Ce que l’intersectionnalité fait au care : pour une théorie féministe des domesticités

Compte-rendu de la conférence de Caroline Ibos du 7 avril 2022 organisée par le Centre en étude genre de l’université de Lausanne autour de la question du care et des domesticités.

Compte-rendu de la conférence de Caroline Ibos du 7 avril 2022 organisée par le Centre en étude genre de l’université de Lausanne autour de la question du care et des domesticités.

Caroline Ibos est professeure de sociologie au sein du département d’étude de genre de l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis. Ses principaux champs de recherches sont les éthiques du care, la sociologie des domesticités, les rapports de domination et intersectionnalité, les luttes et résistances des subalternisé·e·s ainsi que sur les migrations, circulations et pratiques de la globalisation.

Peut-on appeler les femmes qui s’occupent de nos enfants des domestiques ? Aujourd’hui, le terme semble choquant, il nous ramène à une domination qui paraît avoir été dépassée depuis longtemps. On entend plus volontiers dire que ces femmes “font partie de la famille”. Néanmoins, la manière dont on les désigne implique un enjeu particulier. Ainsi, il s’agit de tenir compte de leurs positions au sein d’un champ de forces des rapports sociaux.

Dans son travail, Caroline Ibos adopte une méthode qui consiste en une observation à la fois immersive et flottante. Elle prend le parti de ne pas faire d’entretiens avec ces femmes qu’elle observe dans des squares parisiens. Elles sont, pour la plupart, nées en Afrique de l’Ouest, exilées en France et elles s’occupent d’enfants blancs provenant de la classe moyenne supérieure. 

Au travers de son travail, elle souhaite mettre au jour les engrenages d’une domination systémique mise à l’œuvre à l’échelle globale et nationale de la précarisation des travailleuses du care. Elle a pour but de repenser les subjectivités politiques à partir des domesticités et vice-versa. Elle porte un intérêt particulier aux questions des rapports de pouvoir et questionne ce que les domesticités révèlent de ces rapports. 

Pour ce faire, Caroline Ibos souhaite faire dialoguer le champ théorique du care et celui des domesticités. Elle opte pour une approche intersectionnelle permettant d’étudier les tensions qui existent entre éthique et politique du care. 

Un regard critique est porté sur les travaux sociologiques des domesticités contemporaines qui, selon elle, pensent les relations sociales comme des relations entre des individus “désincarnés, coupés de leurs corps et de leurs émotions”. Intervient alors le paradigme du care.

“Le paradigme du care a permis de ressaisir, dans les enquêtes, un champ lexical et analytique qui, à l’époque, était très effacé et ignoré, celui des émotions, des affects, du toucher, des attachements, des corps.”

Caroline Ibos, 7 avril, Université de Lausanne

Néanmoins, selon Caroline Ibos, les discours des éthiques du care visent souvent à une revalorisation morale de ces métiers. Cette posture pose plusieurs problèmes. D’une part, elle ne permet pas de penser l’émancipation puisqu’elle ne fait qu’ajouter de la valeur à une activité qui se déroule dans l’exploitation. D’autre part, elle fait “porter le politique aux dominés” alors même qu’il n’y a pas de réelles pistes de revalorisation. En effet, les solutions proposées par les éthiques du care ne permettent pas de se saisir de la source du problème. L’attention reste portée sur les exploités et leur marge de manœuvre individuelle et non pas sur l’enjeu même du problème qui se situe plutôt au niveau structurel. 

Dans les travaux précédents cités par la conférencière, on note celui de Carol Gilligan, fortement critiqué pour son naturalisme, notamment par Joan Tronto. Caroline Ibos souligne que bien que Tronto critique le naturalisme de Gilligan, elle oublie la question du souci de soi. Selon la conférencière, penser l’éthique du care uniquement dans une optique de réparation du monde ne permet plus de penser le sujet et ainsi mène à une éthique normative.

“Le souci de soi peut être une stratégie. Dès lors qu’on pense souci de soi et souci de l’autre alors il y a une piste pour penser la question de l’émancipation”

Caroline Ibos, 7 avril, Université de Lausanne

Ainsi, Caroline Ibos, propose de penser l’éthique du care avec la notion de souci de soi et de l’autre. Le souci de soi pensé comme une stratégie permet de considérer l’aspect politique de l’émancipation, point central des domesticités selon la conférencière.

La première piste proposée par Caroline Ibos est de ne plus appeler ces femmes « travailleuses du care”, terme qui réduit l’existence au rapport d’exploitation, mais de privilégier le terme de “subalterne du soin” qui suggère les expériences plurielles de ces femmes.

Une deuxième piste reposerait sur l’étude des résistances et des luttes qui sont portées par ces femmes. Ainsi, il convient de ne pas les concevoir uniquement comme sujets moraux, mais d’y intégrer la dimension de lutte.

La troisième piste consiste en la sollicitation de l’intersectionnalité dans l’étude de l’éthique du care. Ainsi, Caroline Ibos propose de réfléchir à la manière dont sont conceptualisées les éthiques du care, leurs origines, les actrices et acteurs en jeu. De plus, il lui semble important de penser l’exclusion au care comme représentation des rapports de pouvoir. Priver certains groupes du care (communautaire) est une manière d’empêcher l’organisation et l’entraide sociale. 

Une dernière piste serait de penser le care comme une stratégie, une ressource efficace, un moyen de s’organiser dans la lutte vers l’émancipation. Caroline Ibos prend l’exemple des ouvrières d’Hénin-Beaumont qui ont été licenciées de l’usine Samsonite. Ces femmes ont créé un mouvement de résistance par la mise en place d’une pièce de théâtre qui a tenu grâce aux liens forts et solidaires entre les ouvrières.

De la conférence, s’ensuit un échange entre la conférencière et le public. Ainsi, on questionne la pertinence de faire, à l’époque actuelle, des enquêtes ethnographiques desquelles découlent forcément des questionnements sur la relation dans l’enquête. Question abordée généralement de façon mineure, elle pousse, chercheur·euse·s, enseignant·e·s et étudiant·e·s à réfléchir à de nouvelles méthodes plus pertinentes. Plus tard, une deuxième intervenante souligne l’idée selon laquelle les éthiques du care sont traversées par des rapports de pouvoir. De ce fait, il serait, selon elle, impossible de redonner des capacités de care dans ces circonstances. Elle précise que cela serait possible uniquement lorsque les personnes sont à égalité, c’est-à-dire, qu’elles partagent potentiellement des expériences communes, une identité commune. S’ensuit une discussion sur les narrations observées sur les femmes racisées militantes. Une double optique est apportée par la conférencière concernant l’utilisation d’adjectifs tels que “fortes”, “fières”, “dignes”. Ces termes permettent à la fois, la revendication d’un courage censé inverser les représentations de servilité. Cependant, ils conduisent, en même temps, à essentialiser ces femmes et de ce fait à minimiser leurs souffrances. 

Informations

Pour citer cet articleNom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2022. URL :
Autrice Noura Kaspar, étudiante en Bachelor
Contactnoura.kaspar@unil.ch
EnseignementSéminaire Sociologie des masculinités

Par Sébastien Chauvin et Estelle Rothlisberger

© Illustration : Pixabay