Juste après la décision officielle du Conseil fédéral, le professeur René Schwok revient pour l’uniscope sur l’histoire de l’accord-cadre désormais enterré et, plus généralement, sur l’état de nos relations avec l’UE. Nous l’avons rencontré après son intervention dans le cadre de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe.
Professeur à l’Unige (Global Studies Institute et Département de science politique et relations internationales), René Schwok propose une quatrième édition de son ouvrage Suisse – Union européenne, l’adhésion impossible ? dans la collection Savoir suisse (éditions PPUR). Il s’agit d’un brillant éclairage sur l’histoire déjà longue des relations complexes et originales entre un petit pays, planté entre l’Italie, la France, l’Allemagne, l’Autriche et le Liechtenstein, et une organisation supranationale née dans les années 1950 et connue, depuis le traité de Maastricht en 1993, sous le nom d’Union européenne. Le paradoxe veut que les citoyens helvétiques participent plus que d’autres à la réflexion européenne, s’étant prononcés pas moins de 18 fois sur cette question depuis l’acceptation par le peuple et les cantons de l’accord de libre-échange de 1972. Et qui a oublié le «dimanche noir» de Jean-Pascal Delamuraz le 6 décembre 1992 (refus en votation populaire de l’adhésion à l’EEE) et la période de stagnation économique qui s’ensuivit ?
René Schwok, vous dites que l’Europe est une contribution à la paix, à la solidarité et à la prospérité, mais pour certains ce serait plutôt la tyrannie de l’Allemagne, l’affairisme et les inégalités…
On peut parler d’une Europe sociale de marché, qui comprend des éléments libéraux mais aussi de redistribution. Les barrières ont été levées pour favoriser les échanges mais il y a beaucoup de régulations et de mécanismes en faveur des régions pauvres ou des agriculteurs, par exemple. On a donné 350 milliards d’euros à la Grèce, une aide qui va certes principalement aux banques franco-allemandes, mais qui permet d’éponger une partie des dettes de la Grèce. On a aussi allégé le payement des intérêts de l’autre partie et différé certains remboursements… aux calendes grecques, si j’ose dire. Maintenant, tout le monde admet que l’Allemagne exigeait des réformes structurelles trop ambitieuses et que l’on aurait pu agir plus tôt face à cette crise sociale douloureuse. Il ne faut pas non plus oublier une aide de 40 milliards, destinée aux investissements productifs dans ce pays, et que, parmi les 750 milliards d’euros mis à disposition par l’UE suite à la crise du Covid, un pays comme la Grèce en bénéficiera sous forme de dons ou de prêts à intérêts préférentiels. Les Etats les plus riches de l’UE se portent donc bien garants pour les plus pauvres. La crise sanitaire renforce les politiques néokeynésiennes, tant en Europe qu’aux États-Unis. Il me semble vraiment abusif de parler de néolibéralisme quand on observe les sommes colossales qui sont mises à disposition par l’UE et les États pour la relance économique, principalement dans l’environnement et le numérique.
Le Conseil fédéral vient d’enterrer l’accord-cadre ou accord institutionnel, négocié en 2018 mais jamais assumé par nos hautes autorités. Pourquoi cet état de fait ?
En partie la peur de l’UDC, et des syndicats, mais aussi de certains milieux d’affaires, surtout en Suisse alémanique, hostiles aux régulations et craignant une perte relative de leur pouvoir dans un pays si sensible aux lobbies. Le Conseil fédéral ne voulait pas assumer ces coûts politiques internes et s’imagine pouvoir encore tenir quelques années sans résoudre les nouveaux défis posés par l’UE. Ceux-ci ont pour nom : marginalisation des hautes écoles, participation réduite aux programmes scientifiques, risques pour notre futur approvisionnement électrique, nouveaux obstacles pour les exportateurs d’instruments médicaux (secteur d’avenir qui représente 2,8% de notre PIB, un taux quasi équivalent à celui du tourisme). En fait, la politique de procrastination du Conseil fédéral a constitué une erreur. En effet, les accords bilatéraux deviendront obsolescents sans une reprise du droit de l’UE qui évolue avec le temps. Reprise qui se voulait « dynamique » selon l’accord-cadre, et non automatique, préservant donc la possibilité de lancer un référendum.
Quels étaient les points les plus problématiques pour le Conseil fédéral?
Il y en avait trois. Au début, le Conseil fédéral les avait présentés comme de simples demandes d’éclaircissement. Depuis, il les avait transformés en lignes rouges. À mon avis, il s’agissait essentiellement de faux problèmes pour lesquels il existait des solutions. Premièrement, sur la question des aides d’État, certains cantons s’inquiétaient de ne plus pouvoir soutenir leurs barrages. Mais comment croire cela alors que l’UE et les Etats membres veulent investir massivement dans les énergies renouvelables ? Si on pense en outre aux banques cantonales, de tels modèles existent aussi en Autriche ou en Allemagne…
Deuxièmement, concernant le problème des travailleurs détachés par des entreprises européennes qui pratiquent parfois du dumping salarial, je rappelle que le cadre juridique a radicalement changé depuis que l’UE a adopté une nouvelle directive 2018/957 qui consacre désormais le principe « à travail égal, rémunération égale sur un même lieu de travail ». Par conséquent, la Cour de justice de l’UE ne peut plus statuer en faveur des entreprises et doit refléter ce nouveau droit devenu plus social. Il y a eu et il y a des abus dans trois secteurs plus particulièrement concernés (les ouvriers agricoles, la construction et l’hôtellerie-restauration), mais on pouvait accroître les inspections sur le terrain pour compenser l’abandon prévu de la caution servant de garantie. Au passage, ces contrôles renforcés permettraient de mieux combattre la plaie du travail au noir…
La troisième ligne rouge concernait une directive sur «les droits des citoyens européens»… Là c’était une partie de la droite qui agitait le spectre du « tourisme social ». Encore un faux problème ?
Oui, il ne s’agissait que d’accorder quelques droits sociaux supplémentaires aux citoyens européens ; par exemple, ceux qui ont déjà un travail en Suisse auraient eu, en cas de perte d’emploi, de meilleures indemnités de chômage qu’aujourd’hui. Il ne s’agissait pas d’accorder des droits civiques. C’est pourquoi je me suis battu pour qu’on emploie l’expression «droits des citoyens européens» et non pas celle de «droits de la citoyenneté européenne». L’UDC notamment et la droite patronale, surtout alémanique, se sont beaucoup agités autour de cette directive, d’ailleurs même pas mentionnée dans l’accord-cadre! On pouvait certes penser devoir l’appliquer un jour, selon le principe de reprise dynamique du droit de l’UE, mais quand bien même, il n’était question que de 27 millions de francs suisses : vu de Bruxelles, c’était un blocage surréaliste.
Dans votre livre, vous reconnaissez que le coût financier de la voie bilatérale est moindre qu’une adhésion pour la Suisse…
C’est incontestable car un État membre riche doit participer à l’effort de solidarité envers les régions les plus pauvres et certains secteurs sociaux prétérités. Mais je dis aussi qu’une adhésion permettrait d’exercer davantage d’influence sur des législations que la Suisse finit souvent par reprendre, même en dehors de l’UE. Il y a aussi pas mal d’idées reçues sur le fédéralisme. La Suisse est moins centralisée que la France, mais elle l’est bien davantage que l’UE. Elle possède bien une politique étrangère et une défense uniques. Les transports et l’énergie restent largement coordonnés au niveau fédéral, de même que la politique intérieure et la justice. Nous avons sans doute peur de bousculer ce « modèle suisse », cette identité politique façonnée par l’histoire. Cela expliquerait notre cheminement à la fois amical et réticent vis-à-vis de notre si proche partenaire européen.
Suisse – Union européenne, l’adhésion impossible ? Par René Schwok, collection Savoir suisse (Éditions PPUR), 4e édition, 2021.