La narratologie en Chine

Par Liya Wang

Traduit de l’anglais par Raphaël Baroni

La narratologie en tant que discipline a été introduite en Chine dans les années 1980, lorsque The Rhetoric of Fiction de Wayne C. Booth, Narrative Fiction de Shlommith Rimmon-Kenan et Recent Theories of Narrative de Wallace Martin ont été traduits en mandarin. Suite à cette réception rapide, la décennie suivante a vu une succession de traductions de classiques de la narratologie, parmi lesquels le Discours du récit de Genette a été reçu comme la quintessence du structuralisme. Au début du nouveau millénaire, la maison d’édition de l’université de Pékin a encore publié cinq ouvrages traduits sous forme de coffret, dont Reading Narrative de J. H. Miller, Fictions of Authority de Susan Lanser, Narrative as Rhetoric de James Phelan, Narratologies de David Herman et Postmodern Narrative Theory de Mark Currie. Dirigée par Dan Shen et traduite par d’excellents spécialistes des études littéraires, cette série présente les principaux domaines de l’étude narrative actuelle, ce qui a renforcé l’intérêt croissant pour la narratologie postclassique.

Il est intéressant de constater que dans les années 1990, la manière dont a théorie du récit a été reçue a pris deux visages très différents. D’une part, pour les spécialistes de la littérature étrangère et de la littérature chinoise moderne et contemporaine, la narratologie a offert de nouveaux leviers pour mieux comprendre les éléments fondamentaux et les principes structurels de ces récits. En appliquant les catégories et les notions narratologiques à l’étude des fictions narratives, les critiques ont produit de nouvelles lectures des œuvres canoniques, mettant en lumière leurs propriétés esthétiques et leurs effets rhétoriques. Parallèlement à cet intérêt pour l’usage des approches narratologiques, certaines notions fondamentales, telles que la non fiabilité (Shen 1989), l’intrigue (Shen 1990) ou l’opposition entre histoire et discours (Shen 1991), pour n’en citer que quelques-uns, ont fait l’objet d’un réexamen approfondi, dans un souci de clarté et de précision conceptuelles. D’autre part, pour les spécialistes de la littérature chinoise classique, la narratologie, en particulier la prétendue « grammaire universelle du récit » du modèle genettien, est apparue problématique. En soulignant l’absence de temps dans les formes verbales de la langue chinoise, ainsi que la coexistence et l’interaction du lyrique et du narratif dans la littérature chinoise, Yang Yi affirme que la narratologie occidentale peut servir de point de référence pour mettre en évidence certaines spécificités formelles des textes narratifs chinois, mais pour expliquer ces spécificités, il faut les interpréter dans le cadre philosophique de la culture chinoise, car les formes d’expression s’enracinent dans des différences culturelles (Yang 1994). Dans une enquête similaire, Fu Xiuyan remet en question la transférabilité de la narratologie occidentale. En retraçant l’origine de la tradition narrative chinoise à l’époque pré-Qing (antérieure à 221 av. J.-C.) et en examinant en détail ses diverses formes de narration (inscriptions sur des os et des objets en bronze, mythes, folklore et livres d’histoire), Fu montre que la narration, dans l’histoire culturelle chinoise, est un concept matriciel; cette origine commune trouve des prolongements modernes dans le mélanges des genres, ce qui exige des approches plus ouvertes et plus flexibles pour l’étude de la narration. Autre point important, cette origine culturelle nécessite une familiarité culturelle de la part des chercheurs lorsqu’ils étudient les textes narratifs chinois modernes (Fu 1999).

Depuis la fin des années 1990, les études narratives en Chine ont fait des progrès notoires dans trois directions: premièrement, on observe une tendance croissante à associer les approches formelles/structuralistes à des approches thématiques ou contextuelles (féminisme, études postcoloniales, cultural studies); deuxièmement, on constate l’émergence d’un intérêt croissant pour les approches interdisciplinaires et transmédiales; et troisièmement, un besoin urgent se fait sentir de construire une narratologie chinoise indigène, ancrée dans sa tradition narrative et son contexte culturel.

S’appuyant sur de nouveaux paradigmes tels que la « narratologie féministe », la « narratologie postcoloniale » et la « narratologie culturelle », de nombreux critiques s’intéressent particulièrement à l’examen des relations multiples entre les formes d’expression et les formes de contenu en replaçant les œuvres étudiées dans leurs contextes socio-historiques. Cette tendance à associer les approches narratologiques à des préoccupations contextuelles s’inspire de l’essor de la narratologie postclassique et des commentaires critiques qu’elle a suscités. Mais d’un point de vue local, elle est aussi le résultat fructueux de l’accent mis par de nombreux critiques chinois sur l’importance d’intégrer l’analyse textuelle aux approches contextuelles, la contribution de Dan Shen Shen (2005 ; 2017a) étant la plus influente dans ce domaine. Elle a ainsi montré en particulier que la notion d’auteur implicite introduite par Booth exige la prise en compte d’une dimension contextuelle implicite (Shen 2013b). En effet, cette notion n’est pas seulement liée à une manifestation textuelle mais renvoie aussi à des contextes auxquels l’image de l’écrivain est associée (Shen 2010 ; 2011a).

La contribution de Dan Shen à l’étude de la narratologie rhétorique mérite une mention particulière en raison de son importance théorique. En reprenant le concept néo-aristotélicien de progression, elle a mis en lumière une dynamique textuelle cachée qui se manifeste à un niveau plus profond, derrière le développement de l’intrigue. Désigné sous le nom de « progression cachée« , cette dynamique textuelle sous-jacente est identifiée comme un dessein rhétorique visant à former un contrepoint à l’intrigue. Comme elle l’a clairement montré dans son livre fondateur Style and Rhetoric in Short Narrative Fiction (2014 [2016]), la coexistence et l’interaction de ces deux dynamiques dans les récits à double progression met en lumière le besoin de faire évoluer le concept néo-aristotélicien de progression, qui restreint l’analyse à la synthèse du déroulement de l’intrigue et aux attitudes du lecteur face à ce déroulement. Dans sa récente enquête sur ce double canal de communication mobilisé par l’auteur implicite, Shen identifie différents types de configurations dans les récits à double progression, offrant des modèles innovants pour une étude plus approfondie du phénomène (Shen 2015 ; 2017b ; 2018 ; 2023).

Conformément aux aspirations interdisciplinaires des narratologies postclassiques, certains chercheurs chinois préconisent par ailleurs de situer la narratologie par rapport à des orientations plus larges observables au sein des études littéraires et culturelles. L’ouvrage de Zhao Yiheng sur l’étude transmédiale et interdisciplinaire du récit est représentatif de ce courant. Intitulée « Narratologie générale », cette approche plaide pour un concept plus large de la narrativité, afin de pouvoir prendre en considération tous les actes de communication observables dans les sciences humaines. L’objectif est de faire évoluer la narratologie, d’abord fondée sur l’analyse des textes narratifs, vers une « sémio-narratologie », qui intègre tous les actes narratifs et toutes les formes d’expression de la narrativité (Zhao 2013 : 4-5). Son argument repose sur l’hypothèse selon laquelle la narration, indépendamment des différences de média et de genre, est une forme de communication qui accomplit un but et qui remplit une fonction ; étudier la narration, consiste donc à cartographier ces aspects fondamentaux de la communication (Zhao 2013 : 17).

En contrepartie du projet radical et ambitieux de Zhao, Tan Junqiang propose le développement d’une « Narratologie comparée ». En se fondant sur les similitudes, en termes d’objets d’étude, entre la narratologie et la littérature comparée, il procède à la lecture croisée d’un grand nombre d’œuvres narratives canoniques de la littérature chinoise et occidentale, démontrant ainsi la complémentarité de ces deux approches (Tan 2022).

Une approche interdisciplinaire spécifique s’inscrit dans l’ancien débat sur la relation spatiotemporelle dans le récit. En se fondant sur les rapports entre la narration verbale et la représentation visuelle, Long Diyong soutient que le récit est intrinsèquement lié à un mouvement horizontal dans le temps tout en se impliquant dans une dimension verticale, qui se fonde sur ses moyens descriptifs et sur la constitution du monde narratif, de sorte qu’une certaine vision spatiale de la temporalité est finalement élaborée. À l’aide de nombreux exemples de récits textuels et visuels, il propose de fonder une « narratologie spatiale » qu’il considère comme une entreprise narratologique et philosophique (Long 2014).

Les discussions théoriques sur l’applicabilité de la narratologie ont été particulièrement visibles ces dernières années. Reprenant le débat des années 1990, Fu Xiuyan (2021) affirme que les théories occidentales ont leur « valeur universelle » en tant que parties de la « théorie littéraire mondiale », mais l’étude narratologique des récits chinois et la tradition narrative dans la littérature chinoise restent largement « exclues » de ces approches. Cette absence, selon lui, n’est pas tant une conséquence du fossé linguistique, que des limites de la narratologie occidentale. En d’autres termes, les textes narratifs chinois partagent certains des principes fondamentaux cartographiés par la narratologie occidentale, mais leurs particularités (narratives et culturelles) nécessitent l’élaboration d’une « narratologie chinoise ». Pour répondre à ce défi, il envisage cinq approches possibles : élargir le champ d’étude de la narratologie aux textes narratifs chinois, rendre cette étude spécifique à son origine culturelle, élargir les paradigmes des études littéraires et textuelles, élargir le concept de récit pour inclure de nouveaux artefacts comme objets d’étude, incorporer la notion de « spécificités locales » (Fu parle de « place differences » dans la version originale en anglais) pour aborder la tradition narrative chinoise (Fu 2021). Enquêtant sur la formation et le développement de la tradition narrative chinoise de l’Antiquité au début de la période moderne, Dong Naibin décrit dans son anthologie Narrative Tradition in Chinese Literature les caractéristiques déterminantes de différents genres et leur configuration à chaque période historique. En adoptant cette perspective, Dong souligne l’importance d’utiliser la narratologie occidentale comme point de référence pour découvrir les particularités des textes narratifs chinois (2012 : 19). Cette prise de conscience est importante : elle engage les chercheurs dans une tâche de dialogues et de renouvellements critiques de différentes natures.

Références

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Fu, Xiuyan (1999), A Study on the Pre-Qin Narrative: the Formalization of Chinese Narrative Tradition, Pékin, Oriental Press. [Publication en mandarin]

Fu, Xiuyan (2021), Chinese Narratologies, Traduit du mandarin par Weisheng Tang, Pékin, Peking University Press.

Long, Diyong (2014), A Study on Spatial Narratology, Pékin, SDX Joint Publishing Company. [Publication en mandarin]

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Zhao, Yiheng (2013), A General Narratology, Chengdu, Sichuan University Press. [Publication en mandarin]

Pour citer cet article:

Liya Wang (traduit de l’anglais par Raphaël Baroni, « Narratologie en Chine », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 27 février 2023, URL : https://wp.unil.ch/narratologie/2023/02/la-narratologie-en-chine/