Fondé en 1989, à une époque où les IA relevaient de la science-fiction, le CTL a encore de beaux jours devant lui, assure Irene Weber Henking, sa directrice. Rencontre.
Irene Weber Henking, comment le CTL a-t-il vu le jour ?
Le professeur Walter Lenschen, un germaniste spécialiste du Moyen Âge et de la linguistique, en a eu l’idée, s’inspirant de ce qui existait déjà à Arles et à Straelen, au nord de l’Allemagne. Il voulait créer une sorte de village olympique des langues à l’UNIL, campus qui lui paraissait très multilingue. La Ville de Lausanne lui a aussitôt accordé son soutien – c’est encore le seul institut à bénéficier d’une telle aide.
Quelles ont été ses premières activités sur le terrain ?
Le centre a vite organisé des cycles de conférences essentiellement en allemand et français. Walter Lenschen a aussi lancé le Prix lémanique de la traduction ainsi qu’une série de publications, en collaboration avec Gilbert Musy, traducteur de Matthias Zschokke et Erica Pedretti notamment.
Puis tout bascule en 1999…
Oui, Walter Lenschen prend sa retraite et Gilbert Musy décède. Après ma nomination comme professeure, j’assure le relais avec pour mission, outre celle de diriger le CTL, d’enseigner la traductologie – une discipline qui n’existait pas à l’époque ! Aujourd’hui, nous sommes plusieurs à faire vivre le CTL. Camille Luscher s’occupe de la médiation et plusieurs personnes sont actives dans la recherche.
Cela témoigne-t-il d’une évolution dans la manière de considérer la profession ?
Oui, entre la fin du XXe et le début du XXIe siècle, la traduction littéraire devient un champ de recherche académique. Grâce à des études anglo-saxonnes, le métier est valorisé : on parle de translator as a writer – autrement dit, on envisage la traduction comme une création à part entière. D’ailleurs, en Suisse, les traductrices et traducteurs font désormais partie de l’association des autrices et auteurs.
Tout ceci explique-t-il le succès du CTL ?
Le centre est en effet devenu un pôle d’excellence pour la recherche et la pratique de la traduction littéraire à l’UNIL. Traduire est un acte de création littéraire très apprécié par les étudiantes et étudiants. Beaucoup s’inscrivent en lettres par intérêt pour la lecture et l’écriture, mais se sentent souvent un peu à l’étroit dans le monde de la rédaction académique, très normée.
Parmi toutes vos activités – vous organisez une quarantaine d’événements chaque année, des lectures aux publications en passant par une participation à des festivals – il y a aussi le Programme Gilbert Musy…
Oui, il me tient très à cœur ! Nous l’avons créé pour lui rendre hommage et il est unique en Europe. Nous offrons une résidence de deux mois au château de Lavigny à un traducteur littéraire dont la personne et le parcours démontrent l’importance de ce savoir-faire. Il donne une masterclass, des conférences, participe à des séminaires. Il dispose en outre d’un mois pour travailler sur un projet. Cette année, c’est Dominique Nédellec qui en bénéficie.
On sait que c’est un sujet qui fâche, mais abordez-vous la question de l’intelligence artificielle au CTL ?
Nous sommes obligés de nous positionner. Dans l’enseignement, nous mettons l’accent sur le fait que, certes, on peut faire beaucoup avec une IA, mais que cela ne permet pas forcément de gagner du temps. Les algorithmes s’en sortent mieux avec des textes normés, comme la fantasy, mais la version finale exige toujours une relecture.
Cependant, et c’est plus grave, l’IA pose des questions juridiques et éthiques. Quid de la protection des droits d’auteur ? Et de quoi les « biotraducteurs » – comme on appelle désormais ceux « en chair et en os » – vont-ils vivre ?
Tout ceci se traduit-il par une baisse de fréquentation ?
On en a observé une juste après la pandémie – elle a d’ailleurs touché une partie de la faculté –, mais tout est revenu à la normale. Ce qui est plutôt bon signe.
Le programme des festivités
Les 7 et 8 juin, La Grange célébrera les 35 ans du CTL. Outre la remise du Prix lémanique de la traduction le vendredi soir, on pourra assister à des conférences et des discussions ainsi qu’à des ateliers. L’occasion de s’initier aux finesses de la traduction de mangas, de s’essayer au pitch de son roman préféré ou d’apprendre les secrets de la lecture à haute voix. À ne pas manquer le samedi, une comparaison des différentes interprétations de Moby Dick façon « disques en lice » et un karaoké – ou comment traduire les chansons. Les détails sur www.unil.ch/ctl/35ans. Le Centre de traduction littéraire de Lausanne accueillera Dominique Nédellec, lauréat du Programme Gilbert Musy 2024. Traducteur de plus de 70 titres d’auteurs portugais, brésiliens, angolais, il est la voix en français d’António Lobo Antunes (dont le dernier ouvrage traduit, L’autre rive de la mer, vient de paraître chez Christian Bourgois Éditeur), mais aussi d’Eça de Queirós, Fernando Pessoa, José Saramago, sans oublier le prolifique créateur de mondes Gonçalo M. Tavares. Dominique Nédellec sera en résidence au château de Lavigny jusqu’au 30 juin.