FRANÇAIS

La mer avant les poissons

Il y a plus de 500 millions d’années, pendant la période géologique du Cambrien, une rapide poussée évolutive appelée l’Explosion cambrienne a donné naissance aux premiers animaux connus dans les océans. Ces derniers sont deux fois plus anciens que les premiers dinosaures connus et 50 millions d’années plus anciens que les premiers poissons osseux! Bien que les poissons osseux modernes (ostéichthyens) soient aujourd’hui nombreux et diversifiés dans les océans, ils n’ont donc pas été parmi les premiers animaux à apparaître. Avant eux, les océans étaient ainsi uniquement habités par des animaux invertébrés dont certains possédaient des coquilles ou des carapaces au lieu d’os, comme les huîtres ou les crabes tandis que d’autres comme les vers étaient dépourvus de toute partie dure. Les premiers animaux cambriens, d’apparence souvent étrange et difficiles à interpréter, sont en réalité les ancêtres de nombreux groupes d’animaux modernes encore vivants aujourd’hui.

À la suite de l’Explosion cambrienne, une seconde grande poussée évolutive a eu lieu durant la période géologique de l’Ordovicien, il y a 480 millions d’années, qualifiée de Grande Biodiversification ordovicienne. C’est à cette période que les animaux qui peuplent les océans ont pris des formes qui nous sont aujourd’hui familières, tandis que les créatures aux caractéristiques surprenantes commençaient à s’éteindre.

Les fossiles présentés proviennent d’une époque située entre ces deux poussées évolutives et témoignent d’une transition écologique fascinante. Ils ont été sélectionnés dans une collection de plus de 3000 spécimens et ont été acquis par le Musée cantonal de géologie et l’Université de Lausanne en 2017, où ils font depuis l’objet d’importantes recherches scientifiques. Nous vous invitons à explorer ces magnifiques fossiles et remarquables découvertes qui offrent un aperçu fascinant de la vie dans les océans, il y a près d’un demi-milliard d’années.

Illustration :  Évolution de la diversité au cours des temps géologiques.

Les fossiles des Fezouata

Les spécimens exposés proviennent des collines planes du désert qui se trouvent au pied d’une série d’escarpements dans la région de l’Anti-Atlas au Maroc. Situé à environ 300 kilomètres au sud-est de Marrakech, ce lieu offre un paysage saisissant de roches stratifiées. Ces roches appartiennent à la Formation des argiles des Fezouata et se sont formées durant le début de l’Ordovicien, il y a 480 millions d’années. Elles sont composées de fines particules de boue qui se sont déposées dans un océan à une profondeur d’environ 100 mètres, au large d’un ancien continent situé près du pôle Sud.

Piégés dans ces boues, ces fossiles aux teintes jaunes, oranges et rouges éclatantes, bénéficient d’une préservation particulièrement exceptionnelle. De nombreux organismes ont ainsi été retrouvés complets, non désarticulés. Certains contiennent encore des parties molles de leurs corps qui sont habituellement décomposées trop rapidement pour être fossilisées. Les restes coquillés extraits des roches de cette région sont connus depuis les années 1950. Ce n’est que 50 ans plus tard, dès le début des années 2000 que les spécimens remarquablement bien conservés des Fezouata ont été découverts par Mohamed ‘Ou Said’ Ben Moula, chasseur de fossiles, vivant à Taichoute, près d’Alnif. La sélection présentée dans cette exposition a été mis au jour par Ben Moula et ses fils dans les années qui ont suivi la découverte de l’importante localité des Fezouata.

Illustrations : (En haut à gauche) Reconstitution paléogéographique avec la disposition des plaques tectoniques pendant l’Ordovicien, il y a 480 millions d’années. (En haut à droite) Mohammed ‘Ou Said’ Ben Moula à côté du panneau sur le terrain, annonçant Fezouata comme l’un des 100 premiers sites du patrimoine géologique mondial. (En bas) Un des sites de fouille de la région ds Fezouata.

Un trésor de fossiles aux couleurs flamboyantes

Au début de l’Ordovicien, les continents étaient rassemblés dans l’hémisphère Sud, et le fond marin des Fezouata se trouvait près du Pôle Sud. Néanmoins la température de l’eau des océans n’y était pas glaciale comme aujourd’hui, mais plus clémente, dans un contexte mondial bien plus chaud pendant lequel l’eau des océans a pu atteindre jusqu’à 40°C en zone tropicale. Le fond marin des Fezouata se trouvait à une profondeur de 50 à 150 mètres, et était périodiquement recouvert par des apports de sables fins soulevés par des tempêtes dans les eaux côtières moins profondes.

Chaque couche fossilifère constitue donc un aperçu des animaux qui vivaient ou venaient récemment de mourir à cet endroit sur le fond marin. Lors de l’enfouissement des carcasses, leurs corps se sont aplatis, et leurs coquilles, carapaces et certains de leurs organes internes ont été remplacés par des minéraux riches en fer au cours du processus de formation des roches.

Des centaines de millions d’années plus tard, la formation de l’Atlas et l’érosion ont rapproché les fossiles de la surface et la circulation des eaux de pluie a provoqué l’oxydation des minéraux riches en fer, donnant aux fossiles leurs vives teintes rouge, orange et jaune.

Illustration : Les fossiles aux couleurs vives des Fezouata .

Un étrange arthropode qui a tant à nous raconter

L’un des fossiles les plus remarquables des Fezouata est cet arthropode marrellidé, qui est un lointain parent des trilobites et des crustacés. Sa caractéristique la plus distinctive réside dans sa grande carapace ornée de trois longues paires d’épines. Quelle pouvait bien être leur fonction ? Offraient-elles une protection contre les prédateurs, ou servaient-elles à stabiliser ses déplacements sur le sédiment mou ? Ce qui est certain, c’est que les fossiles de cette carapace nous fournissent des informations sur la mue, un processus essentiel de renouvellement du squelette externe chez les arthropodes afin de grandir.

Plusieurs fossiles des Fezouata présentent en effet des lignes de déchirure marquant les endroits où la carapace de ce marrellidé pouvait s’ouvrir, séparant les deux premières paires d’épines de la troisième paire postérieure. Des individus de tailles très différentes allant de seulement quelques millimètres pour les plus petits à environ 8 cm pour les plus grands, ont également été découverts, offrant ainsi un aperçu de la croissance de cet animal.

Pour étudier le plus petit individu, l’équipe de l’UNIL a d’ailleurs eu recourt à l’imagerie 3D de rayons X, similaire à un scanner médical, afin de révéler les minuscules détails de ses pattes et épines qui étaient encore enfouies dans la roche. 

Illustration : Reconstitution d’un marrellidé ordovicien du Canada, très similaire au marrelidé des Fezouta. Artiste : Christian McCall, d’après Moysiuk et al. 2022.

Les rampants des fonds marins

Groupe animal le plus abondant et diversifié actuellement, comprenant les insectes, les araignées, les mille-pattes, ou encore les crabes, les arthropodes ont toujours été des composants importants des écosystèmes par le passé. Il en était de même aux Fezouata, où de nombreux arthropodes se déplaçaient en marchant ou rampant sur le fond marin.

Les trilobites y étaient particulièrement abondants et diversifiés, présentant différents stades de vie, allant des juvéniles aux adultes, ainsi qu’une grande variété d’écologies. Certains ont même été fossilisés avec leurs antennes et leurs pattes, en plus de leur squelette externe épais, particulièrement résistant à la décomposition.

Le plus ancien représentant des limules a par ailleurs été mis au jour dans les Fezouata où des fossiles de cet animal sont parfois trouvés par dizaine sur un même bloc de roche. Les jeunes spécimens sont quant à eux généralement trouvés dans des couches rocheuses qui ont été formées à une plus faible profondeur d’eau que celles qui renferment les adultes. Cela suggère que, tout comme les limules actuels, ces individus migraient vers des eaux plus profondes à mesure qu’ils grandissaient, révélant ainsi la persistance de ce comportement sur 480 millions d’années !

Illustration : Reconstitution de plusieurs trilobites des Fezouata, présentant une variété de tailles, stades de vie et écologies. Artiste : Jiří Svoboda, d’après Laibl et al. 2023.

Les « géants » de l’Ordovicien

Des arthropodes étranges, appelés radiodontes, étaient les plus grands animaux nageurs dans les océans avant l’apparition des poissons, des baleines et des requins. Dans les Fezouata, ils occupaient un rôle écologique similaire à celui des baleines et des requins-baleines actuels, en tant que géants planctophages, c’est-à-dire des filtreurs d’animaux et de végétaux microscopiques qu’on appelle le placton.

Le corps large et arrondi de ces radiodontes était doté d’une série de palettes natatoires latérales qui leur permettaient de nager à la façon d’une raie manta. Leur tête était recouverte d’une carapace et portait deux appendices frontaux arborant des structures très fines qui permettaient de piéger de petites proies planctoniques, de la même manière que les fanons des baleines.

Ces animaux pouvaient atteindre une taille estimée à deux mètres de longueur. Ils sont fossilisés par centaines dans les Fezouata. Ces « géants » sont le résultat de l’évolution des superprédateurs du Cambrien, qui possédaient deux grands yeux composés, des appendices frontaux adaptés à la saisie et au découpage de grosses proies avec une mâchoire circulaire. Quelques unes de ces structures ont été retrouvées fossilisées dans les Fezouata. Elles démontrent ainsi que certains de ces radiodontes prédateurs demeuraient encore tapis dans l’ombre pendant l’Ordovicien.

Illustration : Reconstitution d’un radiotonte géant de l’Ordovicien. Artiste : Jonathan Pople

De l’important d’être grand

Le radiodonte géant Aegirocassis, plus grand animal de l’écosystème des Fezouata, révèle à travers ses fossiles des interactions écologiques importantes de manière innattendue. Les grandes carapaces recouvrant leur tête sont parfois trouvées parées de petites coquilles rondes de brachiopodes, et une étude menée à l’Université de Lausanne a suggéré que ces coquilles étaient attachées au radiodonte de son vivant. Ces brachiopodes, normalement sédentaires, se nourrissaient comme Aegirocassis en filtrant le plancton, et s’y accrochaient afin d’avoir toujours accès aux sources de plancton les plus riches.

Après leur mort, les carcasses d’Aegirocassis constituaient une importante source de nourriture pour les charognards vivant sur le fond marin, à l’instar de celles des baleines dans les océans modernes. Leurs carapaces sont ainsi parfois recouvertes de traces, de traînées et de terriers d’animaux en ayant probablement ingéré la composante organique.

Comme on peut le voir ici, de nombreuses grandes carapaces d’Aegirocassis sont parfois retrouvées ensemble, couvrant une vaste surface. La manière exacte dont ces accumulations de grandes carapaces se sont formées reste un mystère pour les paléontologues.

Illustration : Reconstitution du fond marin des Fezouata, la carcasse d’Aegirocassis fournissant une importante source de nourriture à de nombreux animaux de l’écosystème. Artiste : Madmeg, d’après Lefebvre et al. 2016.

Un des premiers ancêtres des scorpions, des araignées et des limules

Les scorpions, les araignées et les limules modernes appartiennent à un groupe d’arthropodes connu sous le nom de chélicérates, qui sont équipés de pinces utilisées pour mordre, saisir des proies ou injecter du venin — les chélicères.

L’origine de ce groupe a longtemps dérouté les paléontologues car il était impossible d’identifier avec certitude, parmi les arthropodes primitifs, des animaux possédant suffisamment de caractéristiques communes avec les espèces modernes pour être considérées comme des ancêtres. Des recherches menées à l’Université de Lausanne ont pu identifier un animal des Fezouata qui, pour la première fois, permet de retracer toute la lignée des chélicérates, et ce depuis l’apparition des premiers arthropodes jusqu’aux araignées, scorpions et limules modernes. Représenté par des centaines de fossiles, cet animal nommé Setapedites abundantis et mesurant entre 5 et 10 millimètres nécessite l’utilisation d’un microscope pour être étudié.

Comme les scientifiques, utilisez le microscope pour observer son anatomie magnifiquement préservée, avec notamment des restes de pattes au niveau de la tête !

Illustration : Reconstitution de Setapedites abundantis, et photographies de deux spécimens. Reconstitution : Elissa Sorojsrisom ; photographies : Lorenzo Lustri (UNIL)

La diversité des fossiles des Fezouata

Ces dernières années, les fossiles d’arthropodes des Fezouata ont été le principal objet de recherche du laboratoire de la Professeure Allison Daley à l’Université de Lausanne. Leurs histoires sont présentées dans les quatre grandes vitrines de l’exposition. Ces dix petites vitrines mettent en valeur les autres animaux, tout aussi remarquables, mis au jour dans les argiles des Fezouata.

Certains des fossiles présentés sont de lointains parents de certains fruits de mer prisés, comme les gastropodes ou les céphalopodes orthocones, apparentés respectivement aux bulots et aux calamars. Les échinodermes sont également abondants et très diversifiés, avec notamment des proches parents des étoiles de mer et des lys de mer.

Parmi les autres animaux découverts dans les Fezouata, figure une variété d’éponges, de vers, un étrange fossile en forme de pyramide, ainsi que des organismes filamenteux ou arborescents. Ces derniers sont des colonies flottantes de minuscules animaux, nommés graptolites, qui permettent de déterminer précisément l’âge des roches des Fezouata. Une espèce particulièrement importante est Sagenograptus murrayi qui est typique de l’âge géologique Trémadocien, correspondant au tout début de l’Ordovicien il y a 480 millions d’années.

Illustration : Reconstitution de la faune des Fezouata. Artiste : Christian McCall.