La reconnaissance du « viol comme arme de guerre » : intérêts, réflexions et limites

Suite aux conflits ethniques qui se sont déroulés en Bosnie dans les années 1990, le phénomène du « viol comme arme de guerre » a acquis une reconnaissance internationale. Émergés en tant que pratique exercée systématiquement, les viols ont désormais été reconnus en tant que résultats d’une stratégie politique.

Par Debra Lanfranconi

La reconnaissance du viol en temps de combat en tant qu’institution politique

Le phénomène du viol de masse a connu un essor après la seconde guerre mondiale, en faisant des femmes les victimes intentionnelles des guerres. Cependant, ce n’est qu’à partir du conflit en ex-Yougoslavie, débuté en 1991, que la conception du « viol comme arme de guerre » a surgi en tant que telle2. Les dossiers issus du terrain ont mis en évidence le phénomène avec le caractère spécifique de sa systématicité, ce qui a permis une conséquente reconnaissance et un traitement de la question au niveau international : la qualification, en 2008, du « viol comme crime de guerre, crime contre l’Humanité ou comme acte constitutif du crime de génocide » par l’ONU3. La reconnaissance des viols en tant que pratique exercée systématiquement a également relevé leur politisation, à savoir leur inscription à l’intérieur d’une stratégie politique.

Les viols étant effectués au service d’un plan militaire particulier, ils ne constituent donc plus uniquement des pratiques, aspects ou des effets périphériques, indésirables ou inévitables du combat2. Afin de comprendre la logique de l’utilisation de la torture sexuelle à l’égard des femmes au service d’un projet militaire spécifique, il est nécessaire de se pencher sur le but des conflits ethniques.

La construction symbolique du corps féminin et son instrumentalisation selon les buts des conflits ethniques

Loin de se contenter de la défaite physique de l’armée adversaire, la communauté qui exerce le contrôle sur la zone aspire, lors des affrontements ethniques, à une véritable « destruction / déconstruction »4 de la culture des ennemis. Le but de ces conflits étant, en effet, l’élimination des traces de la présence d’une communauté, l’effacement d’une mémoire historique, mais surtout la destruction d’une identité culturelle collective2.

Dans cette logique de destruction, les femmes détiennent un rôle particulier. Leur corps étant souvent symboliquement conçu comme représentant de la Nation toute entière – il nous suffit de penser à la Marianne française ou à la Statue de la Liberté aux États-Unis, le viol renferme en soi une atteinte envers l’ensemble de la communauté, contre l’intégrité physique, culturelle et sociale du groupe dans son ensemble4. De plus, le rôle des femmes a toujours été qualifié de « ressource reproductive », épouses et mères dans la sphère privée3, également au service de la Nation. Selon cette conception, les agresser revient à interrompre la continuité de la société qu’elles assurent.

Le viol, dans cette perspective, constitue un « meurtre identitaire spécifique »2 qui vise à affecter l’espace de reproduction d’une communauté entière. La conséquence ultime de ces attributions de significat a été l’utilisation du viol dans les conflits ethniques comme moyen de polluer l’identité ethnique du groupe adverse, à travers le phénomène des grossesses forcées. En contaminant les victimes avec leur sperme, les agresseurs opèrent une double invasion : une entrée physique forcée dans le corps d’une part4, un envahissement symbolique de l’identité d’autre part5.

Le pouvoir des hommes sur les femmes 

L’analyse de la torture sexuelle envers les femmes au travers des significations qui leur sont attribuées lors des conflits ethniques met en évidence l’instrumentalisation du corps des victimes. Cette instrumentalisation s’insère dans le cadre de stratégies politico-militaires spécifiques et est effectuée en tant que moyen servant à détruire l’ensemble de la communauté ennemie.

Pourtant, la reconnaissance des viols systématiques dans les conflits armés contribue avant tout à mettre en évidence le phénomène « en tant qu’instrument d’une stratégie de guerre, et non comme violence masculine, significative d’un rapport de domination »6. En reconnaissant les agresseurs en tant que membres d’une communauté qui en attaquent une autre, l’on empêche la prise de conscience du fait que le viol reste toujours un acte de violence fait aux femmes par les hommes1. Si les femmes sont, d’une part, des « représentantes du groupe ethnique » à détruire afin d’affecter la communauté adverse, elles sont bien, d’autre part, des ennemies en tant que telles6.

Le viol, pas qu’une arme de guerre

Néanmoins, la conception du « viol comme arme de guerre » se révèle avoir des limites.

Premièrement, cette notion fournit une image de ce supplice en tant que dommage physique momentané, dans le contexte spécifique de belligérance. Or, la violence subie, pour les victimes, ne prend pas fin avec l’arrêt du combat. Les multiples et considérables conséquences à long terme, pouvant être regroupées sous le terme de « polytraumatisme »7, se prolongent dans l’après-guerre et incluent des séquelles physiques, psychologiques, des grossesses ainsi que des souffrances sociales telles que le divorce ou l’ostracisme3.

L’accent posé sur le contexte public des conflits contribue largement à invisibiliser, minimaliser et banaliser les autres types d’agressions subies à l’intérieur de la sphère privée.

De plus, l’accent posé sur le contexte public des conflits contribue largement à invisibiliser, minimaliser et banaliser les autres types d’agressions subies au sein de la sphère privée. Pour de nombreuses femmes, en effet, le viol ne se « limite » pas au contexte de combat, mais est présent dans la vie quotidienne en tant que moyen ordinaire, par les hommes, de les apeurer et les dominer. La distinction entre temps de guerre et temps de paix perd alors toute sa pertinence6. Dans cette optique, la reconnaissance des viols comme arme de guerre pose problème car elle masque la continuité de la violence – ou, autrement formulé – des violences ordinaires commises à l’égard des femmes.

Pour conclure, il convient, ainsi, d’invertir le schéma. Au lieu de prendre en tant que point de départ la sensibilisation du viol dans des contextes de guerre, il serait plus pertinent d’être conscient du fait qu’il y a des agressions sexuelles dans l’illusoire temps « de paix ». En effet, c’est précisément à partir de ces violences impunies et tacites qu’une telle stratégie politico-militaire en temps de guerre peut être construite. 

Notes

1 Lors de conflits ethniques ou civils, des viols envers les hommes sont également commis. La formulation de cette phrase ne souhaite en aucun cas ne pas tenir compte de cette réalité. Toutefois, le but de l’article étant de se focaliser sur les rapports de domination des hommes envers les femmes, ces cas n’ont pas été inclus dans l’article.

Références

2 Nahoum-Grappe, V. (1999). Guerre et différence des sexes, les viols systématiques en Ex-Yougoslavie, 1991-1995. Dans A. Farge et C. Dauphin (Eds.), De la violence et des femmes (pp. 175-204). Paris : Pocket.

3 Fargnoli, V. (2012). Viol(s) comme arme de guerre. Paris: L’Harmattan

4Seifert, R. (1996). The second front: The logic of sexual violence in wars. Women’s Studies International Forum, 19(1-2), p. 38.

5Nahoum-Grappe, V. (1997). La purification ethnique et les viols systématiques. Ex-Yougoslavie 1991-1995. Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 5, 163-175.

6 Masson, S. (1999). Le viol en temps de guerre : crime ou bavure ? Avancées et résistances de la condamnation du viol contre les femmes. Nouvelles Questions Féministes, 20(3), p. 66.

7 Nahoum-Grappe, op. cit., p. 180.

Informations

Pour citer cet article Nom Prénom, « Titre ». Blog de l’Institut des sciences sociales [En ligne], mis en ligne le XX mois 2021, consulté le XX mois 2021. URL :
AutriceDebra Lanfranconi, Diplômée en Politique et Management Publics en 2021, Bachelor en sciences sociales
Contactdebra.lanfranconi@bluewin.ch
EnseignementCours Introduction aux études genre et aux théories féministes (Automne 2015)

Nadia Lamamra et Glòria Casas Vila

© Illustration : Kaique Rocha, Pexels