Narration à la troisième personne

Par Sylvie Patron

Cette entrée concerne les récits de fiction écrits (par opposition aux récits racontés oralement, qui soulèvent d’autres problématiques). Deux questions seront envisagées : Premièrement, y a-t-il une narration à la troisième personne, ou toute narration est-elle constitutivement à la première personne, avec des variantes impersonnelles contingentes ? Deuxièmement, peut-on parler de formes de narration à la troisième personne « non naturelles » ?

Y a-t-il une narration à la troisième personne ?

Cette question n’a commencé à se poser qu’avec l’avènement de la narratologie, définie comme théorie pan-narratoriale du récit de fiction (selon laquelle il y a un narrateur fictionnel dans tous les récits de fiction : voir Patron 2021a et b, 2022b). Auparavant, la ou les théories narratives, ou para-narratives, opposaient le roman à la première personne (ou « roman en je », al. Ich-Roman), dans lequel le protagoniste est lui-même le narrateur de son histoire, et le roman à la troisième personne (ou « roman en il », al. Er-Roman), considéré comme le cas le plus courant et implicitement comme le cas non marqué, dans lequel le protagoniste est une troisième personne dont l’écrivain raconte l’histoire (il conviendrait, bien sûr, de préciser « le ou la protagoniste », « le narrateur ou la narratrice », etc., mais ces précisions n’apparaissent dans la littérature en question, où le masculin est confondu avec l’universel).

Pour Gérard Genette, il n’y a pas de récit à la troisième personne, tout récit est, explicitement ou non, à la première personne :

On a pu remarquer jusqu’ici que nous n’employions les termes de « récit à la première – ou à la troisième – personne » qu’assortis de guillemets de protestation. Ces locutions courantes me semblent en effet inadéquates en ce qu’elles mettent l’accent de la variation sur l’élément en fait invariant de la situation narrative, à savoir la présence, explicite ou implicite, de la « personne » du narrateur qui ne peut être dans son récit, comme tout sujet de [l’énonciation] dans son énoncé, qu’à la « première personne » […]. (Genette 2007 [1972]: 254 ; je corrige une faute d’impression)

Le raisonnement repose sur une méprise concernant le sens des locutions « récit à la première personne » et « récit à la troisième personne », qui ne se rapportent pas aux désignateurs du narrateur, mais à ceux du protagoniste (principal). Il débouche sur l’instauration d’une nouvelle terminologie, qui remplace « récit à la première personne » et « récit à la troisième personne » par « récit homodiégétique » et « récit hétérodiégétique » (dont le narrateur est présent comme personnage dans l’histoire qu’il raconte et dont le narrateur est absent de l’histoire qu’il raconte). Si l’on compare cette position avec les théorisations antérieures, on voit qu’un type particulier de récit, qui n’est ni le plus commode pour les auteurs et autrices, ni le plus couramment utilisé, est érigé au rang de norme narratologique fondamentale.

Un argument un peu différent est avancé ultérieurement par Genette, à savoir que « tout récit est, explicitement ou non, “à la première personne”, puisque son narrateur peut à tout moment se désigner lui-même par ledit pronom » (Genette 2007 [1983]: 368). On peut l’appeler « argument des intrusions d’auteur », reconceptualisées en explicitations de la présence du narrateur (sans caractère intrusif).

La même conception principielle prévaut chez Franz K. Stanzel, avec les notions d’« identité » et de « non-identité » des mondes du narrateur et des personnages, et avec le concept de « narrateur auctorial », appliqué au récit de fiction à la troisième personne avec intrusions d’auteur, aussi bien qu’à ses variantes impersonnelles. Cependant, cette conception entre en contradiction avec des considérations théoriques et des analyse individuelles qui reconnaissent la différence effective, empirique, entre les récits de fiction à la première et à la troisième personne sous de nombreux aspects (voir Stanzel 1984: 80-99). Stanzel est également ambigu sur ce qu’il appelle le « récit figural » (récit à la troisième personne avec représentation du point de vue d’un ou de plusieurs personnages), dont le narrateur est caractérisé comme « effacé », ou « non personnalisé », mais dont tout laisse penser qu’il n’est qu’une pure hypothèse théorique.

Pour les représentants de théories alternatives – voir en particulier les travaux de S.-Y. Kuroda et Ann Banfield, qui reprennent certaines propositions théoriques de Käte Hamburger –, non seulement il y a une narration à la troisième personne, autonome, irréductible à la narration à la première personne, mais cette manière de raconter constitue une ressource fondamentale à la disposition de l’auteur ou de l’autrice qui écrit. Elle permet notamment de représenter la conscience de personnages qui ne sont pas en position de locuteurs. Elle permet aussi de représenter successivement, et parfois avec de curieux enchaînements parataxiques, la conscience de différents personnages : c’est le fameux « changement de point de vue » du roman moderne, emblématisé dans les œuvres de D. H. Lawrence et Virginia Woolf, par exemple. Banfield est également à l’origine du test crucial permettant d’éliminer l’hypothèse pan-narratoriale dans quelques cas précis (phrases du style indirect libre à la troisième personne et au passé en anglais et en français) et, par extension, dans tous les cas où, sans être à proprement parler falsifiée, cette hypothèse n’est pas nécessaire pour expliquer les phénomènes.

Hamburger, Kuroda et Banfield proposent donc une théorie non réductionniste du récit de fiction à la troisième personne, une théorie qui refuse de considérer qu’ils peuvent être ramenés au modèle du récit de fiction à la première personne moyennant quelques hypothèses auxiliaires : hypothèse du narrateur « omniscient », hypothèse du narrateur « toujours fiable » ou « faisant toujours autorité » (angl. authoritative), par opposition au narrateur du récit de fiction à la première personne, dont une des potentialités reconnues est la « non-fiabilité », hypothèse du narrateur non spécifié en termes de genre (sans qu’il y ait pour autant paralipse, dissimulation d’une information essentielle), etc. Kuroda présente ainsi la théorie à laquelle il s’oppose, qui peut se lire comme une variante notationnelle de la théorie de Genette :

Le narrateur omniscient est un sujet de conscience imaginaire et omniprésent qu’on suppose capable de pénétrer dans l’esprit de chacun des personnages. Le récit tout entier est alors raconté par le narrateur comme une série d’événements perçus par lui. Le narrateur est le « locuteur » d’un récit qui n’est pas à la première personne, tout comme « je » est le « locuteur » d’un récit à la première personne. Il s’ensuit que ces deux types de récits sont considérés sous le même angle. (Kuroda 2022 [1971]: 63-64)

Il lui oppose ce qu’il appelle la « théorie de la conscience multiple », selon laquelle :

Un récit peut être considéré simplement comme une collection structurée d’informations provenant de différents sujets de conscience. […] Le rôle de l’auteur d’un récit qui n’est pas à la première personne consiste à rassembler (en fait, à créer) ces informations et à les mettre en ordre, ce qui ne peut en aucun cas être assimilé au rôle du « locuteur » dans le paradigme de la performance linguistique ; l’auteur diffère ainsi radicalement du « je » des récits à la première personne […] (Kuroda 2022 [1971]: 64)

On peut citer également Hamburger concernant ce qui a toujours été appelé dans la critique et la théorie littéraires traditionnelles « intrusions d’auteur » et qui a donné lieu à des controverses esthétiques, morales et théoriques :

Les [intrusions au Je, ou à la première personne, al. Ich-Einbrüche] dans [le] roman à la troisième personne [al. Er-Roman], c’est-à-dire dans la pure fiction, ne le transforment pas plus en roman à la première personne que par exemple […] des insertions de poèmes dans un roman n’en font un roman « lyrique ». (Hamburger 1986: 140, les crochets sont de moi)

À la différence des narratologues, Hamburger, Kuroda et Banfield s’appuient sur des analyses linguistiques et éventuellement pragmatiques, non sur des présuppositions.

Sylvie Patron a fourni une explication historique aux apories de la narratologie concernant le narrateur fictionnel : hypothèse théorique ou objet empirique concret (voir 2016 [2009], 2021a et b, 2022a et b, à paraître). Elle soutient que deux concepts de narrateur sont à l’origine du concept de narrateur dans la narratologie : un premier concept, qui a été introduit pour rendre compte des caractéristiques distinctives du roman-Mémoires ou roman à la première personne au sens originel du terme (elle l’appelle « concept originel de narrateur »), et un nouveau concept, qui vient de la controverse allemande sur les intrusions d’auteur dans le récit de fiction à la troisième personne et de la tentative pour définir principiellement le récit de fiction (littéralement, le « récit épique ») par opposition à la pièce de théâtre (le « drame »). Les deux concepts résument des questions très différentes. Patron est également revenue récemment sur la conceptualisation des intrusions d’auteur (à paraître).

Y a-t-il des formes de narration à la troisième personne « non naturelles » ?

Monika Fludernik (1995) relève des formes de narration à la troisième personne « bizarres » (angl. odd, entre guillemets dans le texte) dans des textes expérimentaux. Celles-ci emploient les pronoms indéfinis on en français, one en anglais et man en allemand (voir par exemple L’Opoponax de Monique Wittig, Compact de Maurice Roche, certains passages de Radetzkymarsch [La Marche de Radetzky] de Joseph Roth), ou le pronom neutre it en anglais pour renvoyer à un personnage (voir certains passages de A Single Man [Un homme au singulier] de Christopher Isherwood et de Mantissa de John Fowles). Elles se distinguent des formes de narration à la première et à la troisième personne considérées par Fludernik comme « réalistes », car basées sur les modèles non fictionnels du récit d’expérience personnelle et du récit de l’expérience d’autrui (il convient de noter que ce double parallélisme est inséparable de l’adhésion à l’hypothèse pan-narratoriale dans le récit de fiction). Si Fludernik y voit des inventions originales et propose même de les considérer comme des marqueurs de fictionnalité, elle affirme, sans toutefois développer, que ces formes de narration reposent sur des modèles de discours préalablement constitués (sous-entendu dans le langage oral). Fludernik (1996: 224-236) leur adjoint la narration à la troisième personne du pluriel, they en anglais, ils en français, utilisés en mode « réflecteur » au sens de Stanzel, dans des passages extensifs, voire des romans tout entiers (comme dans Les Choses de Georges Perec). Elle admet que, dans ce cas, la narration ne se prête pas à une interprétation réaliste ou mimétique.

Brian Richardson (2015) considère également la narration en they comme « bizarre » et parle de narration « non naturelle » lorsque le récit juxtapose étroitement l’emploi de we et de they (comme dans The Nigger of the “Narcissus” [Le Nègre du Narcisse] de Joseph Conrad). Selon lui, « Conrad alterne entre la narration en we et la narration en they d’une façon qui viole les contraintes du réalisme et le paradigme mimétique sur lequel reposent la plupart des théories narratives » (Richardson 2015: 202).

Références en anglais

Banfield, Ann (2014 [1982]), Unspeakable Sentences: Narration and Representation in the Language of Fiction, London, Routledge and Kegan Paul, reprint Routledge Revivals.

Banfield, Ann (2019), Describing the Unobserved and Other Essays: Unspeakable Sentences after “Unspeakable Sentences”, S. Patron (éd,), Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing.

Fludernik, Monika (1995), “Pronouns of Address and ‘Odd’ Third Person Forms: The Mechanics of Involvement in Fiction”, in New Essays in Deixis: Discourse, Narrative, Literature, K. Green (éd.),  Leiden, Brill, p. 99-129.

Fludernik, Monika (2001 [1996]), Towards a “Natural” Narratology, London, Routledge, reprint. Routledge Revivals.

Hamburger, Käte (1973, 1993 [1957, 1968]), The Logic of Literature, M. J. Rose (trad.), Bloomington, Indiana University Press, 2e éd.

Kuroda, S.-Y. (2014), Toward a Poetic Theory of Narration: Essays of S.-Y. Kuroda, S. Patron (éd.), Berlin, Walter de Gruyter.

Meindl, Dieter (2004), “(Un-)reliable Narration from a Pronominal Perspective”, in The Dynamics of Narrative Form: Studies in Anglo-American Narratology, J. Pier (dir.), Berlin, Walter de Gruyter, p. 59-82.

Patron, Sylvie (2019), The Death of the Narrator and Other Essays, Trier, Wissenschaftlicher Verlag Trier (WVT).

Patron, Sylvie (2021), “The Narrator: A Historical and Epistemological Approach to Narrative Theory”,  in Optional-Narrator Theory: Principles, Perspectives, Proposals, M. McMahon & S. Patron (trad.), S. patron (dir.), Lincoln, University of Nebraska Press, p. 107-130.

Patron, Sylvie (2022), “Narrator”, in Fictionality in Literature: Core Concepts Revisited, M. McMahon (trad.), L. Gammelgaard, S. Iversen, L. Brix Jacobsen, J. Phelan, R. Walsh, H. Zetterberg-Nielsen & S. Zetterberg-Nielsen (dir.), Columbus, The Ohio State University Press, p. 46-62.

Patron, Sylvie (forthcoming),The Narrator: A Problem in Narrative Theory, C. Porter (trad.), Lincoln, University of Nebraska Press.

Richardson, Brian (2015), “Representing Social Minds: ‘We’ and ‘They’ Narratives, Natural and Unnatural”, Narrative, n° 23 (2), p. 200-212.

Stanzel, Franz K. (1984 [1979]), A Theory of Narrative, C. Goedsche (trad.), Cambridge, Cambridge University Press.

Références en français

Banfield, Ann (1995 [1982]), Phrases sans parole. Théorie du récit et du style indirect libre, C. Veken (trad.), Paris, Le Seuil.

Banfield, Ann (2018), Nouvelles phrases sans parole. Décrire l’inobservé et autres essais, J.-M. Marandin, N. Lallot & S. Patron (trad.), S. Patron (éd.), Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes.

Genette, Gérard (2007 [1972]), « Discours du récit. Essai de méthode », Figures III, Paris, Le Seuil, « Poétique », rééd. sous le titre Discours du récit, « Points ».
Genette, Gérard (2007 [1983]), Nouveau Discours du récit, Paris, Le Seuil, « Poétique », rééd. à la suite de Discours du récit, « Points ».

Hamburger, Käte (1986 [1957, 1968]), La Logique des genres littéraires, P. Cadiot (trad.), Paris, Le Seuil.

Kuroda, S.-Y. (2012, 2022 [1971]), « Où l’épistémologie, la grammaire et le style se rencontrent : examen d’un exemple japonais », in Pour une théorie poétique de la narration, C. Braconnier (trad.), S. Patron (dir.), Paris, Armand Colin, « Recherches », rééd. Limoges, Lambert-Lucas, « Linguistique », p. 55-77.

Kuroda, S.-Y. (2022 [2012]), Pour une théorie poétique de la narration, C. Braconnier, T. Fauconnier & S. Patron (trad.), S. Patron (éd.), Paris, Armand Colin, « Recherches », rééd. Limoges, Lambert-Lucas , « Linguistique ».

Patron, Sylvie (2016 [2009]), Le Narrateur. Introduction à la théorie narrative, Paris, Armand Colin, « U », rééd. Le Narrateur. Un problème de théorie narrative, Limoges, Lambert-Lucas, « Rééditions/Réimpressions ».

Patron, Sylvie (2015), La Mort du narrateur et autres essais, Limoges, Lambert-Lucas.

Patron, Sylvie (2021), « Science et nescience : la narratologie mise à nu. Le cas du narrateur », La théorie littéraire en questions, M. Gally (dir.), Paris, CNRS Éditions, p. 19-27, Histoire de la recherche contemporaine, n° 1, mis en ligne le 15 décembre 2021, URL : https://journals.openedition.org/hrc/5389.

Patron, Sylvie (2022), « Le narrateur : une approche historique et épistémologique », in La Théorie du narrateur optionnel. Principes, perspectives, propositions, S. Patron (dir.), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, p. 111-130.

Patron, Sylvie (à paraître), « Le narrateur : une approche historique et épistémologique ou : Qui disserte dans le récit de fiction à la troisième personne ? », in Récit et vérité à l’époque classique V: Digressions, dissertations, réflexions dans les récits factuels et dans les récits fictionnels de l’époque classique (XVIIe et XVIIIe siècles), C. Ramond, M. Hersant, E. Leborgne & N. Kremer (dir.), Louvain, Peeters.

Pour citer cet article

Sylvie Patron, « Narration à la trosième personne », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 23 octobre 2022, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2022/10/narration-a-la-troisieme-personne/