Narrateur non fiable / Unreliable Narrator

Par Frank Wagner

La notion de « narrateur non fiable » recouvre les divers cas de figure où, face à un récit de fiction, le lecteur est conduit à douter du bien-fondé de la confiance qu’il est a priori censé éprouver à l’égard de l’instance narrative. Le premier à l’avoir théorisée, dans une perspective rhétorique, est Wayne Clayton Booth (1961 ; 1977). Dans ses travaux, la question apparaît en fait comme un simple corollaire de réflexions plus générales sur l’auteur implicite (« implied author »), qu’il présente comme un « second moi » de l’auteur réel, avec lequel dialogue le lecteur. Le constat de discordances axiologiques dans certains récits le conduit alors à affirmer ceci :

[…] je dirai d’un narrateur qu’il est digne de confiance (reliable) quand il parle ou agit en accord avec les valeurs de l’œuvre (ce qui revient à dire : avec les normes implicites de l’auteur[1]), et je le dirai indigne de confiance (unreliable) dans le cas contraire. (Booth 1977 : 105).

Cette première définition du narrateur non fiable – traduction française la plus fréquente de « unreliable » – relève d’une théorie de l’écart, puisque le défaut de fiabilité dépend d’un décalage entre narrateur et auteur implicite, le second se désolidarisant de façon plus ou moins perceptible du premier. Booth signale en outre la diversité des manifestations textuelles du procédé, du mensonge à la méprise, de même que la pluralité de ses effets. Toutefois, en dépit de leurs différences, il insiste sur le fait que toutes ces configurations « exigent beaucoup plus de perspicacité de la part du lecteur que ne l’exige une narration en laquelle on se fie au narrateur » (Booth 1977 : 107).

Pour n’être pas exempte de défauts, dus à la propension de Booth à raisonner en termes psychologiques ou éthiques, cette réflexion pionnière n’en a pas moins connu une considérable postérité : par exemple chez William Riggan (1981), dont les recherches sur le narrateur non fiable dans le (seul) récit à la première personne consistent en une expansion de l’ébauche typologique de Booth, sous forme de distinctions entre picaros, fous, naïfs et clowns ; ou encore chez Francis Langevin (2011), classant les narrateurs-personnages non fiables sous les auspices des deux figures tutélaires de Lazarillo et d’Épiménide-le-Crétois. L’influence s’en fait également sentir chez les tenants de la narratologie structurale, dès lors qu’ils reprennent à leur compte la distinction de l’auteur réel, de l’auteur implicite et du narrateur. Tel est le cas de Dorrit Cohn ([1999] 2001), estimant que le narrateur de La Mort à Venise de Thomas Mann peut être décrété non fiable, en raison d’un décalage entre langage mimétique (qui raconte l’histoire) et commentaires évaluatifs (peu pertinents) du narrateur. Ses analyses ont le mérite de nous rappeler que le narrateur non fiable n’est pas nécessairement un personnage de l’histoire, donc une instance de type homodiégétique, mais qu’il peut également se rencontrer, bien que plus rarement, en relation hétérodiégétique. Vincent Jouve (2001) le confirme, qui démontre le manque de fiabilité du narrateur de Belle du Seigneur d’Albert Cohen, à partir des indices d’ironie minant la parole de cette instance dès lors suspecte ; avant de conclure en des termes que n’aurait pas reniés Booth : « quand un narrateur apparaît comme douteux, c’est toujours par rapport aux normes d’un auteur impliqué [ou implicite], c’est-à-dire aux normes de l’œuvre » (Jouve 2001 : 83).

Pour autant, ce type de définition est loin de faire l’unanimité, comme l’atteste la position concurrente d’Ansgar Nünning (1999). Estimant pour sa part que la question centrale est celle des critères (en anglais : « standards ») fondant le diagnostic de non-fiabilité, il dénie fermement ce rôle de paramètre discriminant à l’auteur implicite, qu’il considère à la fois comme un fantôme anthropomorphisé  et un passe-partout critique. Dès lors, il préconise de réexaminer la question dans une perspective cognitiviste, à la lumière de la théorie des « cadres » (« frames »). C’est en effet selon lui en se référant à un ensemble de présupposés, relevant pour partie de l’expérience mondaine, pour partie de la connaissance de la littérature, que le lecteur ou le critique peut être conduit à considérer un narrateur comme non fiable. Autrement dit, selon Nünning, plutôt que d’une réalité textuelle objective, la postulation du défaut de fiabilité de l’instance narrative relève d’un processus interprétatif du lecteur ou du critique, intégrant (Yacobi 1981) ou naturalisant (Culler 1975) les éléments du texte qui, sans cela, lui paraîtraient incohérents, donc inassimilables. Aussi, en définitive, si un narrateur peut être dit « non fiable », ce n’est pas par comparaison avec les normes et les valeurs de l’auteur implicite, mais avec un ensemble de connaissances préexistantes du monde et de la littérature que possèdent lecteurs et critiques. Dès lors, les narratologues n’auraient d’autre choix que de renoncer à leurs prétentions à l’objectivité.

De prime abord, une telle position, s’inscrivant dans les théories de la réception, paraît totalement incompatible avec celle de Booth, qui participe quant à elle des théories de l’effet. Toutefois, en dépit de sa dimension contre-intuitive, de l’importance qu’elle accorde aux lectures idiosyncrasiques (par exemple la réception du Lolita de Nabokov par un lecteur pédophile), comme de ses implications potentiellement relativistes, la réflexion de Nünning demeure sans conteste en prise sur la textualité. C’est ce qui lui permet de distinguer de façon décisive non-fiabilité factuelle (le narrateur déforme les faits narrés) et idéologique (il défend des valeurs inusuelles) ; partant, dans sa terminologie, narrateur non fiable (« unreliable ») et indigne de confiance (« untrustworthy »). En outre, dans le sillage des travaux d’Ann Banfield ([1982] 1995) et de Monika Fludernik (1993), il met à contribution la notion d’ironie dramatique afin de repérer divers indices linguistiques et plus généralement textuels (contradictions internes, points de vue divergents, marques de subjectivité, etc.) de non-fiabilité. Enfin, sous l’influence des observations de James Phelan (2005), la position de Nünning a graduellement évolué, de sorte qu’il finit par reconnaître à son tour « l’existence d’un agent créateur, qui nourrit le texte d’un vaste ensemble de signaux explicites et d’invitations suggestives en vue d’attirer l’attention des lecteurs sur la confession involontaire que livre le narrateur et sur son absence de fiabilité » (2005 : 104).

S’il paraît utopique de prétendre réconcilier les thèses de Booth et de Nünning, pour cause d’irréductible divorce quant à la notion d’auteur implicite, du moins leur confrontation permet-elle de mettre au jour les modes d’approche envisageables pour traiter au mieux de la question du narrateur non fiable :

  1. repérer aussi précisément et rigoureusement que possible les divers indices textuels de non-fiabilité (factuelle et/ou idéologique) ;
  2. analyser la façon dont lecteurs et critiques peuvent y réagir en vertu de leurs systèmes respectifs de normes et de valeurs, sans occulter le poids de l’inscription historique (Vera Nünning 2004) ou des communautés interprétatives (Fish 1980).

Telle est par exemple la position œcuménique ou syncrétique adoptée par Anaïs Oléron dans une récente thèse de doctorat (2019), sous la double influence de la « critique polyphonique » appelée de ses vœux par Raphaël Baroni (2014 : 6), et de la « méta-herméneutique » illustrée par les travaux de Liesbeth Korthals Altes (2014, 2015). La question du narrateur non fiable constitue en effet une vive incitation à réfléchir aux présupposés qui structurent nos interprétations ; et paraît en outre susceptible d’entrer en phase avec de plus générales réflexions sur la mystification (Jeandillou 1994), la manipulation (Salmon 2007), la mauvaise foi (Decout 2015), ou encore l’imposture (Decout 2018).

Références en anglais

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Note

[1] Ou plutôt : avec les normes de l’auteur « implicite » (Patron 2009 : 144).

Pour citer cet article

Frank Wagner, « Narrateur non fiable / Unreliable Narrator », Glossaire du RéNaF, mis en ligne le 15 novembre 2019, URL: https://wp.unil.ch/narratologie/2019/11/narrateur-non-fiable-unreliable-narrator/