Un juif israélien spécialiste du Coran, c’est une rare équation incarnée par Meir Bar-Asher, professeur de l’Université hébraïque de Jérusalem, récipiendaire à l’UNIL, lors du Dies academicus 2022, d’un doctorat honoris causa sur proposition de la Faculté de théologie et de sciences des religions. Rencontre.
On le retrouve dans le jardin de l’Hôtel Alpha Palmiers à Lausanne, détendu et très calme en dépit du sujet épineux qui l’occupe depuis tant d’années, la cohabitation entre juifs et musulmans en Israël. « D’ici à ce qu’une situation paisible comme celle de la Suisse s’installe dans mon pays, cela prendra encore quelques siècles, en tout cas je ne verrai pas cela de mon vivant, mes enfants non plus », esquisse-t-il.
Professeur d’arabe et d’études islamiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, fréquemment invité à l’École pratique des hautes études de Paris et à d’autres instituts académiques en Europe, Meir Bar-Asher est de ces interlocuteurs précieux pour dépasser les clichés sur des réalités dont nous ne connaissons en Europe que des bribes. Son plus récent livre écrit en français (paru aussi en anglais et en italien) est intitulé Les Juifs dans le Coran (Albin Michel, 2019).
Né au Maroc en 1955 dans une famille juive parlant l’hébreu et le dialecte arabo-marocain de la région du Tafilalt au sud-est du Maroc, il a rapidement appris l’arabe littéraire, puis le français, « langue d’une grande culture que j’adore ». Il est l’illustration même de cette sagesse qui veut que le spécialiste d’un sujet devrait aussi au moins un peu l’aimer. On le suit d’autant plus volontiers, fût-ce en imagination, dans les pages du Coran ou dans ces villes israéliennes que l’on devine si poignantes et vibrantes.
Plongeons tout de suite dans le vif du sujet : que signifie Coran créé et incréé ?
Pour le courant rationaliste, qui suit la doctrine de l’école théologique mu‘tazilite, qui n’existe aujourd’hui que partiellement et dans les marges de l’islam, par exemple chez les chi‘ites duodécimains et zaydites, le Coran a été créé sur la base d’une révélation divine. L’opinion prédominante actuelle vient de l’école sunnite ach‘arite, selon laquelle le Coran est éternel comme Dieu lui-même, il est incréé (ghayr makhlouq) et a donc toujours existé ; selon ce point de vue il n’y a pas d’antériorité de la Bible, elle-même inspirée par un texte commun divin, « la mère » ou l’archétype de tous les livres saints (oumm al-kitâb), dont le Coran rédigé en arabe serait le plus fidèle reflet, d’où sa supériorité. Cette langue est considérée divine, et alors même qu’il y a dans la sphère musulmane des littératures turque, indienne ou persane très importantes, personne n’oserait discuter la sainteté et la supériorité du Coran et de la langue arabe. Il est vu comme miraculeux et inimitable.
Quand même, le judaïsme précède bien l’islam dans cette région où flotte aujourd’hui le drapeau d’Israël…
Certains nient cette approche car pour eux les juifs du passé, expulsés par la volonté divine, ont définitivement perdu leur rapport privilégié avec la Terre sainte. Les autres peuples sont arrivés et, dans cette perspective islamique, un pays conquis par l’islam fait partie des conquêtes sacrées (al-foutouhât) et reste musulman, ou est appelé à le redevenir, la péninsule ibérique par exemple. Le djihad est un effort calculé, on ne va pas le faire si les chances sont trop minces et les risques trop élevés, mais l’espoir demeure qu’un jour pratiquement toute la Terre deviendra musulmane. Le problème d’Israël, du point de vue islamique, c’est que l’islam est destiné à contrôler les autres religions, spécialement les juifs et les chrétiens avec le statut protégé mais soumis de la dhimmitude, sauf que le christianisme a été une force et une vraie concurrence durant toute l’histoire de l’islam tandis que le judaïsme n’avait pas de pouvoir politique. Que cette minorité israélite puisse avec le sionisme, dès la fin du XIXe siècle, et d’autant plus depuis la création de l’État d’Israël, dominer une minorité musulmane est tout simplement insupportable pour les musulmans radicaux, du point de vue religieux mais aussi politique. La haine envers Israël, que l’on peut constater dans les livres, les films et les sermons dans tout le monde arabe et islamique, se nourrit notamment de ces représentations. En somme, ça arrangerait bien les musulmans si les israélites repassaient sous le contrôle musulman, à savoir reprenaient leur statut de dhimmîs. Cela dit, beaucoup d’Arabes préfèrent rester sous contrôle israélien, car ils savent la différence entre une démocratie et une dictature, même s’ils n’osent pas trop en parler.
Mais à nouveau les juifs déçoivent, si j’ose dire, ils ne veulent ni renoncer au judaïsme face au christianisme ni abandonner aujourd’hui leur souveraineté politique sur Israël. Ils déçoivent et en paient le prix fort à travers les siècles : la victime serait donc coupable ?
Que les juifs déçoivent Dieu, il ne faut pas chercher très loin pour trouver ce motif qui est dans la Bible ainsi que beaucoup de sources juives postbibliques. Les musulmans ont appris cela des grands prophètes d’Israël comme Jérémie, Ézéchiel, Ésaïe, qui reprochent leur expulsion divine à leurs coreligionnaires. Or parmi les grands maîtres de Mahomet il y avait des savants juifs convertis, mentionnés fréquemment dans les sources historiques et religieuses musulmanes. Dans le Coran sont souvent évoqués des sages juifs et on relève beaucoup de convergences entre les deux traditions. Par exemple, les musulmans sanctifient Jérusalem, d’où cela vient-il ? Une grande partie de l’histoire de l’islam intègre ces idées venues du judaïsme et reconnaît l’existence du temple de Salomon, puis du second temple juif à Jérusalem, construit en 586 (avant l’ère chrétienne) après le retour de l’exil en Babylone ; mais beaucoup participent aujourd’hui à une relecture de l’histoire et on entend une expression comme « le soi-disant temple » (al-haykal al-maj‘oum),prétendant qu’aucun temple juif n’existait dans toute l’histoire de Jérusalem, ce qui témoigne hélas d’une radicalisation du conflit, alors qu’il y a dans l’histoire de l’islam un fort attachement aux sources juives et chrétiennes.
Votre connaissance approfondie de l’islam vous encourage-t-elle ?
Je ne crains pas l’islam, c’est-à-dire que je ne souffre pas de ce phénomène que certains aiment définir de nos jours comme «islamophobie». Je rappelle que seule une minorité de musulmans créent la peur. Le Coran délivre un message spirituel et moral avec des passages très proches de la Bible. Ce n’est pas un texte antisémite, même si on ne peut pas nier qu’il contient de versets qui peuvent nourrir la haine vers l’autre, y compris les juifs et les chrétiens, ni d’ailleurs projuif. La revendication d’une supériorité religieuse se retrouve dans le christianisme, par exemple, les chrétiens ont prétendu eux aussi être le Vrai Israël (en latin : Verus Israel) et c’était, par exemple, le sens des Croisades, même si on a vu dans le christianisme une ouverture à l’autre depuis la période moderne. Une des particularités de l’islam est son conservatisme, d’où cette tension avec la modernité. Les débats qui ont agité cette religion à l’époque médiévale perdurent aujourd’hui. Beaucoup de choses peuvent s’expliquer par ce conservatisme. Par exemple, il y a dans le Coran une domination des hommes sur les femmes. Mais il faut dire que même dans les pays musulmans les plus conservateurs il y a des femmes qui vivent leur vie hors de cette tradition islamique rigoriste.
Israël n’est pas un pays laïque, n’est-il pas trop laxiste envers certaines manifestations de l’islam ainsi qu’envers un intégrisme juif qui monte lui aussi ?
La laïcité, vous le savez, laisse vivre les religions indépendamment du politique, en ce sens c’est ce que fait Israël, où les musulmans peuvent diriger leur vie personnelle selon la religion islamique. Sans craindre l’islam, je suis préoccupé par les manifestations d’un extrémisme politique qui manipule les textes religieux, des deux côtés, en effet. J’ai dit que les problèmes purement politiques étaient plus faciles à résoudre que les conflits religieux. Je ne veux pas être pessimiste, mais on a rendu religieux le conflit arabo-israélien et c’est une vague qui n’est pas nouvelle mais qui revient très fort en chauffant violemment les esprits aujourd’hui. À Jérusalem, le contrôle religieux des lieux saints musulmans – tout particulièrement dans l’esplanade du Temple (ou ce qu’on appelle al-haram al-sharîf, «le noble lieu sacré») – est laissé aux mains des musulmans, c’est dans la loi (qu’on nomme «Le Statu Quo»), à condition que ce pouvoir religieux respecte les pèlerins juifs et chrétiens. Le pouvoir politique israélien n’intervient que s’il y a un problème de sécurité, or d’un côté comme de l’autre des radicaux veulent pousser ce conflit vers le religieux, créant ainsi de gros problèmes.
Qu’en est-il du gouvernement actuel en Israël ?
C’est un gouvernement qui fait presque l’impossible, avec beaucoup de tensions internes entre des partis qu’on n’aurait pas imaginé pouvoir travailler ensemble, mais ils sont unifiés par la volonté que Netanyahou ne revienne pas au pouvoir politique. Comme je vous l’ai dit, l’idéal helvétique n’est pas encore à notre portée.
Meir M. Bar-Asher, Les Juifs dans le Coran, Paris, Albin Michel, coll. Présence du judaïsme, 2019, 281 p.