Par Sara Lorente Muedra
Si l’on admet que la modernité et les nouvelles formes économiques issues du capitalisme ont imprégné la gestion de nos relations interpersonnelles, et que les nouvelles technologies (telles que les applications de rencontres en ligne), influencent aussi notre rapport aux autres, est-il donc encore possible de créer une relation amoureuse authentique telle que définie par l’héritage romantique ?
L’analyse des relations amoureuses est complexe. Surtout si l’on tient compte de la diversité des perspectives sur l’amour qui coexistent aujourd’hui. Afin d’analyser les conséquences du capitalisme sur nos relations interpersonnelles, on va partir de l’idée de « l’idéal amoureux romantique ». Cet idéal sera compris tout au long du texte comme une relation intersubjective qui implique la connexion entre deux êtres interdépendants et dans laquelle il y a une attente de réciprocité et une ouverture du sujet à l’autre qui exclut l’égocentrisme et l’égoïsme (Drögue et Voirol, 2011 : 340).
Cette analyse porte sur l’impact du système capitaliste et de la technologie sur les relations interpersonnelles. Les changements sociaux induits par les transformations économiques liées à l’industrialisation favorisent la commercialisation de l’amour, du corps et de la sexualité, donnant lieu à des relations marquées par la superficialité et la consommation incessante de corps. Malgré cela, la recherche d’un lien authentique persiste et déçoit de nombreuses personnes. Sommes-nous confrontés à une crise des relations interpersonnelles ? La tension entre les principes du marché et les aspirations romantiques soulève des questions sur la nature fondamentale de nos relations à une époque marquée par le capitalisme. La question demeure : résisterons-nous à l’emprise du capitalisme sur nos liens humains ou la connexion authentique avec l’autre restera-t-elle un phénomène isolé, anecdotique et exceptionnel ?
Une conception de l’amour romantique qui, bien qu’héritée du romantisme du 19e siècle et de la petite bourgeoisie du 20e siècle, fait encore partie de l’expérience amoureuse de nombreuses personnes, en particulier d’une grande partie des femmes, dont la socialisation primaire est encore imprégnée de cette conception des relations amoureuses.
L’illusion du choix individuel, le comportement des consommation et la technologie de l’internet : le cocktail Molotov de la société moderne !
Le développement de l’industrialisation et de la mondialisation a généré de nouvelles dynamiques économiques et sociales qui entrent en contradiction aux normes établies par les communautés précédentes. Cette désynchronisation entre les normes établies et les nouvelles inerties générées par le capitalisme entraînent une perte de cohésion sociale et un sentiment de désorientation et vacuité dans la vie des individus. Un phénomène de la modernité qui conditionne nos relations interpersonnelles et que Durkheim définissait comme « anomie sociale ». Selon Eva Illouz, sociologue et écrivaine franco-israélienne, l’anomie sociale et l’incertitude émotionnelle qui caractérisent notre époque sont le résultat de l’intersection de trois phénomènes : la croyance dans le choix individuel, le comportement des consommateurs sur le marché et l’impact de la technologie internet (Illouz, 2020:14).
Désir indéterminé et corporéité, une boucle qui alimente la sphère des loisirs et de la consommation: l’origine des « relations négatives ».
Un nouveau modèle de sexualité s’installe dans toute la société autour des années 1960. La croyance dans le choix individuel, ancrée dans l’idée que l’amour n’a pas besoin d’être dirigé exclusivement vers le divin, atteignait son apogée lorsque le choix sexuel était culturellement validé sur la base de critères subjectifs. Cette situation, combinée à la perte d’autorité des familles et des communautés traditionnelles, offrait au marché la possibilité de combler le vide social par un processus d’émancipation et d’autonomie. Une liberté et une possibilité de choix fortement influencées par le marché de la consommation.
Mais dans nos sociétés modernes, l’idéologie du « libre choix » est problématique car elle ne permet pas à l’individu de décider. Le désir individuel moderne, le désir « anomique », est un désir qui a beaucoup de mal à chercher un objet avec un but précis. C’est un désir qui ne conduit pas à l’engagement car, influencé par des logiques marchandes, est incapable de créer les conditions psychiques nécessaires pour désirer un seul objet. C’est un désir impatient, hyperactif et insistant : insatiable (Illouz, 2020:49). C’est le désir d’un individu sans détermination affective, égocentrique, diffus, vague, ambivalent et irrésolu, pour qui le corps devient le lieu du plaisir et de la satisfaction. Un corps hédonique qui deviendra le centre d’une force culturelle aux répercussions considérables : la sphère des loisirs et de la consommation du temps libre, dans laquelle, en effet, le corps féminin sera beaucoup plus exposé que le corps masculin.
Dès le début du XXe siècle, les industries visuelles ont commencé à utiliser des images de corps séduisants pour stimuler le désir chez leurs spectateurs. Ce déplacement de la sexualité de la sphère intime à la sphère de la consommation fait de la sexualité une marchandise comme une autre. De plus, avec la sursexualisation du corps des femmes dans les industries visuelles, la généralisation du sexe occasionnel et la mystification de la beauté, les relations interpersonnelles se rigidifient par rapport à la position de chaque sexe dans la dimension romantique et sexuelle. Cette rigidité des rôles de genre dans les relations interpersonnelles seront des éléments utilisés par le patriarcat et le capitalisme pour configurer le capitalisme scopique, ou capitalisme visuel, centré sur l’écran, sur l’image (Illouz, 2020 : 84).
En conséquence, de toutes ces transformations socio-économiques et culturelles, la sexualité est transformée en une pratique de consommation, prenant la forme d’une marchandise et réduisant les personnes à leur valeur orgasmique. Le capital sexuel et relationnel sera concentré sur le fait d’avoir un corps désirable, en adoptant la perspective masculine comme référence universelle (Illouz, 2020 : 108). Cela conduit à la création de « relations négatives », dans lesquelles il est difficile pour le sujet d’établir des liens significatifs, car les objectifs relationnels sont diffus et indéfinis. De même, et grâce à Internet, il existe une marchandisation de nos corps qui conduit à des rencontres sexuelles sous la logique du marché, sublimant la totalité de l’individu à des images de consommation qui, comme dans Tinder, permettent d’évaluer visuellement les individus (Illouz, 2020 : 96).
Dans ce contexte sombre où les frontières de l’amour et du marché s’entremêlent, la question se pose : est-il encore possible de connecter profondément avec l’autre ?
Amour et marché : une tension fondamentale non résolue.
Alors que l’amour romantique se fonde sur un lien solide avec l’autre, sur l’unicité et l’irremplaçabilité; les principes du marché impliquent des relations impersonnelles dans lesquelles émerge un sujet isolé, calculateur, intéressé et compétitif. Cependant, ni les principes de l’amour ni ceux du marché ne correspondent toujours aux pratiques quotidiennes. Les relations marchandes ont également une dimension symbolique et affective qui doit être prise en compte, tout comme les relations amoureuses ont une dimension économique. Les changements sociaux et économiques induits par le capitalisme transforment et transcendent les sphères de l’amour et du marché en nous montrant la perméabilité de ces deux sphères, donnant lieu à une « tension fondamentale non résolue » au cœur de nos sociétés modernes (Drögue et Voirol, 2011 : 342).
La large liberté de choisir un partenaire dans ces « médias néo-romantiques »1 – tels que Tinder ou Bumble – font de leurs utilisateurs des acteurs économiques qui s’inscrivent dans les formes modernes de consommation. Byung-Chul Han affirme que dans les sociétés actuelles, en matière d’amour, « toute intervention coûteuse qui pourrait conduire à une vulnération est évitée » et ajoute que « les énergies libidinales, comme les investissements en capital, sont dispersées entre de nombreux objets afin d’éviter une perte totale » (Han, 2023 : 57)2. Les applications de rencontre en ligne, cependant, nourrissent également l’idéal romantique de l’amour évoquée précédemment. Selon Drögue et Voirol, dans les premières étapes de la relation « néo-romantique », il existe des mécanismes d’ajustement de la structure de la réalité de chaque sujet pour développer une vision partagée du monde. Mécanismes capables de créer des liens interpersonnels intimes grâce à (ou malgré) ces applications. Bien que sublimé et imbriqué dans les stratégies lucratives du système capitaliste, le frisson et l’excitation de la connexion avec l’autre restent – selon les auteurs – le moteur de nombreux utilisateurs dont l’objectif est de dépasser l’échange physique de la rencontre sexuelle occasionnelle pour atteindre un niveau émotionnel plus profond et plus durable. La reconnaissance, ce processus intersubjectif par lequel deux subjectivités se rencontrent et se reconnaissent, la capacité à identifier pleinement l’autre, existe a priori dans les applications de rencontres en ligne et dans la manière dont nous nous engageons dans des relations aujourd’hui.
Le capitalisme scopique et ses répercussions sur l’expérience amoureuse des femmes: Une perspective féministe.
Cependant, si l’on considère que les frontières entre l’amour et le marché sont perméables, la priorité donnée au corps devrait se diluer devant le besoin ou le désir intrinsèque des individus de se reconnaître dans certains cas. Mais de plus en plus intensément, « l’évaluation visuelle imprègne la rencontre amoureuse et conditionne sa consommation » (Illouz, 2020 : 166). Face à cette priorisation de la corporalité, Nina Power, philosophe anglaise, s’interroge : « et si l’auto-marchandisation des individus était bel et bien totale (…) ? Et s’il n’existait plus de décalage entre le domaine intérieur des désirs, des souhaits et des fantasmes, et la présentation extérieure de soi en tant qu’être sexuel ? Si l’image était désormais la réalité ? » (Power, 2010 : 58). Le fait de réduire la complexité humaine à sa propre image est a priori inquiétant, mais, en plus, le capitalisme scopique qui résulte de cette valorisation de l’image place les femmes en particulier dans une situation de plus grande vulnérabilité que les hommes. En plus de souffrir de la marchandisation et réification de leur corps de manière plus intense, la socialisation primaire des femmes souvent basée sur le « care » et l’importance accordée aux relations, conditionne leur expérience.
Les femmes sont particulièrement désavantagées dans ces nouveaux modes de relation car elles sont plus susceptibles que les hommes de basculer dans le registre de l’émotionnel lorsqu’elles entament une relation et donc, de subir les conséquences de l’incertitude provoquée par ce désir anomique, vague, difus et ambigu qui caractérise nos sociétés et qui empêche la création de relations plus stables.
Capitalisme, technologie et patriarcat. Et alors ?
Au-delà de l’influence du capitalisme, de la technologie et des inégalités de genre dérivées du patriarcat dans nos relations interpersonnelles, les individus cherchent-ils à se trouver d’une manière qui ne soit pas toujours utilitaire ou si superficielle ? Le besoin de se connecter aux autres est-il un phénomène de nature collective ou plutôt quelque chose de plus en plus isolé et exceptionnel ? Ce qui est certain, c’est que la technologie, le capitalisme et le patriarcat ont modifié des aspects fondamentaux de la perception et de l’expérience amoureuse, transformant les perceptions subjectives du soi, du corps, de la sexualité et de la réalité, et que de nouveaux défis théoriques émergent dans la psychanalyse, la sociologie et la philosophie pour comprendre ces changements. La question reste ouverte : serons-nous capables de résister à l’assaut sauvage du capitalisme sur nos relations interpersonnelles, ou la connexion authentique avec l’autre sera-t-elle davantage un phénomène isolé, anecdotique et exceptionnel ?
Références
1DRÖGE, Kai & VOIROL, Olivier (2011). ‘Online dating: the tensions between romantic love and economic rationalization’. Zeitschrift für Familienforschung, 23(3), 337-357.
2HAN, B.C. (2023). La salvación de lo bello (A. Ciria, Trad. ; 2e éd.). Herder Editorial. (Œuvre originale publiée en 2015)
ILLOUZ, Eva. (2020). El fin del amor. Una sociología de las relaciones negativas. Buenos Aires, Katz Editores. (Œuvre originale publiée en 2018)
POWER, N. (2010). La Femme unidimensionnelle (N. Viellescazes, Trad.). Les Prairies ordinaires. (Œuvre originale publiée en 2009)
Informations
Pour citer cet article | Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2022, consulté le XX mois 2023. URL : |
Auteur·ice | Sara Lorente Muedra, étudiante de Master |
Contact | sara.lorentemuedra@unil.ch |
Enseignement | Cours Médias, communication et culture: théories critiques Par Olivier Voirol et Valentine Girardier |