note Pauline Mack, commissaire de l’exposition.
Exprimer l’universel
Impossible de manquer, tant elles frappent par leur étrangeté, les sculptures de bois grandeur nature d’Eugenio Santoro (1920-2006), Italien immigré dans le Jura bernois, qui parlait à ses statues tant il les chérissait. Ou les mystérieuses foules semblant s’autoengendrer, peintes par Gaston Teuscher (1903-1986), enseignant passionné de mathématiques qui a commencé à dessiner sur un emballage de cigarettes alors qu’il prenait le train. Dario Spini, professeur ordinaire à l’Institut des sciences sociales de l’UNIL et codirecteur du Centre LIVES, ajoute :
« L’art est une ressource extraordinaire qui, pour la plupart de ces personnes, ne se limite pas aux œuvres en elles-mêmes. C’est aussi un imaginaire permettant de se projeter et s’identifier. Dans ce monde sécurisé, ils et elles peuvent exprimer quelque chose d’universel : un ressenti, susceptible de toucher d’autres personnes. »
Pour finir, une élégante scénographie permet d’admirer les étonnantes lettres manuscrites d’Eugénie Nogarède (1882-1951), patiente internée à l’Hôpital psychiatrique de Cery. Des écrits aux dimensions spectaculaires (jusqu’à trois mètres de long) adressés à son médecin, au pape ou encore à un curé de Nyon. Doté de plus de 365 missives, son œuvre épistolaire est essentiellement destiné à demander sa libération. Cette autrice livre aussi des bribes de souvenirs et des réflexions sur sa situation de personne internée, dans ses écrits à la charge émotionnelle et poétique manifeste.
Créations tardives
Le point commun entre les sept artistes présentés ? Toutes et tous ont commencé à créer de manière tardive, à partir de ce qu’on nomme le « mitan de la vie », dès 45 à 60 ans. « Ce critère nous a permis d’aborder l’entrée dans la création autodidacte, en s’interrogeant sur les événements ou les situations qui ont pu la susciter, la révéler ou l’intensifier », précise Pauline Mack. Un thème général choisi de concert avec le Centre LIVES.
« Les histoires de vie des artistes que nous avons sélectionnés sont toutes différentes, pourtant nous y trouvons des similitudes, comme des traumatismes vécus relativement tôt, un deuil, la perte d’un parent, une maladie, la guerre », commente Catia Luperto, responsable communication du Centre LIVES.
Richement illustré, l’ouvrage accompagnant l’exposition réunit les contributions de cinq chercheuses et chercheurs affiliés au Centre LIVES et issus de diverses spécialités telles que l’histoire de l’art, la sociologie et la psychologie socioculturelle. Il permet de saisir les subtilités des parcours et la complexité des liens avec la création de ces personnes aux parcours de vie atypiques, mais profondément humaines.
Douze années de recherche et de contributions sociales
Fondé en 2011, le Centre suisse de compétence en recherche sur les parcours de vie et les vulnérabilités (Centre LIVES) vise à étudier et comparer les trajectoires individuelles à la lumière des aléas qui les jalonnent. Il fait appel à une coopération étroite de chercheuses et chercheurs en psychologie, sociologie, psychologie sociale, socioéconomie et démographie, rattachés notamment aux universités de Lausanne, Genève, Fribourg, Berne et Zurich, ainsi qu’à la Haute École spécialisée de Suisse occidentale.
Hébergé à l’UNIL, le Centre LIVES abrite lui-même le Pôle de recherche national LIVES « Surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie », qui touche à sa fin cette année après 12 ans de recherche. Les activités et projets scientifiques se poursuivent avec le Centre LIVES. L’exposition visible en ce moment à la Collection de l’Art Brut permet de célébrer cette étape clé.
Pour Dario Spini, professeur à l’UNIL et codirecteur du Centre LIVES, « cette collaboration avec la Collection de l’Art Brut représente une occasion unique de transmettre au grand public certains outils ou axes de recherche développés dans le cadre de ce vaste projet ».
Riche programme
Ateliers pour enfants ou encore visites commentées… de nombreux événements en lien avec cette exposition sont prévus jusqu’en novembre. Une conférence publique gratuite, proposée par les professeurs Dario Spini (UNIL) et Michel Oris (Unige), est notamment prévue le dimanche 2 octobre 2022, à 14h. Plus d’infos sur www.artbrut.ch.