Narrations à la deuxième et à la cinquième personnes

Par Daniel Seixas Oliveira

Dans le récit littéraire, la désignation, dans la durée, d’un protagoniste par un pronom de deuxième personne est un phénomène relativement récent: il faut attendre la dernière décennie du XXe siècle pour que ce mode narratif se développe véritablement. La narration à la deuxième personne n’est toutefois pas une invention des écrivains du siècle passé: la forme semble être disponible dès le XIXe siècle, hors de France à tout le moins (voir par exemple la nouvelle de Hawthorne, « The Haunted Mind », publiée en 1835). En France, c’est avec la parution de La Modification de Michel Butor (1957) que la narration à la deuxième personne – ou plutôt, dans le cas du roman de Butor, « à la cinquième personne » – fait une entrée remarquée sur la scène littéraire. Le protagoniste du roman est, de bout en bout du récit, désigné par un « vous », dit « de politesse » – il semble que, dans les récits menés à la cinquième personne, le pronom désigne toujours un protagoniste vouvoyé: ne sera donc pas abordé ici le cas, vraisemblablement encore virtuel, des récits qui désignent, par le truchement du « vous », un sujet collectif jouant le rôle de protagoniste. La narration singulière du roman de Butor ne manque pas d’être commentée par les critiques de l’époque; Barthes écrit ainsi:

La Modification n’est pas seulement un roman symbolique, c’est aussi un roman de la créature, au sens pleinement agi du terme. Je ne crois nullement, pour ma part, que le vouvoiement employé par Butor dans La Modification soit un artifice de forme, une variation astucieuse sur la troisième personne du roman, dont on doive créditer « l’avant-garde »; ce vouvoiement me parait littéral: il est celui du créateur à la créature, nommée, constituée, créée dans tous ses actes par un juge et générateur. (Barthes 1958: 7)

Quelques années plus tard, Delbouille (1963: 87) formule la même hypothèse, mais pour mieux l’invalider:

La question reste alors de savoir par qui ce « vous » est prononcé. Il pourrait s’agir, peut-être, d’un romancier qui aurait pris, vis-à-vis de son héros, l’attitude d’un juge d’instruction, mais ici encore il faut imaginer une continuelle intrusion de l’auteur dans l’univers qu’il crée. Ne s’agit-il pas, plus vraisemblablement, du héros lui-même, qui soliloque en quelque sorte, mais dans un monologue très différent du « monologue intérieur »? (Delbouille 1963: 87)

L’hypothèse monologale, qui considère la narration en « vous » comme un cas d’auto-adresse, est séduisante – elle renvoie à une réalité de l’expérience humaine: on se parle parfois à soi-même –, mais convient pourtant fort peu au récit butorien: si le protagoniste soliloquait, « il se dirait tu » (Estang 1958: 56).

 Si les narrations à la deuxième et à la cinquième personnes ne se laissent pas aisément appréhender, c’est qu’elles sont bien peu naturelles. En effet, peu de récits désignent, à l’oral, leur protagoniste par un pronom « tu » ou « vous ». Le recours spontané à la narration à la deuxième personne concerne de fait peu de genres de discours oraux: on pourrait mentionner l’éloge funèbre, l’interrogatoire de police – où celui qui prend en charge l’interrogatoire peut décider de raconter, à la deuxième personne, les événements qui ont conduit le suspect à être arrêté – ou encore ces micro-récits que l’on produit lorsqu’on cherche à placer notre interlocuteur dans une situation imaginaire en recourant à un « tu » à valeur générique. Le récit littéraire à la deuxième personne est de surcroît bien différent de son équivalent spontanément produit: tandis que, dans les quelques genres de discours oraux évoqués, le « tu » réfère presque toujours à l’allocutaire de celui qui produit le récit, dans les récits littéraires, la deuxième personne désigne généralement non pas le récepteur effectif du discours narratif – le lecteur – mais un protagoniste de la diégèse. De plus, alors que le recours à la narration en « tu » ou « vous » se justifie, dans le monde réel, par son contexte d’utilisation, l’emploi d’une telle forme, dans un roman par exemple, n’est que rarement explicitement motivé, tant et si bien que les lecteurs d’un récit à la deuxième personne peuvent se demander non seulement pourquoi le texte qu’ils reçoivent et qui leur est apparemment adressé est manifestement destiné à un autre, mais, comme l’avance Bonheim (1983: 76), il s’interrogeront sans doute encore sur les raisons qui ont poussé le narrateur à raconter à quelqu’un sa propre histoire.

À l’exception de quelques articles notables – comme ceux de Morrissette (1965), qui, le premier, a essayé d’établir une généalogie de la narration à la deuxième personne tout en soumettant quelques cas à l’analyse, de Hopkins & Perkins (1981) ou de Boheim (1983) –, il aura fallu attendre que la littérature offre suffisamment d’exemples de récits à la deuxième personne pour que la recherche s’attèle à une description rigoureuse de la forme. Dans les années 1990, Monika Fludernik est sans conteste celle qui a le plus œuvré à poser les bases théoriques d’une analyse systématique de la narration à la deuxième personne, en proposant une définition précise du phénomène, en recensant et en classant différents types de textes concernés, et en soulignant la nécessité de repenser les modèles narratologiques traditionnels, considérés comme peu à même d’intégrer le récit à la deuxième personne (voir notamment Fludernik 1993a, 1993b, 1994a, 1994b, 1996). En accord sur ce point avec Richardson (1991), Fludernik met notamment en avant l’idée que le protagoniste désigné par un pronom de deuxième personne peut, dans certaines configurations narratives, ne pas être celui à qui la narration est adressée; autrement dit, dans certains récits à la deuxième personne, le protagoniste ne serait pas le narrataire. Dans de tels cas, Henri Skov Nielsen avance l’idée que le pronom de deuxième personne a un fonctionnement proprement fictionnel:

[…] ce qui surprend dans la plupart des fictions à la deuxième personne […], c’est le fait que, bien que le protagoniste y soit désigné par un « tu », rien ne suggère qu’il ou elle se sente interpellé. Il n’entend pas de voix, n’a pas l’impression qu’on lui parle […]. Ainsi, si, en linguistique naturelle, le pronom de la première personne désigne « celui qui parle », celui de troisième personne « celui dont on parle » et celui de deuxième personne « celui à qui l’on parle », il semble que dans de nombreux récits fictionnels à la deuxième personne, le pronom perde cette fonctionnalité. (Nielsen 2011: 66; dans cette citation comme dans les suivantes, la traduction est nôtre)

Mais, si celui dont on raconte l’histoire n’est pas celui à qui l’on raconte l’histoire, pourquoi n’est-il pas désigné par un pronom de troisième personne? L’intérêt de la deuxième personne, par rapport à la troisième, résiderait dans le jeu qu’elle permet d’instaurer avec le lecteur, un jeu notamment lié à la plasticité référentielle du pronom:

Parmi les caractéristiques [de la deuxième personne], on peut citer l’ambiguïté relative à l’identité et au statut du « tu »: il s’agit, dès le départ, d’un pronom épistémologiquement plus douteux que le traditionnel « je » ou « elle », que nous n’avons normalement aucun mal à traiter lorsque nous découvrons un texte de fiction pour la première fois. (Richardson 2006: 20)

[L’usage de la deuxième personne] peut impliquer un engagement accru du lecteur vis-à-vis du personnage […]: il se peut qu’on s’oppose à l’identification avec un « tu » auquel on résiste, ou qu’on éprouve une sympathie plus profonde à l’égard du protagoniste […] ou bien, comme cela arrive souvent, une dialectique s’instaure dans laquelle le lecteur alterne entre identification et mise à distance. (Richardson 2006: 28)

Dans ces récits où le pronom de deuxième personne perd ses prérogatives « naturelles », on observe un autre phénomène surprenant: l’absence de toute première personne et de toute trace du narrateur. Si la possibilité d’un récit sans narrateur a déjà été défendue à propos du récit à la troisième personne (voir ici même « Narration à la troisième personne » et Patron 2009 et 2016 notamment), l’idée qu’un récit qui adopte la forme la plus élémentaire de la communication puisse se passer complètement d’une figure narratoriale semble contre-intuitive – Hopkins & Perkins excluent d’ailleurs cette possibilité (1981: 131). On aura pourtant défendu cette hypothèse (Seixas Oliveira 2024), en montrant notamment que, dès lors qu’il considère que le protagoniste du récit en « tu » est le seul centre déictique et le seul foyer de conscience du texte – et donc la seule instance narrative du récit qui soit immédiatement disponible –, le lecteur peut se passer de la figure du narrateur: tout subjectivème est alors assumé par le personnage principal, sans la médiation d’un raconteur qui, présupposé par le pronom de deuxième personne, ne se manifeste nulle part sous la forme d’un « je ». La représentation de l’intériorité de « tu » est en ce sens parente de ce qui fait « le propre de la fiction », pour reprendre l’expression de Cohn (2001 [1999]), à savoir la représentation des états de conscience d’un personnage désigné par un pronom de troisième personne. Une telle lecture de certains récits à la deuxième personne suppose que l’on accepte le caractère essentiellement « anti-mimétique » des textes considérés, une voie que suivent les tenants de la « narratologie non naturelle« , un courant qui s’est justement intéressé aux textes fictionnels expérimentaux où il est fait un emploi « non naturel » de la deuxième personne (voir par exemple Richardson 1991 et 2006; Nielsen 2011; Reitan 2011). Mais sans doute ce type de lecture est-il le fait des lecteurs « professionnels »: il est probable que, dans la pratique, la plupart des lecteurs naturalisent – et dès lors, neutralisent – l’étrangeté de certains récits à la deuxième personne, comme le postule Fludernik. C’est en tout cas ce que postulent certains commentaires, notamment journalistiques, à propos de récits en « tu » ou « vous », qui font l’hypothèse d’une homologie identitaire entre le protagoniste et un hypothétique narrateur, faisant basculer le récit du côté du monologue intérieur – lequel semble être la forme la plus encline à rendre vraisemblable la description des états de conscience d’un protagoniste désigné par un pronom de deuxième personne (sur ce point, voir Seixas Oliveira 2024: 111-116).

Les récits en « tu » ou « vous » sans « je » apparent représentent une part importante – si ce n’est la part majoritaire – des récits littéraires à la deuxième personne, mais n’épuisent pas à eux seuls les potentialités de la forme. Les auteurs de certains récits de facture autobiographique, tel L’Enfant que tu étais d’Alain Bosquet (1982) ou Post-scriptum de Joël Jouanneau (2012), recourent ainsi à la narration en « tu » pour des raisons que les écrivains explicitent dès les premières pages de leurs livres respectifs. Bosquet écrit ainsi 

Je ne puis parler de [l’enfant que j’étais] à la première personne: je ne m’arroge pas le droit d’affirmer que je suis encore, à mon âge, ce qu’il était autrefois. J’aurais de la peine à le traiter à la troisième: il n’est pas un étranger avec qui je veuille tenir d’inutiles distances. Je le tutoie plutôt: c’est ma manière de lui montrer mon affection. (Bosquet 1982: 10)

Dans d’autres récits encore, la deuxième personne sert à évoquer un être cher disparu: l’auteur ou l’autrice retrace alors la vie du défunt à travers une adresse fictive à la deuxième personne, comme c’est le cas dans la première partie de Lambeaux de Charles Juliet (1995) et dans Avec tes mains d’Ahmed Kalouaz (2008). On trouve aussi des romans où la narration à la deuxième personne soutient la représentation d’une sorte de « schizophrénie endophasique », comme dans Tu de Sandrine Soimaud (2011), où une jeune femme, la protagoniste « tu » qui est internée dans un hôpital psychiatrique, fait régulièrement état à son médecin d’une voix intérieure qui ne cesse de lui parler – la voix à l’origine du récit. Il faudrait mentionner enfin au moins deux autres types de récits au fonctionnements bien spécifiques: ceux que Richardson (2006: 28-30) regroupe sous l’appellation de hypothetical second-person narratives – des textes d’allure prescriptive où le récit ne rapporte pas une histoire qui a (eu) lieu, mais évoque un scénario hypothétique que le « tu » est invité à suivre, souvent par le biais de phrases impératives, comme dans les livres de self-development – et ceux que l’on classe dans la catégorie des « livres dont vous êtes le héros », livres-jeux où le lecteur est explicitement invité à endosser le costume du héros « vous » et dont les enjeux très spécifiques sont souvent abordés dans le cadre plus large de l’analyse des récits interactifs. Dans tous ces cas de figure – et il y en a d’autres –, la narration à la deuxième personne n’est sans doute pas aussi déstabilisante que dans les récits expérimentaux abordés plus tôt. C’est qu’ils vraisemblabilisent, souvent en leur sein même, leur énonciation particulière, en explicitant les rôles dévolus aux différents actants du récit.

Références en anglais

Bonheim, Helmut (1983), « Narration in the Second Person », Recherches Anglaises et Nord-Américaines, no 16, p. 68-80.

Fludernik, Monika (1993a), « Second Person Fiction: Narrative You as Addressee and/or Protagonist », Arbeiten aus Anglistik und Amerikanistik, n° 18 (2), p. 217-247.

Fludernik, Monika (1993b), The Fictions of Language and the Languages of Fiction. The Linguistic Representation of Speech and Consciousness, London/New York, Routledge.

Fludernik, Monika (1994a), « Introduction: Second-Person Narrative and Related Issues », Style, n° 28 (3), p. 281-311.

Fludernik, Monika (1994b), « Second-Person Narrative as a Test Case for Narratology: The Limits of Realism », Style, n° 28 (3), p. 445-479.

Fludernik, Monika (1996), Towards a « Natural » Narratology, Londres & New York, Routledge.

Hopkins, Mary Frances, Leon Perkins (1981), « Second Person Point of View in Narrative », in Critical Survey of Short Fiction, F. N. Magill (dir.), New Jersey, Salem Press, p. 119-132.

Morrissette Bruce (1965), « Narrative You in Contemporary Literature », Comparative Literature Studies, n° 2 (1), p. 1-24.

Nielsen, Henrik Skov (2011), « Fictional Voices? Strange Voices? Unnatural Voices? « , in Strange Voices in Narrative Fiction, P. K. Hansen et al. (dir.), Berlin & Boston, De Gruyter, p. 55-82.

Reitan, Rolf (2011), « Theorizing Second-Person Narratives: A Backwater Project? », in Strange Voices in Narrative Fiction, P. K. Hansen et al. (dir.), Berlin & Boston, De Gruyter, p. 147-174.

Richardson, Brian (1991), « The Poetics and Politics of Second Person Narrative », Genre, no 24, p. 309-330.

Richardson, Brian (2006), Unnatural Voices: Extreme Narration in Modern and Contemporary Fiction, Colombus, The Ohio State University Press.

Références en français

Barthes, Roland (1958), « Il n’y a pas d’école Robbe-Grillet », Arguments, no 6, Paris, Les Éditions de Minuit.

Bosquet, Alain (1982), L’enfant que tu étais, Paris, Grasset.

Butor, Michel (1957), La modification, Paris, Les Éditions de Minuit..

Cohn, Dorrit (2001 [1999]), Le propre de la fiction, C. Hary-Schaeffer (trad.), Paris, Seuil.

Delbouille, Paul (1963), « Le ‘vous’ de La modification« , Cahiers d’analyse textuelle, no 5, p. 82-87.

Estang, Luc (1958), « Couronnes et bandeaux », Pensée française, no 17, p. 55-57.

Jouanneau, Joël (2012), Post-scriptum, Arles, Actes Sud.

Juliet, Charles (1995), Lambeaux, Paris, P.O.L.

Kalouaz, Ahmed (2009), Avec tes mains, Rodez, Éditions du Rouergue.

Patron, Sylvie (2009), Le narrateur. Introduction à la théorie narrative, Paris, Armand Colin.

Patron, Sylvie (2016), La mort du narrateur et autres essais, Limoges, Lambert-Lucas.

Seixas Oliveira, Daniel (2024), De te fabula narratur. Essai sur le récit à la deuxième personne, Presses Universitaires de Saint-Étienne.

Soimaud, Sandrine (2011), Tu, Paris, Buchet & Chastel.

Pour citer cet article

Daniel Seixas Oliveira, « Narrations à la deuxième et à la cinquième personnes », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 22 avril 2025, URL : https://wp.unil.ch/narratologie/2025/04/narrations-a-la-deuxieme-et-a-la-cinquieme-personnes/